Réflexions sur l'inégalité de ressources, le déficit de reconnaissance, "la greffe qui n'a pas pogné" et l'art de prendre soin

La fameuse question de la "ressource"

Dans sa chronique "Au-delà du conflit de personnalités", le chroniqueur Paul Journet prétend que pour bien comprendre la situation "il faut aussi parler de problèmes plus terre à terre". Il mentionne le modèle atypique des deux co-porte-paroles, l'éloignement géographique, les problèmes financiers du parti, sa situation de jeune mère de deux filles, etc. "Difficile de créer une complicité par visioconférence, surtout quand les autres se trouvent dans la même salle et formaient déjà une équipe avant votre arrivée."

Tout cela est vrai, mais rappelons qu'Émilise avait une fille d'un an lorsqu'elle a été élue en 2018 et a eu une deuxième fille entre deux sessions parlementaire en 2020, alors qu'elle vivait toujours au Témiscamingue. Elle faisait maints aller-retour en autobus, en voiture et en avion entre Québec, Montréal et son village, elle a fait une large tournée durant la campagne pour devenir porte-parole féminine et était bien au courant des enjeux et obstacles. Une différence cette fois-ci était qu'elle ne faisait pas partie de l'aile parlementaire, ce qui compliquait certes les affaires pour "faire partie de la gang".

Mais le problème majeur venait surtout du fait qu'elle n'avait pas d'équipe pour elle, mais trois ressources à gérer équivalentes à moins d'un poste à temps plein. Émilise s'est donc frappé à un mur, car elle ne pouvait pas disposer des ressources de l'aile parlementaire; "la caisse était vide". Journet évoque ensuite différents ajustements internes pour soutenir Émilise, dont un "budget spécial pour ses déplacements, amassé à la suite d’une collecte spéciale auprès de circonscriptions locales". Quelle générosité!

Il y avait aussi "un nouveau plan [qui] se préparait pour lui offrir plus de moyens. Pour cela, le parti envisageait notamment de faire un déficit. Mais Mme Lessard-Therrien n’en avait plus l’énergie [...] Mais comme l’a dit avec beaucoup de tact sa collègue Christine Labrie : « J’aurais voulu qu’elle se donne une chance plus longue, parce qu’elle avait tout pour réussir. »". Bref, le parti aurait fait maints efforts pour la garder, mais celle-ci n'aurait pas voulu prendre cette main tendue et coopérer, préférant partir de manière précipitée.

Or, il n'est pas difficile d'imaginer d'autres options à coût nul qui auraient pu être explorées, comme des changements d’affectation de poste à l’interne qui existent dans plusieurs organisations. Une démission par exemple aurait pu permettre d'ouvrir un poste d'attaché pour Émilise, ou la publicité dépensée sur Meta aurait pu servir à appuyer la co-porte-parole. Bien que la situation financière était complexe, le besoin de la nouvelle porte-parole féminine ne semblait pas la priorité, et d'autres choix ont été faits.

Cela dit, le problème à mon sens n'est pas que le parti n'ait fait aucun effort, et qu'il n'y avait pas de voie de sortie envisageable au niveau de cette fameuse "ressource" ou "poste d'attaché.e politique". Mais il aura fallu attendre un congé maladie, et un départ potentiel d'Émilise pour que le parti se réveille et décide enfin de bouger pour lui offrir le strict minimum.

On peut comprendre certes que le déficit budgétaire et la négociation de la convention collective suite à la syndicalisation des employé.e.s du parti amenait un élément de complexité, mais Émilise a dû se battre pour demander d'avoir une seule personne de confiance auprès d'elle, pour gérer ses affaires, se confier, ventiler, se préparer aux réunions. Mais son besoin a été invalidé par de nombreuses personnes et instances, pour des raisons administratives et bureaucratiques, car cela apparaissait comme un luxe, un caprice, ou au mieux un besoin légitime qui pouvait attendre six ou douze moins avant d'être comblé.

