Vie quotidienne et stratégies de survie: politique des communs à Istanbul

Introduction

Le travail que je présente dans cette conférence examine les pratiques de l’activisme basé sur les communs en Turquie, ainsi que les niveaux de conflit, les répertoires d’action, les stratégies, les acteurs et les expériences spatiales de ces mouvements à différentes échelles.Il vise également à découvrir comment les communautés se mobilisent et se politisent, quels outils politiques elles utilisent, à quel point elles mobilisent l’appartenance et les émotions, et quelles stratégies de survie elles développent face aux politiques sécuritaires croissantes de l’État depuis 2015. Dans cette présentation, je vais brièvement discuter des principaux thèmes abordés.

Les protestations du parc Gezi et les Communs

Les protestations du parc Gezi en 2013 ont marqué le début d’un mouvement social important à Istanbul. Les protestations ont commencé en réponse à un projet visant à détruire le parc Gezi pour le remplacer par une caserne de Topçu et un centre commercial. Pendant 15 jours, le parc a été occupé avec des espaces communs tels que des cuisines, des bibliothèques et des crèches. Pendant cette période, les gens se sont réunis dans des forums pour discuter pendant des jours.

Après les protestations du parc Gezi, le concept de « communs » est devenu de plus en plus populaire à Istanbul. Les maisons occupées, les centres de solidarité, les forums et les assemblées créés après les protestations ont commencé à discuter théoriquement et pratiquement de ce concept. Les communs et les projets de mise en commun (commoning) ont été discutés non seulement en ce qui concerne les ressources communes, mais aussi en matière de droits sociaux, d’identités queers et féministes et de mémoire. La littérature sur les communs n’a pas toujours adopté une approche inclusive, d’où l’importance de développer une approche intersectionnelle à partir des mouvements sociaux.

Pratiques de mise en commun et transformations politiques Post-Gezi

Après les protestations du parc Gezi, les pratiques de mise en commun telles que les forums, la solidarité et les assemblées ont également commencé à travailler en conjonction avec la politique parlementaire. Par exemple, lors des élections générales de 2015, les organisations basées sur les communs à Istanbul ont soutenu le parti prokurde HDP (Parti démocratique des peuples) et ont mené une campagne électorale indépendante. Le HDP a obtenu le score le plus élevé de son histoire avec 13 % des voix et 80 sièges au parlement. Cependant, après les élections de 2015, le processus de paix a été interrompu et les politiques répressives ont augmenté.

Dans cette étude, les mouvements basés sur les communs à Istanbul sont classés en trois périodes principales :

(2009 - 2015) : Défense des communs urbains et actes de réclamation : Pendant cette période, la protection des espaces urbains et la défense des espaces publics ont été prioritaires. La protection des quartiers informels, des espaces verts et des bâtiments historiques était le thème principal de cette période.

(2016 – 2019) : pression centralisée, récession et réengagement dans de nouveaux réseaux de solidarité : Pendant cette période, les politiques répressives du gouvernement central ont augmenté et la pression sur les mouvements sociaux s’est intensifiée. Cependant, de nouveaux réseaux de solidarité et des mouvements basés sur les communs se sont réorganisés.

(2019-aujourd’hui) : Diversification des réseaux activistes semi-institutionnalisés : À partir de 2019, les réseaux activistes semi-institutionnalisés et les communautés se sont diversifiés et sont devenus plus actifs au niveau local. Les coopératives alimentaires, les communautés féministes et queers sont des exemples de ces nouvelles formes organisationnelles.

Cette classification est basée sur les entretiens que j’ai menés avec des activistes dans le cadre de ma thèse de doctorat, incluant cinq formes organisationnelles différentes :

  • Solidarités et défense urbaine
  • Initiatives de quartier et communautés
  • Coopératives alimentaires
  • Communautés féministes et queers
  • Organisations de la société civile

Communs et répressions politiques après 2015

Après les élections de 2015, les politiques répressives à l’encontre des mouvements sociaux en Turquie ont augmenté. Le droit de manifester et de s’organiser a été suspendu, et de nombreux politiciens et politiciennes et activistes ont été arrêtés. Aujourd’hui, les membres d’organisations de la société civile qui ont participé aux manifestations du parc Gezi sont toujours emprisonnées et ont été condamnées à la prison à vie.

Les mouvements basés sur les communs à Istanbul progressent selon deux axes principaux :

Les Communs urbains : ces mouvements visent généralement à protéger les espaces publics, à défendre les quartiers informels, à empêcher la destruction des espaces verts ou à résister à la démolition des bâtiments historiques. La principale force motrice derrière ces mouvements est l’accumulation de capital et les rentes de développement.

