Pouvons-nous encore espérer améliorer nos institutions sans qu’elles changent de paradigme, sans transformations profondes ? C’est la question qui m’habite en ce début de semaine lourde de pluie annoncée. Et il m’est venue ces images contrastées : le poisson qui sort du bocal versus celui qui y reste. Notre plus brillant bibliothécaire, David Lankes, avait repris avec humour pour la page de couverture de son célèbre livre « Expect More » ce mème utilisé jusqu’à l’écœurantite. À l’époque, il était synonyme de l’injonction d’innover ou encore d’exprimer son individualité mais moins de changer de paradigme. Plutôt que de reprendre telle qu’elle cette image bien répandue des années 2000, Lankes, dès 2012, avait doté son poisson rouge – l’institution bibliothèque ou la bibliothécaire elle-même ? – d’un aileron de requin.

Pour Lankes il ne s’agissait pas en effet de tenter la sortie du bocal. Le message d’Expect more (sous-titre : demander de meilleures bibliothèques pour le monde complexe d’aujourd’hui) était plutôt une injonction aux bibliothécaires de retourner à leurs fondamentaux (leurs mandats immémoriaux au nombre de 8 selon Lankes) mais aussi de les exprimer dans un langage compréhensible du commun des mortels afin que les citoyens et citoyennes que nous sommes aient AUSSI le pouvoir de réclamer à leurs bibliothèques d’être à la hauteur de ces mandats. Bref de l’impowerment sur toute la ligne de tous les membres de la communauté dont font partie aussi les membres de l’équipe de la bibliothèque et la conviction que nos institutions sont à leur meilleur lorsqu’elles sont sous le contrôle - ou tout au moins l’influence – directe des citoyens que nous sommes.

Je m’en rends compte toujours davantage, il y avait beaucoup de sagesse dans cette posture et cette image choisie par Lankes. D’abord l’empowerment était fait avec les moyens du bord : l’aileron un peu ridicule ceinturant le ventre du poisson rouge forçait à la modestie ou tout au moins au réalisme. Ne pas prôner l’innovation à tout prix, synonyme souvent de fuite en avant, c’était aussi et surtout prendre acte que les institutions ne peuvent se transformer que bien péniblement, elles qui sont là justement pour garder une certaine forme et constance à nos sociétés. Oui, elles changent néanmoins sous les coups de boutoir de transformations importantes de leur environnement – par exemple liées à la pandémie (note 1) - mais aussi au fil des nouvelles idées et formes d’agir qui naissent de la société civile (note 2). Elles changent aussi, malheureusement, comme tout ce qui est porteur de vie de nos jours, sous le joug du capitalisme débridé – celui qui fait qu’on « rationalise » et qu’on coupe toujours plus dans les budgets de services publics essentiels - mais aussi, il faut en être davantage conscient, sous le fardeau de la technologie denenue obligatoire.

Je me demande, à ce propos, comment il est encore possible de poursuivre plus longtemps nos ambitions d’expansion technologique dans le milieu des bibliothèques comme ailleurs quand on sait que BAnQ n’a plus de catalogue en ligne depuis un mois en raison du piratage de son fournisseur informatique - le pirate menaçant bien sûr nos données personnelles - et que notre fleuron national doit tout simplement doubler son budget annuel (de plus de 50 millions tout de même!) pour être capable de continuer à répondre à notre rêve du tout numérique. (Voir cet article de la Presse d’aujourd’hui sur le sujet). Cette technologie dont nous dépendons de plus en plus, en avons-nous réellement les moyens ? Que produit-elle en même temps ? Ces progrès technologiques dont certains d’entre-nous seulement peuvent profiter dans les faits ne les échangeons-nous pas contre autant de régressions éthiques selon le mot glané ces jours-ci dans la bouche d’Edgar Morin ? (note 3).

Mais il y avait une autre sagesse dans l’image et les propos de Lankes : il s’agissait de répondre à la complexité et on y arrivait en commençant par faire un retour sur soi : qui sommes-nous, et qui sommes-nous dans cet environnement qui est le nôtre. Lankes a aussi beaucoup insisté par ailleurs sur l’importance de connaître les rêves de la communauté dont on devrait pouvoir trouver un reflet dans l’espace de la bibliothèque. Un modèle de bibliothèque qui s’éloigne du modèle de la succursale, l’inverse du MacDonald donc, plutôt un restaurant ou un café de quartier.