Une asymétrie de pouvoir

Or, laissez-moi mettre en évidence la disparité de ressources entre les deux co-porte-paroles, et les relations de pouvoir impliqués entre Émilise et Gabriel. Ce dernier est élu, il a un chef de cabinet, il est ami avec la plupart des cadres du parti et les responsables des communication qu'il connaît de longue date, il a une longue expérience politique, un charisme certain, les privilèges que lui confère son rôle d'élu, des gardes du corps, l'écoute de l'aile parlementaire, la loyauté de plusieurs personnes à l'interne au niveau du CCN et de la permanence, etc. Ce n'est pas pour le culpabiliser ici, mais il est assurément la personne la plus influente de Québec solidaire pour toutes les raisons que je viens d'évoquer.

De son côté, Émilise n'avait pas droit à un.e attaché.e politique durant ses quatre premiers mois de mandat (cela coûtait trop cher dit-on), avait problèmes d'accès aux discussions de l'aile parlementaire, avait moins d'allié.e.s et personnes de confiance à l'interne (quoi qu'elle avait des liens privilégiés avec certains élu.e.s et membres du CCN). Comme le note Josiane Cossette dans sa chronique du 1er mai: "Le salaire de co-porte-parole d’Émilise Lessard-Therrien tournait autour de 80 000 $ par année. Environ la moitié de celui de Nadeau-Dubois, qui assume en outre des fonctions de député. Méganne Perry Mélançon, qui a un statut comparable à celui de Lessard-Therrien, mais au Parti québécois, touche environ 100 000 $, en plus de disposer d’un appartement de fonction. « Ce sont des choix », m’a dit Myriam Lapointe-Gagnon, ex-candidate de QS dans Rivière-du-Loup–Témiscouata, qui ne briguera pas de siège aux prochaines élections, à l’instar de plusieurs collègues féminines."

Qui plus est, Émilise n'avait pas la même expérience dans les hautes instances du parti, ni la même visibilité sur le plan médiatique. Je ne suis pas si je suis le seul à avoir remarqué cela, mais Ruba Ghazal avait plus de rayonnement dans les médias que la nouvelle co-porte-parole féminine ces derniers mois. C'était peut-être dû à la campagne "Nouveau Québec" qui a été lancée au même moment, mais c'est aussi un symptôme que la nouvelle porte-parole n'avait pas été mise de l'avant pour la faire connaître davantage. Elle a eu quelques apparitions médiatiques ici et là, mais tout se passe comme si les communications étaient sur le pilote automatique, prenant pour acquis que c'était GND qui était le porte-parole et la figure médiatique du parti, et non un duo de co-porte-paroles.

En résumé, l'asymétrie de pouvoir, de visibilité et de ressources entre le porte-parole masculin et la porte-parole féminine était énorme. Il fallait bien sûr devoir anticiper une période de transition, on dit souvent que ça prend "un an" pour souder une nouvelle équipe, mais le parti ne semble pas avoir juger qu'il était normal, légitime, essentiel et même urgent de redresser cette inégalité initiale entre les deux co-porte-paroles pour qu'il et elle puissent jouer en duo, sur un pied d'égalité. Creuser un déficit pour payer une, voire deux ressources dès le début du mandat d'Émilise aurait dû être une évidence d'un point de vue féministe. Tout comme le fait de la mettre davantage de l'avant dans la sphère médiatique.

Mais tout se passe comme si on s'attendait à ce qu'Émilise embarque dans le bateau et qu'elle s'adapte en cours de route, sans qu'on lui donne les conditions matérielles pour qu'elle puisse jouer convenablement son rôle. C'était là mon premier point: cette asymétrie de pouvoir entre les deux porte-paroles du parti, qui recoupe une inégalité de genre, une inégalité économique et une inégalité politique. Ces inégalités n'étaient pas en soi insurmontables, mais auraient dû être prises en compte dès le début pour corriger la situation et favoriser une redistribution minimale du pouvoir.

Malheureusement, ou tragiquement, cela ne fut pas le cas. Nul ne sait ce qui aurait pu arriver si Émilise avait eu une attachée politique dès le début; mais mon petit doigt me dit qu'elle n'aurait pas été en burnout aussi rapidement, elle aurait eu plus de temps pour essayer des choses à l'interne, et voir si elle pouvait se faire une place au sein de l'équipe de direction. Elle aurait peut-être quitté de toute façon, en raison de désaccord de visions, nul ne le sait, mais elle n'aurait probablement pas démissionné en moins de six mois, en plein congé maladie.

