Cette note est un témoignage de Jade Boivin réalisé suite à sa participation à la Journée des savoirs ouverts 2024. Pour voir l'ensemble des témoignages, accédez au carnet Témoignages des participant·es à la Journée des savoirs ouverts 2024.
Le récit que je vous fais ici parle plus spécifiquement de ma participation à l’atelier « Rêver ensemble : savoirs et perspectives féministes », animé par Samantha Lopez Uri (Projet Collectif). Je mentionne tout de même que j’ai pris part au « Thé de la mobilisation des savoirs » animé par Jacinthe Jacques (Projet Collectif), Alain Meunier (Communagir) et Sofia Urrutia Munizaga (Mission inclusion).
Dans les deux ateliers, j’ai fait la rencontre des personnes provenant d’organismes communautaires, d’organismes culturels, ainsi que des personnes agissant dans les municipalités et les fondations. Les discussions informelles qu’ont générées les animateurs·trices nous ont invité·e·s à s’aborder d’abord par le spectre de nos valeurs, ce qui a offert une occasion extraordinaire de mettre en commun les stratégies personnelles que nous employons quotidiennement pour s’engager, au sein de nos fonctions, dans des méthodologies de travail plus participatives et féministes. Cette idée me fait sourire et me donne confiance que dans plusieurs secteurs se trouve un vif intérêt à réfléchir aux bénéfices des savoirs ouverts.
Le petit billet que je vous propose ici se lit donc comme une sorte de trajectoire personnelle, pour honorer l’esprit des discussions et d’ouverture de soi que j’ai senti tout au long de la journée et surtout l’esprit des savoirs ouverts qui demande à puiser d’abord dans son vécu pour nourrir nos postures d’apprenant·e·s à vie. Il parle enfin de mon désir de réhabiliter le corps dans la production des connaissances.
Alors, je me lance.
En prévision du premier atelier du matin, Samantha demande d’apporter un objet qui symboliserait notre « éveil » ou notre « rêve » féministe. Cet objet servirait d’entrée en bouche pour nous aider à matérialiser l’expérience des savoirs, comme une offrande qui aiderait à dévoiler une partie de soi aux personnes que l’on va rencontrer lors de l’atelier. « Un savoir, je me dis, ça se matérialise de tellement de manières. » Il y a ceux qu’on apprend par les livres, les « expert·e·s », l’éducation, la culture, et il y a ceux qu’on apprend par le vécu et le corps, ceux qui imprègnent d’abord notre chaire avant d’être intellectualisés. Je m’installe à la table et découvre ces femmes que je ne connaissais pas, d’horizons variés, et on se met à discuter.
Moi, j’ai apporté un livre : Amy Fung, Before I was a critic I was a human being, petit essai d’écriture autobiographique créative fort intéressant, mêlant la trajectoire personnelle de l’autrice (de sa perspective d’immigrante née à Hong Kong et ayant grandi au Canada), à la trajectoire coloniale du secteur des arts partout au pays. Avec ce livre, j’ai aussi une carte postale : deux femmes devant une montagne (un paysage canadien classique), costumées en garde-parc de Parcs Canada. On regarde de plus près, sur leur chemiser se trouve le logo sur lequel on lit : Lesbian National Parks and Services. Un beau détournement du sens commun.
Je vous épargne les descriptions plus détaillées de ces objets-œuvres, mais vous pouvez les retrouver en cliquant sur les liens. Ce qu’il y a à retenir ici : c’est que mon éveil féministe, il s’est fait par la pensée critique et par l’art. Ayant graduée d’une maîtrise en histoire de l’art portant sur les contradictions parfois productrices entre les théories queer et féministes dans l’art, c’est vraiment en lisant les classiques des essais féministes que je me suis éveillée à ces pensées : Simone de beauvoir, Judith Butler, Donna Haraway, Sam Bourcier, bell hooks, etc.
