Cette note a été produite dans le cadre de la programmation du colloque Politique des communs (2024) organisé par le CRITIC au 91e congrès de l'ACFAS.
Cet acte a été rédigé par Marise Proulx, Marietou Niang et Pascaline Lebrun. Celles-ci sont membres du Collectif de recherche participative sur la pauvreté en milieu rural (CRPPMR), équipe de recherche affiliée à l’UQAR ayant comme mission de coproduire des connaissances au carrefour de la ruralité et de la pauvreté.

Marietou Niang est professeure régulière au Département de psychosociologie et travail social à l’Université du Québec à Rimouski. Ses intérêts en recherche mobilisent les théories systémiques et la recherche qualitative et participative. Ses sujets d’intérêt portent sur les inégalités sociales, l’accès aux soins, la pérennité et la mise à l’échelle des innovations en santé, la gouvernance des innovations sociales. Chercheuse au Collectif de recherche participative sur la pauvreté en milieu rural, elle s’intéresse également aux perspectives émancipatrices en recherche avec une grande considération de la justice épistémique.
Marise Proulx est une citoyenne engagée dans la lutte à la pauvreté depuis 2013, porte-parole du Groupe de réflexion et d’action sur la pauvreté (GRAP) local et régional, marraine de la communauté de pratique d'experts de vécu Ensemble et AVEC et déléguée régionale au Collectif pour un Québec sans pauvreté. Membre du Collectif depuis 2020.
Pascaline Lebrun est Travailleuse sociale de formation et actuellement professionnelle de recherche pour le Collectif de recherche sur la pauvreté en milieu rural à l’Université du Québec à Rimouski. Pascaline a travaillé vingt ans dans le milieu communautaire au Québec. Ses implications professionnelles visent le changement social et c’est grâce à plusieurs projets novateurs qu’elle s’est engagée comme chercheure-intervenante. Ses sujets de prédilection sont larges et elle s’intéresse particulièrement à la lutte à la pauvreté, au mouvement et approches féministe ainsi qu’aux trajectoires migratoires.
Résumé
Notre démarche s’inscrit dans une visée de justice épistémique et cognitive, nous reconnaissons qu’il existe des mécanismes d’exclusion et de hiérarchisation épistémologique de la production scientifique. En ce sens, nous avons adopté un mode de gouvernance et de co-production des connaissances sur la pauvreté, la ruralité et les méthodes de recherche participative qui repose sur trois expertises (académique, de pratique et de vécu de la pauvreté). Ce mode de gouvernance se heurte à l’hégémonie de la recherche universitaire basée sur l’expertise académique. Ainsi, l’objectif de notre prise de parole est de présenter notre mode de gouvernance partagée et de relever les défis et les enjeux de pouvoirs que cela soulève au sein des membres et avec les institutions académiques et de recherche qui gravitent dans l’univers de la recherche.
Our approach is rooted in a desire for epistemic and cognitive justice, and we recognize that there are mechanisms of exclusion and epistemological hierarchization in scientific production. In this sense, we have adopted a mode of governance and co-production of knowledge on poverty, rurality and participatory research methods based on three expertises (academic, practical and lived experience of poverty). This mode of governance clashes with the hegemony of university research based on academic expertise. The aim of our talk is to present our shared governance model and to address the challenges and power issues it raises within our membership and with academic and research institutions.
Mots clés : Savoirs tissés, Ordre des communs, Recherche action participative, Mode de gouvernance partagée, Enjeux de pouvoirs
Woven knowledge, Order of the commons, Participatory action research, Shared governance mode, Power issues
En tant qu'équipe de recherche au sein de l'Université du Québec à Rimouski (UQAR), l’objectif du Collectif est double : produire des connaissances de l’ordre des communs en croisant les domaines des pratiques sociales, de la ruralité et de la pauvreté, et également contribuer au mieux-être des individus et des collectivités rurales. Situé au cœur du département de psychosociologie et de travail social, le Collectif bénéficie d'une expertise multidisciplinaire qui lui permet d'aborder la complexité des problématiques liées à la pauvreté en milieu rural de manière holistique. Son ancrage territorial dans la région de Chaudière-Appalaches lui confère une connaissance approfondie des enjeux spécifiques à cette région, tout en permettant une collaboration étroite avec les acteurs locaux.