Un déficit de reconnaissance?

À cela s'ajoute aussi une inégalité en termes de "reconnaissance" pour employer la notion de la philosophe Nancy Fraser, de même que des "injustices épistémiques" qui ont sans doute joué un rôle dans ce départ. De quoi parle-t-on ici? Dans cet article, Fraser décrit l'injustice en termes de reconnaissance comme "le produit des modèles sociaux de représentation, d’interprétation et de communication, et prend les formes de la domination culturelle (être l’objet de modèles d’interprétation et de communication qui sont ceux d’une autre culture, et qui sont étrangers ou hostiles à la sienne propre), de la non-reconnaissance (devenir invisible sous l’effet de pratiques autoritaires de représentation, de communication ou d’interprétation de sa propre culture) ou de mépris (être déprécié par les représentations culturelles stéréotypiques) ou dans les interactions quotidiennes."

Les injustices de reconnaissance peuvent survenir entre hommes et femmes, personnes éduquées et non éduquées, personnes blanches et personnes racisées, gens des villes et des campagnes, personnes d'ici ou d'ailleurs. Il ne s'agit pas d'injustices économiques (comme les ressources matérielles évoquées plus haut), mais d'inégalités symboliques qui se présentent dans le discours et les perceptions, certaines personnes étant considérées plus pertinentes, valides ou dignes d'écoute que d'autres, en raison du statut social de la personne.

De leur côté, les injustices épistémiques théorisées par la philosophie Miranda Fricker recoupent souvent ces inégalités de reconnaissance. Je recopie ici un passage de Wikipédia qui décrit cette notion: "L'injustice épistémique désigne la remise en question de la capacité d'un individu de se positionner comme producteur de savoir dans le discours. Les catégories de personnes dont la parole est discréditée sont par exemple les femmes et les membres de certains groupes ethniques. [...] L'injustice testimoniale désigne l'ensemble de mécaniques sociales et intellectuelles qui empêchent un orateur de faire reconnaître son expérience comme réelle et significative."

En quoi cela a-t-il rapport avec le départ d'Émilise? Dans son texte annonçant sa démission, elle mentionne différents éléments en ce sens: "je m’y suis sentie bien seule et j’ai eu du mal à y trouver mon espace", "je me suis fait gronder ou culpabiliser pour des prises de paroles sincères, pour avoir donné des opinions ou suivi mon intuition", "on m’a invalidée quand j’ai nommé des besoins", "j’ai commencé à avoir peur, peur de dire, peur de ne pas être entendue, reconnue, comprise"...

On entre ici dans le domaine du subjectif, des perceptions, des interprétations et des émotions me direz-vous. Mais c'est souvent dans cet espace intime que les inégalités de reconnaissance et les injustices épistémiques se jouent. Pour savoir s'il s'agit réellement d'injustices, au sens fort du terme, il faut voir si ces représentations subjectives sont justifiées, valides, reconnues par plusieurs personnes, ou si elles découlent plutôt d'un manque de compréhension mutuelle. Lorsqu'il y a réellement un déni de reconnaissance, c'est lorsque les idées ou les expériences d'une personne sont invalidées en raison de son statut, son genre, ou une autre caractéristique de son identité. Cela est plus difficile à établir que dans le cas d'injustices en termes de ressources, lesquelles sont plus facilement observables et même quantifiables.

Personnellement, je ne suis pas positionné pour me prononcer sur la validité des perceptions d'Émilise dans ce contexte précis, car je n'ai pas tous les détails de son histoire, de son entourage, des autres acteurs et actrices impliquées. Mais il y a certainement cette dimension qui semble avoir joué dans le départ d'Émilise si on prend au sérieux son témoignage. De plus, elle n'est pas la seule à avoir ressenti ce "manque d'écoute" ou ce "déni de reconnaissance" dans QS.

