Thermodynamique, complexité, énergie et dérive climatique

Le vivant est formé de structures dissipatives d’énergie. Dans un système thermodynamique ouvert comme l'est la Terre, plus la complexité interne de ces structures dissipatives augmente plus elles consomment de l’énergie afin de maintenir cette complexité et plus elles génèrent de l’entropie (c.-à-d. du désordre) à l’extérieur de celles-ci.

Les sociétés humaines n’échappent pas à ces contraintes thermodynamiques. Plus particulièrement la technosphère requiert constamment des apports en énergie pour alimenter son fonctionnement. Il s’agit d’une conséquence directe des « mutations mémétiques » que permet notre mémoire culturelle ayant débuté dès les premiers hominidés en partant de la pierre taillée en passant par la conquête du feu jusqu’à la révolution néolithique, puis les autres développements de la technoculture menant à l'utilisation cumulée de toutes les sources d'énergie primaire disponibles sur notre planète. Toutes les révolutions industrielles allant de la machine à vapeur jusqu’à la 5G reposent sur l’abondance d’énergie pour les soutenir.

Jacques Monod a plaidé que le hasard et la nécessité étaient maîtresses de nos destinées. Il oubliait qu’un fil reliait ces deux notions, à savoir que l’émergence de la complexité requiert une augmentation d’énergie à l’entrée et de désordre à la sortie. Pourtant, Ilya Prigogine a bien montré que dans des systèmes loin de l’équilibre recevant de l’extérieur leur énergie, la complexité apparaît en favorisant la dissipation énergétique (lire: "Thermodynamique - Des moteurs thermiques aux structures dissipatives", 2016). L’espèce humaine n’échappe pas à cette règle fondamentale. Que l’énergie vienne à manquer et la complexité s’effondre comme une colonne d’eau gagnant la berge alors qu’elle n’est plus alimentée par la chaleur provenant d’un lac.

Il faudrait sans doute que la matrice, d’où a émergé la technologie ayant permis à notre civilisation de consommer « à toute vapeur » et « la pédale au plancher » l’énergie accumulée dans le ventre de la Terre, mute profondément. Que notre mémoire technoculturelle cesse de forger des outils dont la complexité nécessite des apports d’énergie toujours croissants que ce soit en amont ou en aval. Je doute profondément qu'un tel parcours décroissant devienne volontaire, car la technoculture humaine constitue une sorte "d'attracteur étrange" requérant la consommation de toujours plus d'énergie. Le devenir de notre civilisation technologique pourrait passer par différentes trajectoires, mais celles-ci tendent toutes vers une croissance de sa complexité, donc de l'apport d'énergie requis pour son maintien et de la production d'entropie (désordre) à l'extérieur de celle-ci.

Alfred J. Lotka a publié en 1922 "Contribution to the Energetics of Evolution" un article qui explore le rôle de l'énergie dans l'évolution des organismes vivants. Dans cet article, Lotka propose que l'évolution est le résultat de l'utilisation de l'énergie par les organismes vivants pour se développer et se reproduire. Il suggère que l'énergie est un facteur clé qui influence la survie et la reproduction des organismes, et que les organismes qui sont les plus efficaces dans l'utilisation de l'énergie ont un avantage sur les autres. Près d'un siècle plus tard, Eric Chaisson soutient la thèse que l'énergie entraîne l'évolution de la complexité dans l'univers. Il soutient que la complexité croissante de l'univers au fil du temps est directement liée à la disponibilité croissante de l'énergie, car des systèmes plus complexes nécessitent plus d'énergie pour maintenir leur organisation et leur fonctionnement (lire: "Epic of Evolution", 2011).

