Cette note est un témoignage de Ariane Beaudin réalisé suite à sa participation à la Journée des savoirs ouverts 2024. Pour voir l'ensemble des témoignages, accédez au carnet Témoignages des participant·es à la Journée des savoirs ouverts 2024.
Projet collectif a beau désirer briser son paradigme, le « spectre du document » a hanté les discussions auxquelles j’ai participé lors de l’édition 2024 de la JDSO. Autour de moi, on espère que le document nous sauvera de plusieurs maux, notamment celui de la transmission des savoirs dans un milieu communautaire fragile où le roulement de personnel est fréquent. Avec idéalisme peut-être, je me demande : comment peut-on maintenir les liens humains entre les récepteur-trices de savoir et leur milieu, plutôt que d’essayer d’extraire de ces personnes le maximum de leur savoir avant leur départ, afin de les flanquer dans un «document-matrice» salvateur?
Lorsque l’on retourne aux sociétés basée sur la transmission orale, l’auteur Patrick Nunn soulève :« In those times, listening to the stories of your elders was mandatory… If you didn’t listen, you couldn’t learn. And if you didn’t learn, you wouldn’t likely survive. » Dans notre société où l’information est (sur)abondante, nous avons perdu en grande partie ces flots relatonnels d’apprentissages. Toutefois, comme le soulève Tyson Yunkaporta dans une entrevue sur le temps long (deep time), « The only proper way to store data is through intergenerational storytelling. » Quand les bibliothèques et les bases de données ne seront plus, il ne nous restera – après tout – que la mémoire.
Comment bien apprendre alors? Adepte de la curiosité radicale, je suis de l’école que de poursuivre des questions permet de réellement générer et s’approprier de la connaissance. Je crois d’ailleurs que nous sommes toustes composé-es de questions brûlantes, propres à notre personne, qu’il faut adresser, voire incarner. À l’échelle du groupe, le collectif anarchiste CrimethInc abonde également en ce sens :
What is it that brings together and defines a movement, if not questions? Answers can alienate or stupefy, but questions seduce. Once enamored of a question, people will fight their whole lives to answer it. Questions precede answers and outlast them: every answer only perpetuates the question that begot it.
Dans le livre Joyful Militancy, carla bergman et Nick Montgomery parlent, quant à elleux, de l’importance de construire une «théorie affirmative» , soit une théorie qui n’informe pas sur comment l’on doit agir, mais qui se construit sur des intuitions, à partir de questions ouvertes, et qui demeure vivante, évoluant au gré des expérimentations. Des théories, des connaissances, ainsi infusées de dynamisme et de vitalité, peuvent difficilement demeurer statique.
En complément, Daniela Bologna, dans un court essai intitulé Storytelling as Gift, Storytelling as Currency, propose une réflexion ancrée dans la prémisse suivante : « The universe is made of stories / not of atoms. » Elle rêve d’une « storytelling economy » basée sur l’éthique du don, en se demandant si ultimement, ce qui est le plus important, ce sont les histoires que l’on raconte, comme nous en avons besoins pour faire sens du monde, se donner des repères et forger nos relations.
Lorsque l’on se pose une question ouverte («comment peut-on maintenir les liens humains entre les récepteur-trices de savoir et leur milieu?»), l’on s’ouvre à une multiplicité de réponses possibles. Je me demande : est-ce que chaque réponse est une histoire? Est-ce que la question elle-même est une histoire? Je me construis un monde « où les récepteur-trices de savoir demeurent en lien avec leur milieu » pour pouvoir investiguer les réponses possibles; le monde se construit et se déconstruit au fur et à mesure que j’investigue.
J’ajoute à l’interrogation : comment changerions-nous, si nous traitions nos questions comme des histoires, qui nous donnent du sens, qui nous créent des repères, qui forgent nos relations? Nous aurions probablement bien de la difficulté à consigner tout ça dans un document.