J’observe depuis quelques mois que plusieurs ressentent le besoin de politiser nos organisations, les espaces de concertation, les discours, la guérison, etc. Mais au fond, qu’est-ce que cela signifie exactement « politiser » ou « être politique »? Au printemps dernier, je me suis demandé si nous sommes politiques à Projet collectif, et si oui, à quel niveau. J’ai donc soulevé la question auprès de l’équipe, sans savoir à l’avance comment mes collègues allaient réagir.
J’appréhendais comment iels allaient accueillir cette invitation et si cela risquait de révéler des aspects sensibles. Nous nous connaissons bien en tant qu’équipe et avons, dans une certaine mesure, la chance de nous connaître personnellement et de nous faire confiance. Toutefois, nous ne connaissons pas toujours quel est le degré d’aisance de chacun·e face à ces questions.
Avec une grande ouverture, tout le monde a accepté de plonger dans cette question aux contours mystérieux. C’est dans une ambiance conviviale que nous avons abordé ce sujet, lors du lac-à-l’épaule 2024. Le fait de se retrouver dans cette petite salle en plein milieu du superbe site de Jouvence, en Estrie, en cette journée particulièrement chaude de début d’été, accentuait notre impression de prendre du recul sur nos projets quotidiens. C’est déjà tellement plus agréable d’aborder des discussions de fond sans devoir interpréter le langage non verbal à travers des webcams!
Je vous présente aujourd’hui quelques notes, bonifiées de nouvelles réflexions qui ont émergé depuis. Les discussions, très riches, ont permis de valider certaines intuitions, tout en soulevant des aspects plus surprenants. Voici donc mes notes, qui vous permettront peut-être de mieux comprendre Projet collectif, mais aussi d’inspirer des discussions complémentaires au sein de vos organisations. Nous serions d’ailleurs ravi·es de vous entendre et d’en discuter avec vous.
Je vous dévoile tout de suite un punch : la réflexion peut emprunter plusieurs chemins… et elle reste ouverte !
C’est quoi, être politique?
La réponse facile serait d’affirmer que « tout est politique ». Développer des partenariats, chercher du financement, élaborer une théorie du changement, prioriser des actions, instaurer une culture organisationnelle, bâtir des liens de confiance et trouver un rythme de travail… tout cela est politique! Déjà, le fait d’exister en tant qu’organisation, de se positionner dans l’écosystème et d’initier des dialogues, voire parfois d’agir « diplomatiquement », sont des gestes loin d’être neutres.
Si tout est politique, il serait peut-être plus facile de commencer par définir ce que nous ne sommes pas, comme l’a fait remarquer une collègue. Par exemple, nous ne faisons pas de politique partisane et nous ne portons pas des discours ou des revendications, bien qu’une partie de notre travail consiste à mettre en valeur une diversité de voix. Nous ne portons par le rôle d’un syndicat ou un réseau sectoriel dont l’un des mandats serait de revendiquer des positions, de défendre des membres, de rédiger des mémoires ou d’influencer les politiques publiques. Si cela paraît évident à dire, je remarque toutefois que la ligne est parfois mince pour de nombreuses organisations et communautés de pratique.
À partir de ces constats, nous avons ressenti un certain vertige. Il existe mille et une façons de prendre position, de manière plus ou moins affirmée ou visible, et de participer aux grands débats de société. La discussion peut même être risquée et délicate. Il est possible de percevoir un écart entre nos positions personnelles et celles du collectif, de ne pas adhérer à une vision commune, ou encore de manquer de marge de manœuvre dans un monde complexe et changeant. Nous comprenons l'importance cruciale de donner du sens à nos actions; pour plusieurs, ce sens est enraciné dans des préoccupations sociales bien définies.
Les enjeux liés à l’image sont également sensibles : une organisation trop peu politisée risque d’être critiquée pour son manque de proactivité, d’affaiblir la portée de sa mission, de voir sa capacité de mobilisation diminuer, et de passer à côté d’opportunités de contribuer à des changements souhaitables. Il s’agit donc d'un espace où il faut naviguer avec intelligence.
