La difficile démocratie en ruralité

Texte publié dans la section Idées du Devoir le 27 mai 2024

Je vis dans un village de 230 âmes. Au cours des deux dernières décennies, à peu près tout ce qui y apportait de la vie a disparu : caisse, comptoir postal, dépanneur, cantine, fêtes populaires… Même l’église — une des plus belles du coin — a été démolie, alors qu’un groupe citoyen était prêt à l’acquérir. Bref, ce qui fut un charmant village n’est plus qu’un hameau perdu.

Plusieurs maisons patrimoniales ont été défigurées ou démolies avec l’aval des autorités et à l’encontre du Plan d’implantation et d’intégration architecturale (PIIA) voté par ces mêmes autorités. En échange, des bancs publics (vides) et des tables à pique-nique (inutilisées) ont poussé un peu partout sur le territoire où une des conseillères possède une scierie. Eh oui, dans les petites municipalités, les intérêts des uns et des autres sont parfois visibles à l’oeil nu.

Ces constats, jumelés à ce que j’observe dans les villages alentour, m’amènent à me questionner sur la démocratie en milieu rural.

Au premier chef, la composition du conseil municipal. Dans les grandes villes, les sièges sont numérotés par quartiers. Dans les municipalités de moins de 20 000 habitants, il n’y a habituellement aucune division par districts, mais les six sièges sont malgré tout numérotés sans que leur numéro renvoie à autre chose qu’au pupitre dans la salle du conseil.

Dans nos villages, il n’est pas toujours facile de trouver six volontaires ; beaucoup d’élus le sont donc par défaut. Et si plus de six personnes se présentent, celles « en surplus » doivent nécessairement se présenter « contre » quelqu’un d’autre, puisque tout candidat doit préciser le siège convoité. Et ce, même si tous les sièges sont égaux, je vous le rappelle. Si la situation politique fait qu’on souhaite se présenter contre une personne précise, rien de plus normal, c’est « de bonne guerre ». Mais si on souhaite seulement s’impliquer dans la vie politique sans être « contre » personne, on doit quand même postuler contre quelqu’un, le système étant fait ainsi. Le cas échéant, il y a deux possibilités.

Décider tout simplement de ne pas se présenter — et priver la communauté du minimum d’exercice démocratique que constitue le choix de ses dirigeants une fois tous les quatre ans.

Choisir un siège plus ou moins au hasard — au risque de se faire reprocher de « provoquer des élections » (ça coûte cher !) et de se présenter contre un tel ou une telle qui est pourtant gentil ou gentille et « ne t’a jamais rien fait » !

Regardons ensuite le fonctionnement du conseil. De plus en plus, il est d’usage que celui-ci travaille en caucus, donc à huis clos, pour prendre l’ensemble des décisions. Les réunions publiques, elles, ne servent plus qu’à les entériner. Ainsi, on respecte les lettres de la loi, mais je ne suis pas sûre qu’on en respecte l’esprit. En tant que citoyenne, je n’ai plus aucun accès aux discussions, aux réflexions, aux échanges d’arguments entre ceux et celles que j’ai pourtant élus.

Aux réunions publiques, le conseil se présente comme un seul bloc, dont toutes les décisions sont prises à l’unanimité. Est-ce que c’est pour ça que j’ai voté ? Je ne crois pas.

Bien sûr, la loi oblige encore le conseil à tenir une période de questions. Mais étant tenue à l’écart du processus qui a mené à l’ensemble des décisions, la population ne peut que réagir a posteriori. Alors, quand les élus se sont mis d’accord à huis clos — peut-être après de longues et âpres discussions — et que tu débarques au conseil et oses poser des questions, tu es nécessairement un peu « fatigant », un peu « fatigante »…

De plus, puisque tout le monde se connaît plus ou moins, les prises de position prennent facilement une connotation personnelle. Ainsi, on peut voir des organismes locaux pénalisés par les autorités ou encore victimes de chantage en raison d’opinions politiques exprimées par un ou une de leurs bénévoles ; on peut voir des élus « annuler » des concitoyens dissidents — par exemple en cessant de les saluer sur la place du village ou en refusant délibérément leur candidature pour des comités.

Soyons clairs : la plupart des élus travaillent fort et y mettent du coeur. Le gouvernement leur délègue de plus en plus de pouvoirs — donc, de plus en plus de responsabilités. Forcément, il y a de nombreux dossiers pour lesquels ils et elles ne peuvent avoir les connaissances nécessaires pour prendre des décisions éclairées ni le temps de les acquérir. Le contexte les oblige à tourner les coins ronds pour respecter les délais impartis.

Mon village de 230 âmes a un budget annuel d’environ un million de dollars et un conseil de sept élus y compris le maire (3 % de la population) qui, avec plusieurs employés, gère grosso modo ce qu’on appelle couramment un « quatre-coins ». Les villages alentour sont légèrement plus populeux, mais je doute qu’ils le soient suffisamment pour justifier toutes les ressources mises à l’oeuvre pour les administrer.

Je crois qu’il est temps de se rasseoir à la table de dessin de la démocratie municipale en milieu rural, notamment pour :

  1. Abolir la numérotation des sièges et présenter les bulletins de vote sous forme d’une liste de candidats dont les six ayant obtenu le plus de votes seront déclarés élus.
  2. Réserver le caucus au transfert d’information et aux sujets devant être traités à huis clos pour permettre à la population d’avoir accès aux débats si essentiels à la vie démocratique.
  3. Offrir des formations de déontologie tenant compte des particularités des petits milieux. Pour rappeler aux élus l’importance de voter en fonction de leurs convictions pour lesquelles la population leur a accordé sa confiance plutôt que de chercher à tout prix l’unanimité (de façade ?) et pour les outiller pour arriver à bien différencier les opinions des personnes, le débat politique du conflit personnel.
  4. Explorer des façons innovantes de regrouper les conseils municipaux et de mutualiser les ressources de villages adjacents pour augmenter leur efficacité et leur professionnalisme. Sans se tourner vers des fusions pures et simples où, habituellement, le plus gros avale simplement le plus petit, peut-on penser à des solutions originales, adaptées à chaque milieu ?

C’est une invitation que je lance !

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May 28, 2024

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May 28, 2024, 9:53 p.m.

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Hildegund Janzing. (2024). La difficile démocratie en ruralité. Praxis (consulted July 2, 2024), https://praxis.encommun.io/en/n/fFa0Z2whc0ptqXQaHu4iBRrQ5OE/.

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