L'une de ses bras droits, Élisabeth Labelle, qui est membre du Comité de coordination nationale de QS et qui a été dans les coulisses de la campagne d'Émilise, a livré un témoignage le 29 avril sur sa page Facebook. Elle donne plus d'information sur les déficits de reconnaissance qui auraient affectés Émilise et d'autres femmes du parti. Je recopie ici un extrait de sa publication, car elle est une confidente de l'ex-porte-parole, et son témoignage met le doigt sur cet enjeu de reconnaissance qui semble partagé par plusieurs personnes à l'interne:

"Assez rapidement, je me suis rendue compte qu’elle ne bénéficiait pas d’une grande visibilité sur les médias sociaux de Québec solidaire. On y voyait beaucoup Gabriel, les membres du caucus, mais très peu Émilise. Pourquoi? Elle rayonne tellement dès qu'on la met de l'avant! La couverture du parti me paraissait très peu paritaire entre les deux co-porte-paroles. Puis Émilise m’a confié qu’elle n’aurait pas un.e attaché.e qui lui serait dédié.e. Elle se sentait de plus en plus seule, isolée, éparpillée parce qu’elle devait coordonner par elle-même beaucoup de choses entre ses réunions, pour lesquelles elle devait se préparer aussi. Mais surtout, ce qui semblait être le plus difficile pour elle, c'est cette impression qu'on n'accordait pas d'importance à ce qu'elle voulait amener au parti. Qu'elle n'avait pas de résonance dans la gang qui l'entourait dorénavant. Au fil des semaines, je l'ai sentie plus fatiguée, l’élan coupé. Le p’tit pétillant dans ses yeux brillait moins fort. Je m’inquiétais et je me sentais impuissante. Tellement impuissante. [...]

Cette communauté de femmes tissée serrée, c’est probablement la chose que je chéris le plus en repensant à mon parcours solidaire. Après la dernière campagne, j’ai été peinée de savoir que des candidates s’étaient senties invalidées dans leur expertise, peu consultées alors qu’elles étaient là, disponibles. Certaines avaient vécu une crise de sens dans leur militantisme, d’autres étaient déçues de leur performance et sentaient qu’elles n’avaient pas eu le soutien nécessaire du parti pour faire mieux. Leurs histoires résonnent fort dans mon cœur aujourd’hui, quand je pense au départ d’Émilise. Notre vécu en tant que femmes au sein de Québec solidaire doit servir à quelque chose. Ce quelque chose, je ne sais pas ce que c’est exactement. Mais je sais que pour que notre parole ne soit plus invalidée, il va falloir la libérer."

Carol-Ann Kack, une autre ex-candidate de Québec solidaire dans la circonscription de Rimouski que je respecte beaucoup, a donné une entrevue à Radio-Canada le 30 avril. Elle trace un portrait de la situation avec un discours à la fois clair, ancré, empathique, nuancé, évitant les accusations à l'emporte-pièce à l'endroit du parti, tout en prenant au sérieux les enjeux importants qui le traversent.

Elle identifie notamment que le départ de nombreuses femmes élues à l'interne dans les derniers mois, dans des postes moins prestigieux que celui de porte-parole, devrait attirer notre attention et se concrétiser par des gestes concrets pour corriger le tir au niveau organisationnel. Loin de jeter de la boue sur QS, elle montre toutefois le paradoxe d'un parti féministe et différent qui prétend vouloir changer la société, mais qui reproduit néanmoins des pratiques qui vont dans le sens contraire de ses aspirations. Selon elle, la démission d'Émilise est révélateur d'une problématique féministe plus large au sein du parti.

Un boys' club à Québec solidaire?

Cela nous amène évidemment à la fameuse question du "boys' club" au sein de Québec solidaire. Ce dernier existe-t-il, et si oui, recoupe-t-il la "petite équipe de professionnel.le.s tissée serrée autour du porte-parole masculin" dont parle Émilise dans son texte de départ? Notons au passage qu'Émilise féminise délibéremment son texte en mentionnant une "équipe de professionnel.le.s", car il y a bien plusieurs femmes qui occupent des rôles stratégiques au sein des communications, de la permanence et de l'aile parlementaire. La vision selon laquelle il y aurait essentiellement une "gang de gars" autour de GND, et que toutes les personnes subissant des déficits de reconnaissance seraient exclusivement des femmes, est donc réductrice. Ce portrait simplifié ne correspond pas à la situation qui est plus complexe.