Néanmoins, « être neutre, c’est aussi prendre position ». En ces temps d’incertitude, de vulnérabilité collective et de polarisation, nous ne pouvons peut-être plus nous permettre le luxe d’être apolitique. « Le silence est aussi politique. Ce que nous choisissons de ne pas aborder relève d’un choix politique. Si nous fermons les yeux sur une situation grave par crainte de perdre un financement ou un partenariat, nous perdons en cohérence. »
La question commence donc à se préciser. Nous savons sur quels terrains nous ne souhaitons pas nous aventurer, mais nous savons aussi qu’il est impossible de ne pas être politique. Le champ des possibles reste vaste… La question qui suit est donc peut-être davantage : en quoi souhaitons-nous être politiques ?
Ici encore, il y a une marge entre les aspirations individuelles et le « projet collectif ».
Nous prenons quelques instants pour nous étirer et saluer une famille d’outardes qui passe près de la salle où nous nous trouvons, avant de poursuivre la discussion.
Pour des savoirs ouverts
La glace cassée, on sent bien que l’équipe se plonge en mode réflexion. Quelques silences s’installent et on les laisse vivre - un autre avantage de ne pas être en visioconférence.
En réalité, il n’est pas tout à fait juste d'affirmer que nous ne portons pas un discours, puisque nous croyons profondément en l’importance de notre mission et nous travaillons, voire militons (osons le mot !), pour faire reconnaître sa valeur – comme plusieurs autres organisations de soutien.
- Nous sommes convaincu·es qu’il est essentiel de faciliter l’accès aux savoirs dans toute leur diversité. Nous sommes également persuadé·es qu’il est crucial de soutenir des collaborations riches et basées sur la confiance entre les différents acteur·trices qui œuvrent au sein de notre société;
- Pour y parvenir, nous pensons qu’il est nécessaire de rassembler nos efforts pour favoriser la captation, l’édition, la diffusion, l’appropriation et l’actualisation de savoirs ouverts, tout en soutenant la création et l’animation d’espaces de collaboration, de co-apprentissage et de partage des communs, que l'ont souhaite exempts de toute forme de discrimination, de racisme et d’oppression;
- Ces intentions exigent de réunir les expertises nécessaires, de mener des projets audacieux et de mettre en place des infrastructures collectives, notamment par le biais d’outils numériques accessibles, éthiques et portés ensemble. Cela implique aussi de reconnaître l’importance de la collaboration et de l’accès aux savoirs, ainsi que d’assurer le financement de ces initiatives.
Ces trois éléments constituent bien un « discours politique ». La discussion nous permet de le confirmer et d’affirmer notre volonté d’assumer clairement ce discours, de l’approfondir et même de le porter auprès de la société en général, de nos partenaires, de nos bailleurs de fonds et des décideur·euses politiques. Voilà qui est dit. Et personne ne s’est enfui en courant !
À bien y réfléchir, des collègues font remarquer que ce discours est probablement plus subversif qu’on ne le pense. Stimuler la collaboration et le partage des savoirs implique d’opérer des changements de culture et de paradigmes. « Accroître les capacités et le pouvoir de faire, c’est en soi une intention, c’est faire émerger un nouveau monde. »
Il en va probablement de même pour chaque organisation : s’il y a un discours que nous sommes prêt·es à défendre, c’est bien celui que sous-tend notre mission. Et tant mieux s’il existe une adéquation entre les valeurs personnelles des membres de l’équipe et celles de l’organisation. Cela donne du sens à notre travail. Il est bon de se le rappeler, de le réaffirmer, de s’assurer de sa pertinence, de rester autocritiques, voire de maintenir ces intentions vivantes et évolutives dans un contexte en constante transformation.
Aux croisements de perspectives
Là où la discussion devient plus nuancée et complexe, c’est qu’en tant qu’organisation, nous collaborons avec une multitude d’acteur·trices, au croisement de diverses perspectives et discours. J’étais heureux d’arriver à ce point, car il me semble particulièrement fondamental et sujet à interprétation.