Quand on apprend le féminisme par la pensée, il y a un temps particulier où l’on requestionne un peu tout de notre être, dans une sorte de désir de reconfiguration du sens. Mes consœurs à la table de discussion me parlent du mythe de la féministe parfaite, du désir de se sentir vues pour ce que nous sommes et non pour que l’on représente comme « catégorie de femme ». On désire comprendre la complexité des vécus « uniques », même si l’on souhaite mettre en commun les expériences pour rallier et questionner les grandes comme les petites postures d’autorité. On parle de l’importance de situer les savoirs, et surtout de l’importance des mots et du vocabulaire pour imaginer les réels, et aussi du vide quand il faut créer de nouvelles choses. « Comment on change? », se demande-t-on. « Comment on fait pour créer communauté? »
Quand j’ai appris les féminismes, je me suis sentie trahie par l’ensemble des savoirs qu’il me fallait désormais désapprendre. Trahie par ces présupposés gardiens de l’histoire qui ont maintenu en vie seulement les récits rédigés dans une perspective unique (lire : occidentale, masculine). Les savoirs féministes (et antiracistes ou décoloniaux aussi, par ailleurs) ne sont pas archivés aussi matériellement et méticuleusement que ceux produits par les institutions qui légitiment les connaissances. Ça tend bien sûr à changer, mais n’importe qui qui fait de la recherche en archive sur les histoires occultées des récits traditionnels vous le dira : une archive, ce n’est pas neutre, et si tu veux décloisonner la pensée, il te faudra sortir des supports traditionnels pour rechercher, telle une détective, les autres traces de la connaissance. Dans les discussions auxquelles j’ai pris part autour de la table, nous étions toutes animées par cette idée que les savoirs ont des formes variées, et nous discutions de l’oralité, de l’expérience, du corps, du vécu, de l’informel, de l’impact de nos grands-mères et surtout des relations qui nous ont portées pour s’adapter à cette trahison du sens commun, et celles qui nous soutiennent encore pour désapprendre ce qu’il nous reste à désapprendre pour qu’adviennent les féminismes. Bref, nous admettions être dans une aventure de reconfiguration du sens.
Parenthèse maintenant, on prend notre souffle : entre les ateliers lors de la Journée, je me plais à raconter aux personnes que je rencontre que j’ai changé récemment d’emploi en début d’année et que j’occupe désormais une nouvelle fonction de mobilisation des connaissances pour l’Observatoire de l’ACA. Je dois donc ajouter ici que ces réflexions sur « les savoirs » m’habitent au quotidien. Quelques lectures plus tard, je tombe sur cette expression qui qualifie certaines de mes fonctions sous le terme du « courtage de connaissances ». Sur cette source, on définit le courtage de connaissance « comme un processus qui repose sur un intermédiaire (une personne ou une organisation), et qui vise à favoriser les interactions entre le monde de la recherche, de la pratique et de la prise de décision. » Dans les faits, je suis en accord avec la définition, et entre les ateliers, je rigole avec un·e collègue : « c’est drôle, car j’ai dit récemment à ma mère (qui est conseillère en planification financière, un métier que les gens peuvent aussi appeler ‘’courtièr·e d’assurances’’) : qui l’eût cru qu’on serait un jour unies mère-fille par cette fonction du courtage ! ».
« Mais le courtage, me dit un·e collègue, ça implique aussi une transaction. » Quelle belle contestation du sens j’ai reçue là !
J’émets maintenant une réserve sur l’expression, pour favoriser plutôt l’emploi de la « mobilisation » des connaissances, clin d’œil aussi à l’histoire des soulèvements populaires, des gens qui se sont mobilisés pour se faire justice, et clin d’œil aussi à l’aspect très corporel que cela implique de se mobiliser pour quelque chose. Comme je l’ai appris avec le livre d’Amy Fung et la carte postale des Lesbians Rangers, on ne peut jamais réellement s’évacuer soi-même de la connaissance, et il ne revient qu’à nous de rédiger les récits que l’on veut voir advenir, non pas parce que l’on veut devenir une universitaire féministe à son tour, mais parce que l’on veut simplement vivre en soi la multitude des savoirs que l’on active au contact des autres.