En contribuant à l'avancement des connaissances sur la pauvreté et au développement des pratiques sociales en milieu rural, le Collectif vise à contribuer à la lutte contre la pauvreté et dans la promotion du bien-être des populations rurales. Sa mission de co-production de connaissances implique une approche participative et collaborative, où chercheurs.ses et membres de la communauté travaillent ensemble pour trouver des solutions innovantes et adaptées aux réalités locales.
La littérature est prolifique à propos des communs et il s’agit d’un champ en ébullition tout autant au niveau pratique que théorique. Ainsi, plusieurs définitions existent afin d’aborder ce phénomène (Furukawa Marques et Durand Folco, 2023; Bonet, 2011). Au sein du Collectif, nos réflexions actuelles sur les Communs s’articulent autour de trois points d'ancrage nommés dans la littérature, notamment par Élinor Olstrom (2010).
Ces points d’ancrage sont :
- Un bien matériel ou immatériel ➡️ la ressource
- Une communauté bien définie
- Une structure de gouvernance
Notre bien immatériel qui est notre ressource se caractérise par un savoir issu de la co-production des connaissances que l’on nomme des savoirs tissés. Il existe plusieurs types de savoirs comme les savoirs expérientiels, pratiques, académiques et ceux de l’ordre des Communs. La co-production et la cogestion de la production des connaissances par différentes personnes d’univers différents sont un pilier pour que notre ressource, les savoirs tissés, puisse exister dans une logique de justice sociale (Gélineau et al., 2024). En effet, les savoirs tissés reconnus de l’ordre des communs remettent en question et transforment le rapport hiérarchique en recherche, ou tout simplement, le pouvoir des chercheurs.ses de décider des objets de recherche, des finalités ou encore des modalités de production des connaissances. Coproduire des connaissances interpelle d’abord sur un changement de vision de la science et une vigilance épistémologique et éthique sur comment elle est produite. En ce sens, notre Collectif se positionne dans une vision de reconnaitre d’abord que les savoirs tissés, de manière rigoureuse et systématique soient utiles et aient du sens pour les collectivités, notamment pour (i) les intervenants et professionnels de terrain afin d’améliorer leurs pratiques tout en favorisant de meilleures conditions de vie; ainsi que (ii) pour les personnes concernées par les problématiques explorées, dans ce cas-ci de la pauvreté.
Faire commun implique ainsi de changer les pratiques, notamment de comment nous mobilisons les autres expertises, autre qu’académiques, dans les processus, les décisions. Pour cela, dans une vision de justice épistémique, il est fondamental que leurs savoirs soient reconnus et mis en commun tout au long de la production des connaissances, de l’idéation à la diffusion des résultats de recherche. Cette mise en commun ne peut se faire sans un renversement du pouvoir, traditionnellement détenu par le chercheur ou la chercheuse universitaire vers la communauté réunie autour de ce qui fait commun. En se situant dans ces pratiques de faire Avec et Ensemble, le Collectif renforce son engagement envers une approche participative et collaborative de la recherche, où les connaissances sont coconstruites et utilisées pour activer le changement social et lutter contre les inégalités sociales.
Ce type de connaissances s’entrechoque avec la culture dominante en recherche qui privilégie davantage la propriété exclusive intellectuelle des œuvres, par le droit d’auteur, les brevets ou encore les licences. Les différents régimes de propriété intellectuelle peuvent être des mécanismes d’exclusion des autres membres du commun de leur propre savoir (Culture libre, 2017) et maintenir des rapports de domination normalisés. Selon Elinor Ostrom (Weinstein, 2013), l’usage collectif de la ressource permet d’aller à l’encontre de la propriété exclusive (telle que connue dans la publication scientifique par exemple), elle parle de faisceau de droits (bundle of rights) qui est un ensemble de droits d’usage : droits d’accès, de prélèvement, de gestion, d’exclusion, d’aliénation pour préserver les ressources. Au sein de notre Collectif, nous pensons que la coproduction des connaissances implique que les expertises non académiques puissent exercer certains droits : (i) le droit de parole permettant aux personnes concernées de pouvoir être ancrées dans leurs propres expertises, de pouvoir les formuler et les valoriser; (ii) le droit de penser qui détermine une capacité d’analyse critique de la part de tous et toutes et surtout en dehors des seul.es chercheurs.ses académiques, (iii) le droit de produire rigoureusement des savoirs et de participer aux processus et décisions; (iv) le droit de cité qui réfère à la propriété intellectuelle des résultats obtenus et de leur utilisation par tous les acteurs, dont les personnes expertes de vécu en tenant compte des contextes et des enjeux sociopolitiques (Dupéré et al,. 2012, Gélineau et al., 2012). Ainsi, se situant dans le champ de la recherche action participative, la coproduction des connaissances doit favoriser la démocratisation de la science, et permet d’agir sur les rapports de pouvoir afin de contribuer au changement social dans une perspective de droit et de justice sociale.