Les missions de nos partenaires varient (démocratisation culturelle, société apprenante, autonomie alimentaire, justice environnementale, etc.) et certains d’entre eux œuvrent pour la reconnaissance de secteurs spécifiques (action communautaire autonome, économie sociale, développement des communautés, etc.). Y a-t-il un discours commun entre toutes ces organisations ? Chercher à en dégager un serait risqué, car certain·es ne s’y reconnaîtraient pas, et un tel exercice risquerait d’effacer les nuances et spécificités propres à chacun·e.
Plusieurs acteur·trices aspirent à une société plus juste, écologique et équitable, bien que l’action de certain·es ne se définisse pas forcément à partir de ces termes. D’autres jugeraient que le discours devrait être plus affirmé, voire radical. Cependant, ce n’est pas le rôle des organisations de soutien de définir ce qui nous relie ; du côté de Projet collectif, nous cherchons à rendre visibles et à dynamiser les intersections, les espaces de dialogue, les collaborations potentielles et les croisements de perspectives qui peuvent nous faire évoluer ensemble.
« La politique n’est pas l’harmonie, mais la civilisation du conflit. C’est la gestion collective des désaccords, par la mise en commun des paroles et des actes », écrivait récemment Jonathan Durand Folco (source).
Politique interne
La salle est de plus en plus chaude, canicule l’oblige, mais la conversation est également bien réchauffée et plus fluide, même si l’écoute reste de mise. En ce début d’été 2024, une douzaine de personnes prennent une pause pour discuter de politique en pleine nature… et tournent finalement ce regard sur elles-mêmes. C’est un passage obligé, peut-être plus sensible, mais qui fait du bien à nommer.
Approfondir cette réflexion nous pousse à analyser notre culture interne et les dynamiques de pouvoir, qu’elles soient explicites ou implicites. Malgré notre volonté de favoriser l’autonomie de chacun·e et le soutien mutuel, de promouvoir la transparence et la participation, de rapprocher la prise de décision de l’action, bref, de partager le pouvoir comme nous y invite l’ILOT, il reste encore du travail à accomplir.
Même en cherchant à rendre visibles et à combattre les oppressions, le sentiment d’urgence et le désir de performance, nous restons inscrits dans une culture marquée par ces dynamiques. Nous avons des réflexes à désamorcer collectivement, tant au niveau organisationnel qu’individuel.
Il est crucial de reconnaître ces réalités et d’en percevoir les manifestations, parfois subtiles ou implicites, parfois sans mots. « Le corps est politique, même quand on ne dit rien », nous rappelle une collègue. Élargir les marges de manœuvre, approfondir la confiance et aplanir les relations de pouvoir dans nos organisations reste un travail constant, qui demande beaucoup de vigilance, et qui est, en soi, politique !
Les politiques en matière d’équité, diversité et inclusion (EDI) peuvent par ailleurs rester superficielles, voire servir à redorer une image, sans plus rien signifier si l’on ne s’attaque pas aux causes systémiques. À ce sujet, je vous invite à consulter l’excellente thèse rédigée par notre collègue Samantha, dont voici un extrait :
« Quand les esprits et les corps se sont façonnés dans un cadre oppressant, rêver devient difficile. (…) Il faut s’attaquer aux racines du problème et avoir un engagement clair de transformation structurelle. »
Samantha Lopez Uri, « Résister et guérir : Déconstruire les systèmes d'oppressions dans nos organisations à travers les voix des intervenant.e.s racisé·e·s à Tiohtiá:ke/Montréal. »
Penser à soi et aux autres membres de l’équipe, en termes de confort, de vulnérabilités, de rythme, de ce qui nous motive et de ce qui donne du sens à notre travail, est également un acte politique. C’est peut-être aussi une forme de résistance contre la culture de la performance. Ces réflexions ont souvent émergé lors de ce lac-à-l’épaule : se mettre moins de pression, cesser de percevoir le ralentissement comme quelque chose de négatif, déconstruire l’idée même de productivité. Pourquoi ralentir devient politique ? Parce que nous internalisons souvent ces discours et que le bien-être ne relève pas uniquement de la responsabilité individuelle.