Cette idée est étroitement liée au concept d'énergie et d'évolution discuté par Lotka, car elle reconnaît le rôle central que joue l'énergie dans la formation de l'évolution des systèmes biologiques. Plus précisément, l'article de Lotka explore l'idée selon laquelle la vie doit être considérée comme un processus énergétique, et que la croissance et l'évolution des êtres vivants sont liées à l'échange d'énergie avec leur environnement. Lotka suggère que la vie doit être comprise comme un système ouvert qui puise de l'énergie dans son environnement, et qu'elle doit être capable de convertir cette énergie en travail utile pour maintenir son organisation et sa complexité. Dans "Energy Rate Density as a Complexity Metric and Evolutionary Driver", publié en 2002, Chaisson étudie le concept de densité de flux d'énergie, qui mesure la quantité d'énergie qui est utilisée par un être vivant ou un système par unité de temps et de surface/masse. Chaisson suggère que la densité de flux d'énergie peut être utilisée comme un indicateur de la complexité d'un être vivant ou d'un système, et qu'elle peut également jouer un rôle dans l'évolution des êtres vivants. Lotka a également proposé le principe de puissance maximale (Maximum Power Principle, MPP) pour expliquer le fonctionnement des systèmes évolutifs. Selon ce principe, les organismes sont censés maximiser leur puissance de transformation de l'énergie qu'ils utilisent, afin d'optimiser leur survie et leur reproduction.

Ce concept doit être comparé à celui du principe de production maximale d'entropie (Maximum Entropy Production Principle, MEPP) (lire: "How the Second Law of Thermodynamics Has Informed Ecosystem Ecology throughIts History" de EricJ, Chapman et autres, 2015) qui décrit le fait que certains systèmes, comme les systèmes écologiques et environnementaux, tendent à produire le maximum d'entropie possible. L'entropie est une mesure de la quantité de désordre ou de chaos dans un système découlant de sa consommation d'énergie. Le concept de Maximum entropy production principle (MEPP) est une idée qui a été proposée pour expliquer le comportement et la dynamique de certains systèmes thermodynamiques hors d'équilibre. Selon cette idée, ces systèmes tendent à maximiser leur production d'entropie, c'est-à-dire à dissiper le plus possible d'énergie de manière à maintenir leur structure et leur fonction. Enfin la théorie de l'entropie maximale (MaxEnt), quant à elle, décrit comment un système tend à atteindre un état d'entropie maximale en équilibre thermodynamique. Cette théorie a été utilisée pour étudier la manière dont les systèmes évoluent vers un état de plus grande complexité, et a été utilisée pour comprendre comment les systèmes biologiques peuvent maintenir un état d'homéostasie en dépit de perturbations extérieures (lire: "Maximum entropy as a framework for ecological theory" Harte, J. & Newman, E., 2014).

En résumé, les concepts du principe de puissance maximale de Lotka (MPP) celui de production maximale d'entropie (MEPP) et les théories de l'entropie maximale et de la croissance de la densité du flux d'énergie au cours de l'évolution de l'univers peuvent être utilisées pour rendre compte de différents aspects de la civilisation humaine et de son évolution. Elles permettent de comprendre comment les systèmes sociaux et économiques fonctionnent, comment ils réagissent aux perturbations extérieures et comment ils s'adaptent à de nouvelles situations. Ces théories peuvent être utilisées de manière conjointe pour étudier de manière plus approfondie ces phénomènes complexes. Voilà sans doute des pistes pour mieux saisir la force de l'attracteur qui agit sur notre civilisation. Dans ce sens, nous appartenons à la nature, car ce ne sont pas les récits que nous nous donnons voulant que l'humanité s'en soit extraite qui peuvent expliquer que c'est la thermodynamique des système hors d'équilibre qui détermine notre parcours dans un ordre... tout à fait naturel.

