L’architecture collective des solidarités à l’épreuve de la COVID-19

L’architecture collective des solidarités à l’épreuve de la COVID-19

Retour vers le futur : il y a un siècle, l’hygiénisme

Sur le plan de la philanthropie, on peut pointer de nombreuses ressemblances entre la recomposition des solidarités qui s’amorce aujourd’hui et la grande période hygiéniste (mi XIXe à début 20e siècle) en Amérique du Nord. Les grandes épidémies de tuberculose —un quart des enfants touchés à New York au début du siècle — furent des catastrophes sanitaires qui ont marqué toute la société. Comme aujourd’hui, leur propagation était aussi liée à un mode de production (concentration du prolétariat dans les villes de l’ère l’industrielle) et à des problèmes environnementaux (circulation de l’air et de l’eau). Pour y faire face, les élites politiques et les patrons philanthropes ont engagé un ensemble de réformes , aidés par des médecins et des urbanistes : prophylaxie, sanatorium, réseaux d’égouts, collecte des ordures, etc. Mais cette mobilisation est aussi marquée par la mise en place de réseaux de solidarité très importants, comme le souligne l’historien Olivier Zunz : structuration de la philanthropie par la création des grandes fondations, innovations sociales comme les « caisses de communauté », l’ancêtre de Centraide, et surtout de grandes campagnes de dons populaires. En 1905, 5000 États-Uniens sont impliqués dans la prévention de la tuberculose ; ils sont 500 000 en 1915. On a donc dans un premier temps un âge d’or de la philanthropie, progressivement érigée en paradigme sous le gouvernement Hoover, qui promouvait « l’État associatif », le localisme, les réseaux d’entraide et la société civile comme charpente de l’action publique.

Or quand la grande dépression a frappé en 1929, toute cette structure philanthropique s’est violemment effondrée, sous l’effet d’une très forte augmentation des besoins et d’une baisse des ressources des organismes. Entre 1929 et 1932, plus d’un tiers des institutions charitables disparaissent, faute d’argent. Face à l’explosion de la pauvreté, ce n’est pas la charité et les réseaux philanthropiques, mais le New Deal de Roosevelt qui va s’imposer, par la mise à l’avant-plan de l’État non seulement social, mais aussi économique, et la relégation au second plan des réseaux philanthropiques. Ajoutons que ce sont les deux guerres mondiales (dont la première est immédiatement suivie par la « grippe espagnole », qui fit entre 50 et 100 millions de morts à l’échelle internationale) qui ont aussi accentué le périmètre de l’État social, avec la mise en place d’une fiscalité adaptée et de politiques publiques importantes.

De la crise sanitaire à la récession économique : la valeur des vies et le prix des morts

Si l’on trace un parallèle avec aujourd’hui, il faut souligner que la période actuelle est marquée par un engagement fort de l’État sur le plan sanitaire et socioéconomique, mais aussi par un foisonnement d’initiatives solidaires et philanthropiques, notamment au niveau local. Les grandes fondations ont aussi réagi assez rapidement, à la fois en relayant les consignes et dispositifs gouvernementaux, en appuyant les initiatives locales et en soutenant les réseaux communautaires, y compris par des fonds d’urgences . Parallèlement, le gouvernement, au niveau provincial ou fédéral, a fait appel à la générosité des particuliers, en les enjoignant à donner du sang et à faire du bénévolat dans les organismes communautaires. La séquence actuelle est donc marquée par une sorte d’union transversale entre philanthropie et pouvoirs publics autour d’une sauvegarde des vies à tout prix.

Quid de la séquence à venir pour la philanthropie et les solidarités collectives ? De nombreux articles économiques nous mettent en garde contre la dépression économique qui nous guette, qui risque d’être aussi forte que celle de 1929. Et d’ores et déjà, Imagine Canada évalue la perte financière à cause de la COVID-19 pour les organismes de bienfaisance de 10 à 15 milliards de dollars, et demande la mise sur pied d’un fonds d’urgence de 8 milliards de dollars à Ottawa. Non seulement les grands donateurs et entreprises qui planifient leurs dons vont revoir leurs prévisions devant l’incertitude de cette grande dépression, mais le bénévolat — pierre angulaire du monde communautaire et de l’entraide — est mis à mal par les mesures de distanciation physique. De l’autre côté, la crise sanitaire rend visibles des vulnérabilités et accroît des inégalités déjà très fortes. Parallèlement, tant les dépenses publiques engagées actuellement par les gouvernements que les manques à gagner liés à la dépression à venir annoncent des réaménagements fiscaux majeurs. C’est aussi l’expérimentation, via la PCU (Prestation canadienne d’urgence), d’un revenu déconnecté du travail, qui relance la réflexion déjà ancienne sur la nécessité d’un revenu de base universel. Enfin, après un engouement collectif pour « aplanir la courbe » pour la maintenir sous « la droite » des capacités d’accueil de nos systèmes de santé, des voix se font entendre pour souligner que cette « droite » n’est pas un donné graphique immuable, mais le résultat de choix collectifs. À ce titre, nous payons actuellement la note des coupes budgétaires dans les services sociaux et sanitaires des dernières décennies. Dans de nombreux pays, les économies d’alors se révèlent bien coûteuses aujourd’hui. En somme, plusieurs tendances pointent vers de profondes transformations de nos mécanismes de solidarités collectives.

