Quand le personnel est politique... surtout dans les communs

Quand le personnel est politique… surtout dans les communs

J’ai participé au colloque annuel de l’ACFAS[1] organisé par le CRITIC[2] les 14 et 15 mai intitulé « Politique des communs : avenues de recherche et projets de société ». Deux journées extrêmement denses et riches de questionnements sur le potentiel transformateur des communs.

Les communs, selon la définition proposée par le collectif de recherche CRITIC, ce sont « des ensembles de pratiques sociales ancrés dans des collectivités autodéterminées et des formes de communalisation » qui « répondent à différents besoins et aspirations au moyen de valeurs de partage, de soin, de participation, d’inclusion, de soutenabilité et de convivialité. ». Le commun, c’est la possibilité d’imaginer collectivement d’autres façons de faire, c’est un peu la structure organisationnelle et économique idéale pour porter une société décroissante post capitaliste. Avec elle, on se permet de rêver à une société sans entreprise privée ou institution étatique, une société libérée du profit et de l’hyper contrôle de l’état.

Le colloque était organisé sur deux journées. La première, plus longue et plus dense portait sur les politiques des communs, les communs numériques et l’économie sociale et solidaire et les communs. Ce que certain.es participant.es du colloque ont qualifié de « macro ». Les réflexions portaient essentiellement sur les communs et leur rapport avec le « reste du monde ». Elles interrogeaient d’abord la définition du commun selon sa capacité à remettre ou non en cause les structures économiques capitalistes et au potentiel de renversement de cette économie. Nous nous sommes questionné.es sur le type de stratégies de destruction du capitalisme que telle ou telle initiative permettait de mettre en place. Nous avons aussi essayé d’analyser les communs selon les rapports qu’ils entretenaient avec le marché, l’État ou la société civile et nous avons réfléchi à la forme juridique que pouvait/devait prendre un commun. La seconde journée abordait les questions de care, féminisme et commoning, de transfert de savoirs et de partenariats public-communs. Elle était plus courte puisque l’après-midi était consacrée à un atelier et causerie synthèse auquel je n’ai pas pu participer.

Vous me pardonnerez mon introduction un peu longue mais elle est essentielle pour situer mon propos et mes interrogations à la suite de ces journées.

Pourquoi donc une si longue entrée en matière ?

Parce que tout au long du colloque je me suis demandé quand est-ce que l’on parlait de la communauté qui compose le commun. Maria Mies écrit « Aucun bien commun ne peut exister sans une communauté. Les anciens biens communs étaient entretenus par une communauté clairement définie dont les membres s’engageaient à accomplir un travail communautaire pour subvenir à leurs besoins. »[3] Et lors de ces presque deux jours, nous avons parlé de structure, de rapports économiques ou institutionnels mais nous avons peu abordé la communauté des communs. À l’exception d’un axe qui traitait pêle-mêle des communs féministes, de la répartition des tâches ménagères dans certains tiers-lieux et de l’étude d’une éco-communauté. Et suite à ce panel une certaine perplexité s’est emparé de la salle. Quel pouvait bien être le fil conducteur entre ces deux journées? Pourquoi abordait-on des sujets si "micro"?

Pourtant, si, avec Maria Mies, on définit le commun par la communauté qui le compose ou par « des ensembles de pratiques sociales ancrés dans des collectivités autodéterminées et des formes de communalisation »[4], il nous faut bien aborder ces pratiques sociales et la façon dont la communauté les négocie. Parce qu’après tout, qu’importe la stratégie de transformation de la société portée par le commun ou sa structure juridique, si les membres du commun ne sont pas capables de s’entendre sur des choses aussi triviales que le ménage[5] ou plus largement sur l’organisation de la vie quotidienne et la prise de décision, la communauté risque fortement de se désagréger. Par ailleurs, si le commun répond à des aspirations et des valeurs «de partage, de soin, de participation, d’inclusion, de soutenabilité et de convivialité. », il faut nous pencher sur la façon dont ces aspirations se mettent en place, sur la façon dont les rapports de pouvoir inhérents à chaque groupe humain influencent les dynamiques internes et l’organisation sociale du commun autour de ces valeurs.

Alors oui, il nous faut parler du ménage.

Mais pas seulement.

