
Cette note fait partie du carnet Histoires à rêver debout.
Lors du lac-à-l’épaule de l’automne 2024 de Projet collectif, je coanime, ou devrais-je dire cofacilite, un atelier sur la décroissance régénérative avec ma collègue Marie-Hélène Laurence, et je suis intimidée. Pas parce qu’elle est intimidante, mais parce que le design centré sur l'humain (et son écosystème) c’est son dada, et qu’elle est brillante dans ce qu’elle fait. C’est un peu comme comparer Luke Skywalker à Yoda à son arrivée sur Dagobah, alors qu’il n’était encore qu’un jeune padawan. C’est grâce à elle que j’ai découvert ce concept dont je n’avais même jamais entendu parler.
Ici, la question n’est pas tant qu’est-ce que le design centré sur l'humain, mais plutôt pourquoi le design centré sur l'humain. Et ce pourquoi passe par les humain·es, leurs histoires, leurs rêves, ce qui les anime et les fait se lever pour coller des Post-it sur les murs des Ateliers de la Transition Socio-écologique un matin de décembre.
La boîte
La capacité de Marie-Hélène à penser en dehors de la boîte et sa façon d’amener ses idées et réflexions sous l’angle de la curiosité m'inspirent. Chez Projet collectif, elle est conseillère en mobilisation des savoirs au sein de l’équipe du Réseau des agent·es de développement culturel numérique (RADN). Je l’ai vue concevoir les programmes des Rencontres nationales et faciliter des activités d’une main de magicienne espiègle, nous proposer de nouvelles perspectives et façons d’approcher une question ou un enjeu dans nos rencontres et activités d’équipe.
Je savais qu’elle avait étudié en science politique et qu’elle avait même vécu de folles aventures lors d’un stage en Bulgarie. Lors d’une discussion caféinée aux Oubliettes, le quartier général informel de Projet collectif, elle m’explique que, toujours très – trop – consciente des injustices, elle a choisi la science politique afin de comprendre les relations de pouvoir et comment les mouvements, les régimes, se réinventent et s’adaptent de façon créative. C’est dans cette jonction entre pouvoir (son analyse, sa déconstruction, sa redistribution) et création que réside le fil rouge de son cheminement.
En tant qu’historienne de formation, j’acquiesce vivement quand elle mentionne que la créativité peut parfois sembler limitée en sciences humaines. Elle a tout de même essayé de penser en dehors de la fameuse boîte, à travers une hybridation de méthodologies au cours de sa maîtrise. Parfois, ne remet-on pas aussi en question la forme, et la boîte en elle-même? Marie-Hélène me confie que, lorsqu’elle regarde sa vie, ce dont elle est la plus fière, ce sont les projets réalisés avec « le collectif », un aspect central de ses luttes, en réponse à des systèmes trop lourds, paternalistes. C’est dans cet esprit qu’elle a participé à créer le syndicat SÉTUE UQAM , avec trois mille étudiant·es employé·es, une autre façon pour elle de redonner le pouvoir, de manière collective.
Le « lightbulb moment »
Après ses études, elle évolue dans le communautaire à travers des projets d’innovation sociale. L’un d’entre eux consistait à aider des personnes à mobilité réduite à prendre en charge leur situation de vie et d’habitation, une autre façon de leur redonner du pouvoir. Elle fait un saut dans le milieu du développement régional et de la concertation, et développe ses capacités stratégiques. Elle rencontre des innovateurs sociaux avec des méthodes qui permettent de reprendre le pouvoir et de cultiver une curiosité radicale. Et c’est là qu’elle a eu son « lightbulb moment ». Elle tombe en amour avec les méthodologies de leadership participatif et du design centré sur l'humain dont le design social, une approche qui ne se limite pas à la création d’objets ou de services, mais vise à transformer les systèmes et les relations humaines pour améliorer les conditions de vie, renforcer l’inclusion et stimuler l’innovation sociale. Ce sont des outils pour creuser la source d’un enjeu avec les personnes concernées avec créativité. « Je ne pouvais plus travailler autrement, sinon, je me trahissais », lance-t-elle entre deux gorgées de café.
Danser entre les échelles
À travers le design centré sur l'humain elle découvre comment accompagner les gens à jouer dans un système rigide, comment contourner ce qui doit être contourné, naviguer d’une échelle à l’autre, du plus petit au plus grand, danser entre elles. Le titre de cet atelier, donné dans le cadre de la Journée des savoirs ouverts 2024, l’a interpellée. « Les relations sont des systèmes, » me dit-elle. Dans ces systèmes, on se positionne, on cherche des allié·es, on apprend à danser entre les échelles. Cela demande une grande agilité pour s’adapter tout en restant fidèle à soi-même, un équilibre entre transformation et intégrité. Elle évoque un glissement de l’action vers l’être; il ne s’agit plus seulement d’agir, mais de cultiver l’être, d’incarner ses intentions.