Il est intéressant d'observer les évolutions de l’image initiale choisie par Lankes sur les couvertures des diverses traductions de son livre. Il semble bien qu’on ait été plutôt mal à l’aise par rapport à cette illustration initiale. Il est bien possible que l'appel à l'humilité et au réalisme, présent selon moi dans la page de couverture des 2 éditions en anglais d'Expect More n'ait pas été perçu des bibliothécaires bénévoles qui, pleins et pleines d'ardeur, se sont attaqués à leur traduction. On la supprime carrément l'image dans la version française, on la modifie dans la version espagnole en y ajoutant deux surprenants personnages cravatés et coiffés d’un phare doté de lèvres féminines (note 4) pour l’un et d’une cage ouverte libérant ses oiseaux pour l’autre. Le sous-titre ajouté à cette version est « ni t'imagines el que tens al costat de casa » ce qu’on pourrait peut-être traduire par « c'est fou tout ce que vous avez juste à côté de chez vous ». La couverture des Brésiliens colle un drapeau sur l’aileron de requin et insiste donc sur l’idée d’en faire une affaire nationale. Une autre façon de ramener le local dans la proposition initiale de Lankes peut-être.

C’est dans toutes ces rêveries enrichies chaque jour des nouvelles peu réjouissantes de l’actualité que j’essaie d’affronter toujours un peu plus loin la difficile question qui m’habite avec d’autres : nos institutions bibliothèques pourraient-elles faire plus pour nous en cette situation de crise qui est la nôtre, et comment ?

Pourraient-elles être la cavalerie attendue de certains par exemple de Dominic Champagne quand il soulignait dans son rapport final duPacte pour la transition , publié en novembre 2020, le besoin de mise en œuvre au Québec d’une « immense campagne d’éducation, de sensibilisation, de mobilisation » en matière de transition ? Les bibliothèques pourraient-elles aider avec davantage d’efficacité nos prises de consciences, évolutions socio-culturelles et mises en place de nouvelles solutions devenues de plus en plus pressantes ?

J’en suis de plus en plus convaincue, elles ne pourront le faire sans adopter une posture réflexive et résolument critique qui seule permettrait de quitter le pilote automatique et de travailler en conscience et humilité, main dans la main avec ceux et celles qui sont déjà à la tâche. Je le crains, fournir un mode d’emploi à ces bibliothèques ne suffira pas. Il faut pouvoir accepter soi-même de se transformer si on espère aider d’autres à le faire. C'est valable pour moi mais aussi pour les équipes de bibliothèques. Et pour se transformer dans l’adversité, faire preuve de résilience selon Cyrulnik, il faut pouvoir opérer dans un environnement sécuritaire, se donner le luxe du temps et pouvoir valoriser ses forces propres. Commencer par sécuriser les bibliothécaires sur leur pouvoir agir est donc un impératif comme l’avait bien compris David Lankes qui savait qu'on ne pouvait pas leur demander la lune.

Dans cette nouvelle décennie que certains appellent maintenant "décisive pour l’avenir de l’humanité" ou au minimum « décennie des transformations », un petit pourcentage de bibliothèques (10% ?) affronte en conscience ces enjeux de transformations profondes pour tenter de rester pertinentes (note 5). Je crois encore qu’accélérer cette transformation vers des bibliothèques davantage conscientes des enjeux de la complexité et, dans ce contexte, de leur pouvoir agir en matière d’éducation relative à l’environnement est possible et vaut la peine d’être tenté.

Dans l’idéal, nos institutions bibliothèques seront capables d’adopter enfin une posture :

  • à la fois confiante et humble : je suis puissant mais seulement ce nœud parmi tant d’autres ;  mon pouvoir est limité mais tout de même réel ; Et dans ce processus complexe de transformation j'ai le droit à l'erreur ;
  • réflexive et critique : je suis capable de me percevoir moi-même dans un tout plus large que celui que j’avais l’habitude de considérer ; je prends le temps de m’arrêter pour penser et de m’assurer de tenir compte d’un maximum de points de vue différents avant de passer à l’action ;
  • et bien ancrée dans le concret du local qu’il s’agisse de l’équipe elle-même ou du reste de la communauté dans son ensemble avec sa signature unique qu’il s’agit de percevoir de façon renouvelée, avec tous nos sens.

Bref il y a bien un changement de paradigme à opérer, une révolution à faire mais elle est immobile et elle se passe avant tout en nous-mêmes. Pas besoin de sauter du bocal, juste le percevoir différemment.

Bien sûr cette réflexion sur la capacité des institutions bibliothèques à se transformer porte aussi sur la question de la débureaucratisation nécessaire de celles-ci (un thème bien présent dans l'actualité de nos systèmes éducatifs, scolaires etc, en ce moment...). L'un des travers importants de la bureaucratisation est de réagir avec trop de retard à des défis immédiats et les questions environnementales font bien sûr, cruellement, partie de ces défis.

Edgar Morin résume la situation en 6 courtes pages très efficaces dans son livre La Voie publié en 2011. Ces 6 pages, devraient selon moi être lues et commentées d'urgence dans chacune des équipes de travail des bibliothèques. E. Morin y souligne la différence entre rationalité (à garder) et rationalisation (à remettre en question) et appelle les institutions à se transformer en organisations apprenantes (Peter Senge) capables de développer des modes d'organisation qui combinent : Centrisme/polycentrisme/acentrisme ; Hiérarchie/polyarchie/anarchie ; Spécialisation/polyspécialisation/compétence générale.