Mais il semble y avoir tout de même un "club", à défaut d'un meilleur terme, autour du porte-parole masculin. C'est donc ce phénomène de "club" ou de "gang" qui semble poser problème, l'éléphant dans la pièce qui commence maintenant à apparaître comme un problème central pour la santé démocratique et l'image du parti. Dans un article de La Presse du 29 avril, met le doigt sur le bobo:

"Jonathan Gagnon, ancien employé de l’aile parlementaire de Québec solidaire qui a été responsable de l’organisation et de la coordination de la campagne d’Émilise Lessard-Therrien au co-porte-parolat, affirme que M. Nadeau-Dubois s’est entouré d’une garde rapprochée essentiellement composée d’amis de longue date qui le suivent depuis la grève étudiante de 2012. « Personne n’est tombé sur le derrière [lundi] en apprenant que Gabriel était contrôlant et qu’il y avait une petite clique autour de lui », a-t-il dit, affirmant que des personnes qui n’arrivaient pas à attirer leur attention quittent désormais progressivement le navire.

D’anciens employés de QS qui ont accepté de raconter leur expérience sans être identifiés, car leur nouveau travail ne s’effectue plus dans un cadre politique, affirment avoir quitté le parti parce qu’ils sentaient qu’ils ne pouvaient plus avoir une influence sur les décisions qui étaient prises et qu’ils étaient ignorés quand ils formulaient des idées à contre-courant des orientations décidées dans des cercles restreints."

Or, ce récit d'une "garde rapprochée" autour du porte-parole masculin est remis en question par Christine Labrie qui s'est porté à la défense de GND. "Gabriel, c’est quelqu’un qui travaille avec les autres. Moi-même, je suis une femme qui travaille auprès de Gabriel, [et] quand j’entends des gens dire qu’on ne donne pas assez d’espace aux femmes dans ce parti-là, puis qu’ils n’ont pas de leadership au sein du parti, ça me dérange beaucoup. [...] Je sens que j’en ai du leadership dans ce parti-là. Ça m’affecte qu’on nous considère comme des subordonnés. Je ne me sens pas comme ça puis je trouve ça insultant. [...] S’il y avait un climat si toxique que ça autour de Gabriel, pensez-vous qu’il y aurait autant de gens qui sont ses collaborateurs depuis autant d’années ? Moi, je trouve que c’est le signal de quelqu’un qui a un leadership fort, qui sait bien s’entourer de gens compétents, mais c’est quelqu’un aussi que je connais comme étant capable de favoriser l’épanouissement de ses collègues », a ajouté Mme Labrie."

Personne ne questionne les compétences et le professionnalisme des personnes à la tête du parti. Et il est vrai que Gabriel est capable de travailler en équipe, et que plusieurs femmes possèdent un réel leadership au sein de QS. Nous n'avons qu'à penser à Manon Massé qui a largement contribué à la victoire de 2018, notamment par sa performance au débat des chefs, et à sa présence durant la campagne électorale. Ainsi, le "saut qualitatif" de 2018 ne peut être attribué à la seule présence de Gabriel et sa gang, car cette métamorphose découle d'une pluralité de facteurs, comme la présence d'un discours populaire (voire populiste), des pancartes créées par des artistes locaux, l'arrivée des militant.e.s d'ON (dont Catherine Dorion et Sol Zanetti), ainsi qu'une belle capacité à travailler en équipe.

Néanmoins, force est de constater que ce duo équilibré entre Gabriel et Manon a ensuite laissé place à la prédominance du porte-parole masculin les années suivantes, notamment en raison de la fatigue et des enjeux de santé de l'ancienne porte-parole. Le choix de mettre de Gabriel de l'avant, avec l'image du bon père de famille et la cabane à sucre, découle d'une stratégie consciente visant à accroître la personnalisation du pouvoir au sein de QS. Cette dynamique s'est accompagnée d'une consolidation de l'hégémonie de sa garde rapprochée, facilitée par le départ de figures dissidentes comme Catherine Dorion ou d'employés qui ne parvenaient plus à faire entendre leur point de vue à l'interne.