À son entrée en poste dans l'équipe de coordination du RADN, elle a rencontré les ADN et s’est demandé comment elle pouvait les préparer à acquérir des compétences transversales pour naviguer dans la transformation numérique, comment elle pouvait leur donner confiance pour changer le système, ensemble. C’est là que la notion de souveraineté, très importante pour elle, entre en jeu : « Il faut y aller avec celleux qui veulent », m'explique-t-elle. C’est délicat de challenger les personnes perçues comme récalcitrantes, on ne veut pas déranger, ou encore créer des émotions qui peuvent bloquer le processus. On peut défier, mais avec bienveillance, maîtriser l’art de poser les bonnes questions et, surtout, jouer pour dédramatiser. Marie-Hélène croit profondément que si un groupe goûte à ces pratiques, ça leur apportera beaucoup. La clé pour une transformation profonde, mais douce, réside dans la bienveillance, la tendresse, la relaxation, la dédramatisation, et dans le fait de trouver du plaisir dans un espace de jeu et d’exploration.
Je comprends que la pensée design est politique ? Elle acquiesce. Les rapports de pouvoir sont présents partout. Toute méthodologie est politique, car elle révèle ces rapports de pouvoir, les expose, et nous invite à les naviguer. Ce qui distingue la pensée design, et plus particulièrement l'approche du design centré sur l'humain qui en est issue, c’est qu’elle reflète une volonté politique de recentrer les solutions sur les individus et leur expérience. Plutôt que d’imposer des solutions « descendantes », elle redéfinit ces rapports de pouvoir en intégrant les parties prenantes au processus de décision. Il s’agit d’embrasser totalement ces dynamiques et de « danser » dans les diverses perspectives. En co-créant, cette méthodologie met en lumière ce qui converge et diverge au sein d’un groupe. Ces « pépites », comme elle les appelle affectueusement, sont des ressources précieuses qui permettent aux individus de reprendre du pouvoir sur la définition des problèmes et la construction des solutions. Faire place à la différence dans le respect, c’est accepter que la pensée design dévoile non seulement des pistes d’action, mais aussi des tensions. Assumer ensemble ces choix, c’est en faire une force transformatrice et inclusive.
Entre la girafe et le colibri
J'aime poser des questions inattendues qui brisent la glace de la surface et nous amènent à plonger profondémment en nous pour réfléchir. Lorsque je demande à Marie-Hélène comment elle sait qu’elle a bien fait son travail, elle me répond que c’est son baromètre intérieur. Bien faire son travail, ce n'est pas « être sur son X », ce n'est pas immuable; c’est plutôt un flow, c'est être alignée, avoir la liberté d’expérimenter. C’est également recevoir de la rétroaction de l’équipe, des gens, et prendre conscience des effets de son travail. Si elle avait à choisir un animal pour se décrire, elle choisirait la girafe, qui pose un regard neuf sur la situation pour mieux la voir dans son ensemble, et sans doute un colibri, agile, qui butine d’idée en idée, qui explore différentes perspectives avec précision et considération. J'aime la dissonance entre cette girafe au long cou et le minuscule colibri. C’est aussi ça, danser entre les échelles. Pour Marie-Hélène, son rôle peut, et doit, évoluer. En adoptant une posture apprenante, qui guérit de la performance, elle souhaite aider les gens à abandonner le perfectionnisme et à se permettre de se questionner au fil des jalons et des saisons. À chaque jour, elle cherche à mettre l’emphase sur ce qu’elle a envie de vivre, à faire de la place à l’expérimentation, à se mettre en abîme, et à se montrer vulnérable.
Je partage pleinement cette vision, et c’est ce qui rend notre collaboration, je crois, si fluide. Si vous vous posez la question, cher·es lecteur·ices, notre atelier s'est déroulé à merveille, dans le jeu, l’agilité, la créativité. Marie-Hélène ne se perçoit pas comme une maître Jedi – elle est humble. Elle incite les gens à trouver le pouvoir et la créativité en elleux-mêmes et à les faire jaillir. C’est aussi la beauté, la puissance et la complexité dans l’art de faciliter: de ne pas briller, mais de faire briller les autres.