Ces évolutions, capables de nous protéger du bureaucratisme, - et les bibliothécaires n'en sont souvent pas assez conscients - sont déjà largement adoptées par d'autres (entreprises, coopératives...). La difficulté c'est que la débureaucratisation "doit inclure la restauration ou l'instauration du sens des responsabilités et de celui des solidarités". Et que pour que ça marche, jusqu'au bout, il faudrait des poly-réformes, donc une réforme de société au complet. Selon Morin : "La réforme des administrations ne peut se réaliser pleinement que dans un complexe de transformations humaines, sociales, historiques/.../ dont la réforme de la pensée politique qui suppose la réforme de la pensée, celle de l'éducation et de la démocratie ; elle est inséparables de réforme sociales et économiques, d'une réforme de vie, d'une réforme éthique /.../ ; la régénération de l'éthique est indissociable  de la régénération du civisme, lequel est indiscociable d'une régénération démocratique. Ces réformes dépendent d'une débureaucratisation salutaire, laquelle dépend d'elles. "

Complexe et bien délicat donc mais, devant la nécessité, je crois qu'on n'en a jamais été aussi près, au moins au Québec, non ?

Pour ne pas le perdre je mets ici le lien vers une présentation récente en 1'40 de ce qu'est la transition par les Chemins de la transition (Espace pour la vie+Université de Montréal).

Note 1 : Voir l’article de ce Collaboratoire pour un exemple bien réel dans le milieu des bibliothèques montréalais. Un article de La Presse d’aujourd’hui sur l’accélération des transformations du monde du travail suscitée par la pandémie constate qu’elles vont aussi dans le sens d’une plus grande écoute des gestionnaires, une plus grande autonomie des employés et en général un retour à ce qui fait encore du sens pour tous. Sur ce dernier point les changements à envisager seront peut-être plus drastiques que ceux prévus par l’auteur de l’article (cf #bullshit job )

Note 2 : Je pense à cet article de Franck W. Geels et ses représentations graphiques qui conceptualisent les transitions socio-techniques comme des processus évolutifs, interprétatifs et conflictuels. J’observe des échos de cette conceptualisation dans l’évolution des services des bibliothèques ici même bien souvent impulsés – voire même conduits - par des acteurs de l’économie sociale (Je pense par exemple au programme « lunch at the library across California » décrit ici .)

Note 3 : Quand Richard Branson se paye son trip spatial, combien d’entre-nous ne mangent pas à leur faim ? Je ne résiste pas à partager sur le sujet cette pétition réjouissante et toujours d’actualité « Do not allow Jeff Bezos to return to earth » ; Autrefois devant le délicat problème de réagir à ses éléments les plus asociaux, nos communautés avaient encore la possibilité du bannissement. Maintenant il nous reste le bannissement dans l’espace pour nos milliardaires et les cadeaux ou l’enfirouapage pour tous les autres quand ce n’est pas la surveillance généralisée…

Note 4 : Une représentation intrigante et intéressante peut-être à la fois pour l’association étrange du phare, un symbole phallique connu et de la femme, mais aussi, peut-être, pour le besoin de réintroduction de l’idée de leader ou tout au moins de vigile, qui m’interroge.

Note 5 : Voir le coup de gueule à ce sujet de la bibliothécaire américaine Rebekkah Smith Aldrich qui n’y va pas par quatre chemins dans son livre « Sustainable thinking, ensuring your library’s future in a uncertain world » paru en 2018. Elle indique page XVI de son introduction : « Il est carrément inconfortable de voir des bibliothèques qui ne comprennent pas comment elles sont perçues dans la communauté. Il est carrément inconfortable d'écouter des responsables de bibliothèque qui se concentrent sur les mauvaises choses. Il est tout à fait inconfortable de devoir assister à des conférences où l'on a la tête dans le sable .» ; page XVIII « Nous avons besoin de crédibilité comme jamais auparavant afin de faire le travail qui nous incombe. Notre engagement en faveur de valeurs fondamentales telles que la démocratie, la diversité et le bien public doit se refléter dans tout ce que nous faisons pour que notre message résonne. » ; page 3 de son chapitre titré Des perturbations à l'intérieur, à l'extérieur et tout autour : « L'utilisation des bibliothèques est globalement en baisse ». et enfin page 5 : « Il existe des dizaines de phares, de bibliothèques qui "font bien les choses", qui sont ancrées dans leurs communautés, qui travaillent vraiment main dans la main avec leurs voisins pour créer un monde meilleur grâce aux services des bibliothèques, mais elles ne sont pas assez nombreuses. Il n’y en a pas assez pour endiguer la vague d'incertitude qui plane sur l'avenir des bibliothèq ues».

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Réflexions d'une bibliothécaire qui veut en faire plus pour la transition
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Intégré par Pascale Félizat, le 15 mai 2023 14:19

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13 juillet 2021

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17 février 2023 09:12

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