Nous proposons alors qu’en coproduisant des connaissances, le pouvoir des autres expertises ne doit pas être limité autour des pratiques de recherche, mais également dans les décisions, les modes de fonctionnement et les orientations. Quelles que soient les étapes de réflexion, grâce à l’implication d’expertises autres qu’académiques, il s’agit de définir ensemble les sujets d’étude, la question de recherche, les méthodes et techniques de collecte de données, de participer activement à l’analyse et à la diffusion des savoirs à travers des colloques, des webinaires, la rédaction d’articles scientifiques, de décider de l’utilisation du budget de la recherche, etc.
Le second point d’ancrage est celui de la communauté. La communauté au Collectif se compose de cochercheurs.ses issu.es des trois expertises (du vécu de la pauvreté, de la pratique et académique). Les citoyennes et citoyens, ayant l’expertise du vécu de la pauvreté, sont directement concernés par la pauvreté en milieu rural; ils et elles ont vécu cette situation, en connaissent les réalités et ont le désir de collectiviser leurs expériences. Les experts de la pratique sont des intervenant.e.s communautaires, des professionnels du réseau de la santé ou des élus locaux. Enfin les expert.e.s académiques sont les professeur.es chercheur.es. La communauté a un ancrage territorial fort; ce qui lui permet de pouvoir s’enquérir et de s’intéresser aux problèmes émergents dans les milieux. Au sein de cette communauté, les savoirs tissés doivent avoir du sens « terrain », ils doivent être compris et accessibles pour les personnes impliquées dans leur production et leur utilisation.
Le troisième point d’ancrage est celui de notre mode de gouvernance partagée. Le Collectif ou le chœur de l’orchestre est un lieu où se dessinent les grandes orientations et où se passent les réflexions ainsi que les discussions sur les questions de la pauvreté en milieu rural, les projets de recherche, etc.

Plusieurs espaces au sein de l’orchestre facilitent le travail et les diverses prises de décisions. Ainsi, le grand Collectif est constitué par des co-chercheurs du Collectif (experts du vécu, experts de la pratique et les experts académiques). Ce grand cercle se réunit quatre à cinq fois par année. Par ailleurs, le comité de coordination (coco) est composé de la direction scientifique du Collectif, de la coordination ainsi que des membres de chacune des expertises déléguées par le grand collectif. Le coco assure le suivi de ce qui s’est dit au grand collectif. Il prend des décisions opérationnelles et se réunit plus régulièrement (six fois par année ou plus selon les besoins).
Quelques enjeux et défis : un tour d’horizon
Les enjeux de pouvoir se manifestent particulièrement lors des prises de décisions, notamment en ce qui concerne les publications et les droits d'auteur dans le domaine de la production scientifique, ainsi que dans les dynamiques institutionnelles et les modalités de co-production des connaissances. Dans notre Collectif, nous nous engageons souvent dans nos espaces de coproduction et de cogestion à reconnaitre les disparités de pouvoir entre les différentes expertises. En ce sens, nos pratiques pour penser à un équilibre des pouvoirs est d'engager des discussions franches et courageuses pour comprendre l'origine des problèmes et trouver des solutions équilibrées. Lors d’un dissensus, il est possible de se rassembler en groupe non mixte, par expertise afin d’échanger plus librement et par la suite, nous revenons en grand groupes toutes expertises confondues afin de poursuivre les réflexions.