Le spécialiste des questions d'énergie, Jean-Marc Jancovici, souligne que l'humanité a encore le choix théorique entre une sobriété choisie ou une pauvreté imposée. Mais a-t-elle vraiment ce choix? J'en doute. Les interdépendances entre les sources d'énergie sont à ce point entrelacées que les plus volontaires d'entre nous devraient réussir à résoudre un écheveau de complexité, un défi encore plus compliqué que de gagner au jeu de Mikado! Et que dire des dirigeants politiques et économiques, incompétents pour la très grande majorité d'entre eux vis-à-vis des enjeux énergétiques, climatiques et environnementaux, qui confondent allègrement un vecteur d'énergie comme l'hydrogène avec une source d'énergie primaire, qui usent d'oxymorons comme "développement durable" et "croissance verte".  Dans ce sens, parler de transition énergétique demeure un leurre. Jamais les énergies de différentes sources ne se sont substituées, elles se sont imbriquées les unes dans les autres. Il est de plus illusoire de croire qu'en deux ou trois décennies l'ensemble actuel du système productif humain s'appuyant à 85% sur des énergies d'origine fossile puisse être remplacé par autre chose. Or, c'est le délai maximal dont dispose l'humanité pour éviter un emballement de la dérive climatique.

Celle-ci va continuer à s'intensifier… même si demain matin, par un coup de baguette magique, tout accroissement de CO2 cessait illico, l'inertie du système ferait en sorte que le climat en aurait pour encore au moins deux décennies à dériver, sans parler des nombreuses rétroactions positives déjà à l'œuvre (ne nommons que la perte d'albédo sur les glaciers terrestres et sur les mers arctiques et antarctiques parmi les rétroactions identifiés par les climatologues) qui vont contribuer à accentuer cette dérive sur des millénaires (ne pensons qu'à l'augmentation du niveau des océans où à terme New York, comme d'autres grandes villes côtières, sera enfouie sous plusieurs mètres d'eau). Nous ne reviendrons jamais au climat que nous connaissions au XXe siècle.

L'économie est établie sur des doctrines fondées sur des conventions humaines, mais en porte-à-faux avec les sciences naturelles. Car quelle place occupe la thermodynamique dans cette discipline? Quelle définition donne-t-on à l'énergie? La réponse pour l'économie classique est claire et limpide : il n'y a aucun lien entre cette pseudo-science et la physique, la biochimie ou la biologie dont plus particulièrement l'écologie. Pas surprenant que les plus importantes critiques de l'économie classique aient été produites ailleurs qu'au sein de cette discipline. Je pense à Howard T. Odum, un père de l'écologie moderne avec le livre "Environment, Power and Society" (Litghtning Source Inc, 2007) ou plus récemment à Charles A.S. Hall avec "Energy and the Wealth of Nations" (Springer 2018), un autre écologue. Ces chercheurs s'inscrivent dans la foulée de Nicolas Georgescu-Roegen qui dans "La décroissance, Entropie -Écologie - Économie" avait commencé à questionner la scientificité de cette discipline.

Bref, l'économie néoclassique demeure à l'écologie, ce que l'astrologie est à l'astronomie!

bookmarkTermes reliés

paddingCarnet qui inclut cette note

Métamorphose socioécologique - Enjeux, leviers et stratégies
file_copy 118 notes
person
Intégré par Équipe En commun, le 28 mars 2023 14:45
category
Réfléchir, Bouleversement et urgence climatique

Auteur·trice de note

smsContacter l’auteur·trice

Groupe lié

Transition socioécologique

Profil Passerelles

Carnets Praxis

forumDiscuter de la note

Publication

12 février 2023

Modification

21 juillet 2023 11:42

Historique des modifications

Licence

Attention : une partie ou l’ensemble de ce contenu pourrait ne pas être la propriété de la, du ou des auteur·trices de la note. Au besoin, informez-vous sur les conditions de réutilisation.

Visibilité

lock_open public

Pour citer cette note

Pierre-alain Cotnoir. (2023). Thermodynamique, complexité, énergie et dérive climatique. Praxis (consulté le 7 novembre 2025), https://praxis.encommun.io/n/PFpb_vlIbbmmWOs9Wo57zfVZXB0/.

shareCopier