Subjectivités collectives : ces organisations se rassemblent collectivement contre les politiques restrictives des autorités et la perte de droits et de représentation des femmes et des LGBTI+. Les organisations de la société civile, les initiatives étudiantes et les espaces queers et féministes sont des exemples de ces organisations.

Stratégies de survie et de la vie quotidienne

Après 2015, les politiques répressives croissantes de l’État ont créé un environnement difficile pour les mouvements sociaux en Turquie. Dans ce contexte, les mouvements sociaux ont dû développer de nouvelles stratégies pour survivre. Les pratiques de mise en commun et les réseaux de solidarité ont joué un rôle crucial dans cette survie.

Économies de solidarité et de production collectives : Face aux politiques répressives, les communautés ont développé des économies de solidarité et des mécanismes de production collective. Les coopératives alimentaires, les cuisines collectives et les marchés d’échange sont des exemples de ces pratiques. Ces réseaux de solidarité aident les communautés à répondre à leurs besoins de base, même en période de crise économique. Les coopératives alimentaires à Istanbul, comme celles de Kadıköy et Beşiktaş, fournissent des produits locaux et encouragent le commerce équitable. Ces coopératives aident les communautés à accéder à une nourriture sûre et abordable. 

Accès aux services de santé et solidarité : Les politiques répressives de l’État ont également rendu l’accès aux services de santé plus difficile. En réponse, les communautés queers et féministes d’Istanbul ont commencé à établir des centres de santé alternatifs avec le soutien des municipalités d’opposition. Ces centres offrent des services de santé gratuits et anonymes, y compris des tests de santé, et augmentent la solidarité au sein des communautés.

Logement et espaces sûrs : en réponse à la crise du logement et aux loyers élevés, des initiatives comme le mouvement « Nous ne pouvons pas nous loger » ont vu le jour. Les étudiant.e.s ont monté des tentes et lancé des campagnes sur les réseaux sociaux pour sensibiliser à la crise du logement. De plus, divers réseaux de solidarité de quartier se sont formés pour trouver des solutions aux problèmes de logement.

Les communs de la connaissance : après 2015, plusieurs personnes qui avaient signé la déclaration « Universitaires pour la paix » ont été expulsées des universités. Cependant, ces universitaires, chercheurs et chercheuses ont continué leurs travaux en créant de nouvelles plateformes académiques et civiles basées sur les communs de connaissance. Ces plateformes permettent aux universitaires de partager leurs connaissances et de développer de nouveaux projets, contribuant ainsi aux mouvements sociaux centrés sur les communs.

Espaces affectifs et mémoire politique : Les espaces affectifs et les lieux de mémoire, comme ceux et comme celles situés à Şişli et Beyoğlu, jouent un rôle central dans les mouvements sociaux et les projets de mise en commun. Ces espaces préservent la mémoire des événements sociaux et politiques passés, permettant ainsi le développement de nouvelles stratégies politiques. Par exemple, les luttes à Taksim et au Parc Gezi ont créé une mémoire politique durable qui continue d’inspirer les nouvelles générations d’activistes.Les espaces affectifs sont des lieux où les souvenirs des événements passés sont ravivés et où ces souvenirs inspirent les luttes actuelles des mouvements sociaux. Ils permettent de conserver la mémoire collective et de maintenir la culture de résistance et de solidarité au sein des communautés. Dans ce contexte, les espaces affectifs sont essentiels pour la continuité des mouvements sociaux et pour la préservation de leur contexte historique.

***

Les pratiques de mise en commun développées après les protestations du parc Gezi ont joué un rôle crucial dans la diversification des mouvements sociaux à Istanbul et dans le développement de nouvelles stratégies de survie. Face aux politiques répressives de l’État, les communautés ont créé des économies de solidarité, des services de santé alternatifs, des coopératives alimentaires et des espaces sûrs pour résister et survivre. Les réseaux semi-institutionnalisés, les espaces affectifs et les communautés de connaissance ont été des éléments clés pour renforcer la résilience et la solidarité des communautés.

Références

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Butt, G. & Millner-Larsen, N. (2018). The queer commons: introduction. GLQ: A Journal of Lesbian and Gay Studies. 24 (4). pp. 399-419. ISSN 1064-2684

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Fırat, B. Ö. (2018). Global Movement Cycles and Commoning Movements. SEHAK.https://commons.sehak.org/2018/12/07/global-movement-cycles-and-commoning-movements-begum-ozden-firat/

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Actes de colloque Politique des communs (ACFAS 2024)
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June 1, 2024

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June 1, 2024, 5:36 p.m.

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Hande GULEN. (2024). Vie quotidienne et stratégies de survie: politique des communs à Istanbul. Praxis (consulted July 18, 2024), https://praxis.encommun.io/en/n/G6litmdreYEU6kBxo5EXE6e_wQQ/.

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