Il est indéniable qu'un décalage culturel entre les différentes expertises peut entraver la communication et la collaboration. Pour surmonter ces obstacles, le Collectif favorise la proximité et la compréhension mutuelle en prenant le temps de se connaître et de reconnaître les connaissances de chacun. Par exemple, le partage de repas avant les rencontres nous permet souvent de socialiser et de tisser des liens; ce qui permet d’arriver à la rencontre avec plus d’ouverture et confiance les uns.es envers les autres. D’autres de nos pratiques sont de diversifier les outils de communication, tels que des métaphores, des images et des codes de couleurs, pour favoriser un langage commun facilitant la compréhension. Il est important pour notre Collectif de rester vigilants aux injustices épistémiques que nous pourrions répéter par inadvertance lors de nos processus. Par exemple, les experts académiques ont un vocabulaire riche et plus d’habiletés de communication que les experts de vécu en raison de leur profession. D’où la nécessité de rester prudents et conscients des enjeux de pouvoir. La présence de marraines au sein de la communauté d'experts de vécu permet également d'offrir un soutien personnalisé selon les besoins des participants.
Les processus non reconnus par les institutions peuvent être une source de difficultés, notamment en raison du décalage entre le temps institutionnel et le rythme réel des projets impliquant plusieurs expertises. Nos pratiques de coproduction des savoirs tissés ne sont pas communes au milieu universitaire, ce qui nous emmène souvent à nous heurter à des contraintes institutionnelles qui sont fondées sur la seule expertise académique. Pour remédier à cela, il est nécessaire d'engager un travail approfondi avec les différentes instances universitaires pour faire reconnaître la contribution d’autres types d’expertises (pratiques et de vécu). Cette reconnaissance pourrait inclure des initiatives telles que la rémunération ou la compensation financière des experts.e.s de vécu, ainsi que des ajustements dans les échéanciers institutionnels et les comités d’éthique pour tenir compte des besoins spécifiques de ces projets.
Les enjeux de financement représentent également un défi majeur, notamment en ce qui concerne les projets préliminaires et ceux impliquant plusieurs expertises, qui sont moins financés en raison de leur méthodologie singulière. Pour relever ce défi, il est important d’explorer des sources de financement alternatives en dehors des canaux traditionnels, ce qui pourrait s'avérer bénéfique pour garantir la viabilité de ces projets.
Conclusion
En définitive, cette présentation avait pour objectif de relever notre conception des communs des savoirs qui est ancrée dans des pratiques singulières. En ce sens, nous pensons que coproduire et cogérer des savoirs avec les personnes concernées par les problématiques sont essentiels pour s’attaquer aux inégalités sociales grandissantes. Ces façons de faire se heurtent souvent à l’hégémonie capitaliste, toutefois nous pensons que le renversement des rapports de pouvoir dans le micro, au sein de notre Collectif, de notre université et encore dans nos territoires d’action, permet d’oser le changement et de proposer des alternatives possibles pour le changement social.
Bibliographie
Cultures libres. (2017). L’assaut propriétaire des savoirs scientifiques et traditionnels https://www.culturelibre.ca/recherches-juridiques/2017-lassaut-proprietaire-des-savoirs-scientifiques-et-traditionnels/
Bonet, L. (2011). Compte rendu de Gouvernance des biens communs, pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Elinor Ostrom. Éditions De Boeck, 1990, trad. française 2010. Revue internationale de l'économie sociale, (320), 116–118. https://doi.org/10.7202/1020912ar
Dupéré, S., Gélineau, L., Dufour, E., Dupuis, M-J. (2022). Soutenir la participation des personnes en situation de pauvreté à la gouvernance d’un projet de recherche-action participative (RAP) : défis et leçons à partir d’un projet de recherche sur l’autonomie alimentaire. OpenScience.
Gélineau, L., Dupéré, S., & Richard, J. (2024). Participatory action research: The woven collective analysis approach to recognize experiential knowledge of poverty. Action Research, 22(1), 32-50. https://doi.org/10.1177/14767503231205237
Gélineau, L., Dufour., E. et Belisle M. (2012). Quand recherche-action participative et pratiques AVEC se conjuguent : enjeux de définition et d’équilibre des savoirs- Mères et monde. Recherches qualitatives (13), p35-54
Ostrom, E., (2010). Gouvernance des biens Communs. De Boeck
Furukawa Marques, D. et Durand Folco, J. (2023). Omnia Sunt Communia : un état des lieux des Communs au Québec. Recherches sociographiques, LXIV, 1, p7-27
Weinstein, O., (2013). Comment comprendre les « Communs » : Elinor Ostrom, la propriété et la nouvelle économie institutionnelle. 14. Revue de la régulation. https://doi.org/10.4000/regulation.10452