Pour ne prendre qu’un exemple, le sort fait aux personnes âgées dans les CHSLD suscite des indignations croissantes . Par-delà ces élans du cœur fort légitimes et les récriminations portées contre tel ou tel propriétaire négligeants, ce sont des questions plus structurelles qui se posent. Qui doit prendre en charge les aîné.es ? L’État, via un service public financé par l’impôt ? Le marché, via une offre lucrative et concurrentielle ? L’entraide, via la place croissante prise par les proches aidants — au Québec, près d’un quart de la population -majoritairement des femmes- dit déjà être proche-aidante, et les projections démographiques pourraient rendre cette proportion bien plus importante- ? Ces trois composantes ensemble, mais selon quel dosage et quels arbitrages collectifs ? On saisit à quel point le Welfare mix actuel est mis à l’épreuve par la crise sanitaire au niveau politique, économique, mais aussi moral.

Comment faire des choix collectifs pour « le monde de l’après » dans une démocratie confinée ?

Les bouleversements actuels annoncent donc de grandes recompositions dans l’architecture des solidarités. Le temps de l’urgence voit l’État reprendre un rôle central, à la fois par sa main gauche (soigner, protéger) et sa main droite (ordonner, punir) — y compris par des gouvernements plus enclins depuis des années à valoriser la main invisible du marché —, tandis que le réseau communautaire et les acteurs philanthropiques jouent un rôle de soutien (voire de maintien) des solidarités et de l’entraide en période de « distanciation sociale ». Mais quelle sera la place de chacun de ces acteurs dans la grande dépression à venir ? Les scénarios actuels apparaissent très ouverts. Si, pour un « monde de l’après », certains États s’engagent sur la voie d’un revenu de base (plus ou moins universel), évoquent des renationalisations et réhabilitent le « prendre soin » comme impératif collectif, les structures du « monde d’avant » ne sont pour autant pas démantelées. Elles peuvent même trouver dans la situation actuelle des occasions de se réinventer, à l’instar du capitalisme algorithmique . De même, la relocalisation économique et le repli nationaliste peuvent être funestes pour les solidarités à distance, notamment pour des pays du Sud qui risquent de souffrir très fortement, autant de la COVID-19 que de la grande dépression à venir. Nancy Fraser nous rappelle avec raison que les mécanismes de protection sociale ont leur versant d’émancipation, mais aussi de domination, quand ils orientent certains vers le marché de l’emploi et certaines vers l’espace domestique, qu’ils dessinent des frontières entre « nous » (les ayants droit) et « eux » (les autres) plus ou moins rigides ou poreuses, etc. Enfin l’articulation entre la crise sanitaire et la dépression économique qui s’annonce amène certains à justifier des logiques sacrificielles par des calculs comptables sur la valeur des vies (et des morts).

On saisit donc à quel point la situation actuelle pose un défi (avec sa part d’ombre et d’espoir) pour « faire société » ; les recompositions de son architecture peuvent être vigoureuses, comme nous le rappelle le début du XXe siècle. Or les choix actuels se déroulent dans une « démocratie confinée », où les gouvernements justifient leurs décisions par des impératifs sanitaires et des cadrages scientifiques qui suspendent toute mise en débat. Les activités parlementaires sont, sauf exception, gelées et les partis d’opposition inaudibles ou aphones. Les syndicats sont déstabilisés par la situation relativement inédite dans le monde du travail : activités économiques en pause, chômage massif mais pour l’instant en partie compensé financièrement, télétravail généralisé brouillant la dichotomie travail/hors travail, travailleurs précaires d’habitude invisibilisés et peu rémunérés dont on découvre aujourd’hui la centralité. Les mouvements sociaux sont atomisés par la distanciation physique et la rue interdite. En somme, un état d’exception, à l’image des gouvernements de guerre, dans lequel la délibération démocratique est suspendue. Alors comment "déconfiner la démocratie » à l’heure de prendre collectivement des décisions décisives pour l’architecture de nos solidarités?

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14 avril 2020

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17 février 2023 09:12

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