S’intéresser aux communs et à leur portée préfigurative demande que la prise en charge du care, fondamentale à toute vie collective, ciment du commun, soit davantage analysée. Il nous faut nous demander sur quelles épaules repose ce travail et quelles hiérarchies se reconstruisent autour de cette question. Le partage des tâches de care agit comme un révélateur d’inégalités de genre et de relations de domination en général. (Pierre, 2021, p.247)[6]. Mettre en place des pratiques plus justes et plus solidaires dans une organisation demande d’être capable de défaire les tensions, négocier, prendre soin, discuter, consoler, se mettre au service, céder sa place, s’occuper de la logistique et de la vie quotidienne, etc. Et ces capacités-là ont davantage été développées par les femmes ou les personnes en situation de vulnérabilité, soit par conditionnement social, soit par réflexe de survie dans une société patriarcale, raciste, coloniale et capacitiste. Comment faire alors pour que ce travail soit le fait de touStes ? Comment éviter que ceux et celles en position de domination n’en récoltent les fruits sans prendre part à l’effort ? Les conséquences de l’absence de partage de ces tâches renforcent ceux et celles qui sont en position de pouvoir et brûlent celles et ceux qui sont déjà vulnérabilisé.es. Il ne suffit pas seulement de changer de structure ou d’économie pour changer les rapports de pouvoir genrés, il faut aussi que ces structures portent en elles les changements qu’elles veulent voir advenir et mettent en place des pratiques qui ne reproduisent pas les hégémonies engendrées par les économies capitalistes.

Alors oui, il nous faut parler du ménage. Le ménage est une question politique, une question de rapports égalitaires et pas « un truc de bonnes femmes frustrées ». Il nous faut parler du ménage, non pas parce que c’est une tâche pénible et que, par souci d’égalité, nous voulons en partager la pénibilité. Non, il nous faut en parler parce que pendant que certain.es font le ménage ou brûlent leur énergie à prendre soin des rapports interpersonnels, d’autres construisent du savoir, décident, se réénergisent pour être mieux présent.es. Bref, exercent le pouvoir.

On ne peut plus faire l’économie d’une analyse féministe intersectionnelle des rapports sociaux de genre dans les communs quand on souhaite construire une société plus égalitaire. Le féminisme intersctionnel, ce n’est pas un « truc à côté », un dossier spécial dans une revue, c’est une approche transversale et un cadre conceptuel d'analyse de toutes les questions de société. C’est une nécessité pour regarder le monde et le transformer. Un des apports majeurs du féminisme dans l’examen des rapports de pouvoir a été de dire que le personnel est politique. Et que c’est aussi dans le personnel, dans le micro des relations humaines que se négocient les grandes questions de justice sociale.

Analyser le partage du care et le réagencement des rapports de pouvoir avec un angle féministe demande de se pencher sur la quotidienneté des relations au sein du commun, cela demande de créer du « savoir féministe [qui]s’appuie sur tout un ensemble de savoirs locaux, de savoirs différentiels et oppositionnels, disqualifiés, considérés comme « incapables d’unanimité » ou « non conceptuels », qui ont trait à la réappropriation de soi : de son corps, de son identité. Il s’agit ici d’un mode de connaissance de soi, commun à de nombreux mouvements sociaux, qui consiste à politiser l’expérience individuelle : à transformer le personnel en politique. » (Dorlin, 2008, p.9)[7]

Je suis arrivée au colloque en ayant une vague idée de mon sujet de maîtrise. Quand on me posait la question, je répondais : « Hum, je veux étudier les communs dans une perspective féministe », mais je savais vaguement ce que je voulais dire par là. Je suis ressortie du colloque avec une idée beaucoup plus précise de mon sujet. J’ai bien hâte de m’y mettre et de pouvoir déployer ma question parce que, oui, le ménage est une question politique et je suis tannée de le faire!

[1] Association canadienne-française pour l’avancement des sciences.

[2] Collectif de Recherche sur les Initiatives, Transformations et Institutions des Communs

[3] Mies, M. (2014). No commons without a communauty. Community Development Journal, Volume 49, Issue suppl_1, January 2014, Pages i106–i117, https://doi.org/10.1093/cdj/bsu007

[4] Définition proposée par CRITIC en préambule de la présentation du colloque. https://www.acfas.ca/evenements/congres/programme/91/400/445/c

[5] Tehel Amélie. (2024). Prendre soin des espaces partagés dans les tiers-lieux en France. 91ème congrès de l’ACFAS, mai 2024.

[6] Pierre, A. (2021). Empreintes de résistance : filiations et récits de femmes autochtones, noires et racisées. Éditions Remue-Ménage, 247-277.

[7] Dorlin, E. (2008). Épistémologies féministes. Dans :E. Dorlin, Sexe, genre et sexualités: Introduction à la théorie féministe (pp. 9-31). Paris cedex 14: Presses Universitaires de France.

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Témoignages des participant.e.s au colloque Politique des communs (2024).
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Intégré par Yann Pezzini, le 27 mai 2024 13:36

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Publication

26 mai 2024

Modification

31 mai 2024 08:30

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Pour citer cette note

Judith Rouan. (2024). Quand le personnel est politique... surtout dans les communs. Praxis (consulté le 17 juin 2024), https://praxis.encommun.io/n/QTOT9ysnsh3pMtQJBdXIoTZusE4/.

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