La description de cette dynamique ne veut pas dire que les personnes qui restent à QS, dont les femmes, seraient des "subordonnées", des "marionnettes" ou des personnes se laissant facilement influencer par cette "petite équipe de professionnel.le.s". Cela serait leur enlever leur agentivité. Or, le fait d'affirmer qu'il n'y aurait pas de "climat toxique" autour de Gabriel en disant qu'il y a "autant de gens qui sont ses collaborateurs depuis autant d’années" semble étrange ; il est évident que les gens faisant partie de l'équipe de GND et ses collaborateurs et collaboratrices de longue date ne seront pas affectés de la même façon que les personnes qui se sont senties exclues de ladite gang ces dernières années.

Je ne suis pas là pour juger s'il y  ou non un "climat toxique" au sein de QS, ne militant plus dans le parti depuis huit ans. Mais le simple fait qu'Émilise ait quitté après si peu de temps devrait être un indicateur qu'un "leadership fort qui sait bien s’entourer de gens compétents" n'a pas réussi à faire une place à cette femme durant son bref mandat de porte-parole. C'est pourquoi son départ soudain devrait être une occasion d'apprentissage, pour apporter des changements concrets à l'interne.

Une greffe qui n'a pas pogné?

En conclusion, je crois qu'une enquête interne devrait être menée au sein de QS suite à cette saga, afin de tirer les leçons qui s'imposent pour la suite des choses. Des petites ou grosses erreurs ont été commises, il y a sans doute une part de responsabilité partagée, Émilise a sans doute commise elle aussi des erreurs, mais son témoignage et son parcours avorté ne peuvent être considérés comme une simple "erreur", une "aberration", ou une "greffe" qui n'as réussie.

Pour finir, j'aimerais d'ailleurs qu'on arrête d'utiliser cette métaphore douteuse de la "greffe", comme lorsqu'on dit par exemple "Ça fait pas six mois qu’elle a été élue. On est encore en transition. On travaille pour que la greffe pogne". Une greffe désigne "une opération chirurgicale qui consiste à transférer sur un individu une partie du corps (tissu, organe) prélevée sur lui-même ou sur un autre individu".

C'est comme si Émilise était un "corps étranger", un organe, ou un bout de tissu qu'on devrait insérer de façon médicale sur une partie d'un organisme. Cela reproduit l'image qu'elle aurait été une "outsider", une fille de région, une militante de l'extérieur de la gang, ou une "personne pas rapport" qu'on aurait tenté de faire fitter de force dans la machine, si vous me permettez l'anglicisme. Cela constitue à mes yeux un autre exemple de "déni de reconnaissance" qu'elle aurait vécu durant son (trop) bref passage à titre de co-porte-parole de Québec solidaire.

Cette étoile filante devrait nous interroger, car il n'est pas "normal" qu'une personne avec autant d'enthousiasme et de fougue se soit éteinte en si peu temps. Comment cela a-t-il été possible? Je m'interroge toujours, et les réponses trouvées serviront à orienter les actions futures pour que cette situation ne se reproduise plus.

L'art de prendre soin

L'une des réponses se trouve dans les fameuses pratiques de care, c'est-à-dire les pratiques qui consistent à "prendre soin" les un.e.s des autres. Ce discours est très présent au sein de Québec solidaire, notamment en raison de l'héritage féministe et de pratiques mises en place par une foule de militantes au sein du parti. Mais il est important que le care ne devienne pas un simple hochet ou un discours creux, séparé du travail émotionnel et relationnel qui permet de tisser les liens de confiance au sein d'une organisation.

Un bon exemple de cette instrumentalisation du care se trouve dans un courriel de QS envoyé aux membres le 5 avril dernier à propos de la campagne de financement du parti: "Pour la suite de notre mouvement, il est du devoir des solidaires de prendre soin les uns des autres et de notre organisation. Une des façons de prendre soin de notre parti, pour celles et ceux qui en ont les moyens, est de le financer." Ce message est d'autant plus paradoxal que la co-porte-parole était alors partie en congé maladie depuis deux semaines pour épuisement professionnel, en raison notamment d'un grand manque de care à l'interne.