Intentions politiques
Une fois ces quelques éléments bien campés, la discussion est devenue effervescente, empruntant divers chemins qui resteront à explorer. On savait que d’autres sujets nous attendaient dans l’ordre du jour et que nous ne pourrions pas aller au fond de chaque idée. On sentait l’appel de reprendre un peu d’oxygène hors de cette salle surchargée, et également la crainte de perdre les idées qui nous venaient en tête. Le tout s’est donc continué en mode pop corn, pour éclairer cette fois un autre angle de la discussion, soit les intentions de nature politique dans nos projets.
Il y a, par exemple, les intentions qui se cachent derrière chaque décision, chaque parole et chaque geste. Nous disons souvent qu’il faut être plus intentionnel, notamment dans le travail d’édition des savoirs. Cela implique parfois de se reconnecter à nos motivations profondes.
Voici quelques exemples de gestes dont l’intention peut, dans une certaine mesure, être politique. Ces exemples ont émergé ici et là au cours de cette discussion stimulante. La liste pourrait s’allonger, et le fait de nommer ces gestes et de les rendre visibles pourrait ouvrir la porte à de nombreuses nouvelles discussions.
- Les choix éditoriaux, que ce soit dans nos infolettres, dans l’Édito quinzo ou dans les contenus mis en valeur. Il s’agit parfois d’inspirer ou de contribuer à légitimer ou comprendre certaines perspectives;
- La volonté de démocratiser la prise de parole et d’amplifier des voix qui ne sont pas suffisamment entendues;
- Le désir de « désintellectualiser » les débats, de les rendre accessibles, de faciliter divers niveaux de participation;
- Les principes d’action affichés sur le site web et dans nos documents organisationnels, par exemple « favoriser la création et le déploiement de communs » et « reconnaître l’interdépendance des défis sociaux et environnementaux et des intérêts organisationnels et individuels »;
- Le fait de nommer, de rendre plus visibles et de mieux comprendre les enjeux systémiques;
- La posture d’accompagnement critique, inspirée ici du travail de Communagir, d’autocritique ainsi que d’indépendance d’esprit et d’action, impliquant une transparence et une confiance réciproque dans la définition des termes des ententes contractuelles ou de financement;
- Le fait de prioriser le travail avec certaines communautés ou individus, ce qui implique parfois une certaine créativité face aux impératifs administratifs, logistiques ou financiers;
- La diversification des partenariats et des sources de financement pour assurer une pérennisation de l’action, des infrastructures collectives et du libre accès aux savoirs partagés;
- La volonté d’appuyer des transformations sociales en soutenant le développement des capacités et en aidant à surmonter les verrous;
- Le souhait de visibiliser les rapports de forces et les dynamiques de pouvoir, dans l’intention d’équilibrer ces forces;
- La conviction que la guérison est aussi collective et politique.
Et alors, sommes-nous politiques?
Il s’agit là de beaucoup de pistes pour un petit atelier en ce début de lac-à-l’épaule, alors que d’autres sujets nous attendent (ainsi que peut-être un orage), et que sans doute bien des questions resteront ouvertes. J’ai néanmoins l’impression que cette discussion amène de la clarté. En tout cas en ce qui me concerne, ces discussions ont continué à m’habiter dans les semaines qui ont suivi.
Prendre position à travers une multitude de gestes et développer un discours critique ne signifie pas forcément adopter une posture militante ou s’appuyer sur un discours politique rigide. En réalité, une certaine neutralité quant aux intentions politiques permet à une organisation comme Projet collectif de rester à l’écoute de différents groupes et d’identifier des points d’intersection et de dialogue possibles. Ce sont d’ailleurs ces espaces d’intersections et de complémentarités qui donneront la véritable portée politique des mouvements qui se constituent aujourd’hui.
Prendre parole, agir, choisir, prioriser, partager des idées, vivre ensemble… tout cela est déjà politique.
Lier nos actions à une analyse critique des enjeux et à des intentions de transformation systémique émancipatrice, tout en s’appuyant sur une mise en commun de savoirs divers et sur une collaboration plus profonde et authentique, constitue, oui, des gestes véritablement politiques, qui caractérisent l’action de Projet collectif. Ce qui l’est peut-être encore plus, c’est de désintellectualiser ces concepts et de les rendre concrets à travers des gestes tangibles!
Et puis aussi de vous entendre et d’en discuter avec vous. La porte est ouverte!