Il ne suffit pas de prétendre au "care" ou à la "bienveillance" pour réellement prendre soin les un.e.s des autres au sein d'un milieu de travail. La philosophe Joan Tronto, grande théoricienne du care, distingue quatre dimensions de ce processus. Voici un résumé des aspects du care dans un texte d'Agata Zielinksi:

"Le premier aspect du care est défini comme caring about, « se soucier de » : il s’agit de constater l’existence d’un besoin, de reconnaître la nécessité d’y répondre, et d’évaluer la possibilité d’y apporter une réponse. [...] Vient ensuite l’aspect du taking care of, « prendre en charge » : assumer une responsabilité par rapport à ce qui a été constaté, c’est-à-dire agir en vue de répondre au besoin identifié. [...] Suit la dimension du care giving, « prendre soin », qui désigne la rencontre directe d’autrui à travers son besoin, l’activité dans sa dimension de contact avec les personnes. Nous retrouvons ici la dimension de singularité du soin : singularité des personnes et de la situation, et plus directement la dimension relationnelle vers quoi converge le soin. [...] Tronto termine sa description du processus du care par le care receiveing, « recevoir le soin ». Pour le « donneur » de soin, il s’agit de reconnaître la manière dont celui qui le reçoit réagit au soin. C’est la seule manière de savoir si une réponse a été apportée au besoin, autrement dit, de voir si le soin a produit un résultat."

Au final, la raison ultime du départ d'Émilise se trouve dans ce déficit de care: "on m’a invalidée quand j’ai nommé des besoins". Les hautes instances du parti n'ont pas réalisé dans les mois et semaines précédents son arrêt de travail qu'elle avait des besoins précis et des préoccupations particulières. On ne s'est pas soucié suffisamment de son état (caring about), on n'a pas pris en charge ses besoins (taking care of), on n'a pas su adapter la machine à la singularité de la situation (care giving), ni validé avec elle si les réponses apportées par le parti lui permettaient de bien jouer son rôle (care receiving).

Ce déficit de care résulte sans doute d'une pluralité de facteurs, et il ne s'agit pas ici de tracer un diagnostic complet de la série des événements, décisions, oublis, négligences, allocations de ressources ou manque d'écoute qui ont mené au résultat qu'on connaît.

Envisager le départ d'Émilise sous l'angle du care nous permettrait sans doute d'interroger non seulement les relations de pouvoir à l'intérieur de l'organisation (entre les hommes et les femmes, et les asymétries de ressources entre les co-porte-paroles), mais aussi de mettre en lumière la prégnance de pratiques néfastes au care. On peut penser aux gestes, discours et attitudes qui privilégient le calcul, la raison stratégique, la recherche de l'efficacité à tout prix, les réflexes bureaucratiques et le contrôle de l'image, bref tout ce qui a tendance à écraser le souci d'autrui, la sensibilité, le soin, l'authenticité, l'écoute, la spontanéité, l'intuition et une attention particulière à la complexité des relations humaines.

Surmonter cette "crise de care" au sein de QS représente donc une tâche urgente pour la santé démocratique de l'organisation et la réparation des blessures causées par le départ d'Émilise. Il ne faut pas d'abord essayer d'endiguer une potentielle "crise de leadership", mais plutôt créer un espace pour laisser place à nos vulnérabilités, à l'expression des angles morts, malaises, aspirations et besoins de chacun.e, afin que le care revienne au cœur des pratiques du parti. Si l'absence de care peut être identifiée comme une cause centrale du départ d'Émilise, c'est la régénérescence des pratiques de care qui permettra de sauver Québec solidaire.

Crédits: photo d'Émilise Lessard-Therrien, tirée de sa publication Facebook du 29 avril 2024

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Intégré par Jonathan Durand Folco, le 30 avril 2024 13:08

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30 avril 2024

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1 mai 2024 10:21

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