Réflexions sur Les têtes brûlées et les enjeux internes de Québec solidaire

Je viens de terminer la lecture du livre Les têtes brûlées: Carnets d’espoir punk de Catherine Dorion, et j’en sors bouleversé, songeur et électrisé à la fois. Le grand mérite de cette intervention est de nous bousculer, de pointer certains tabous et de nous sortir de nos zones de confort; on ne peut rester indifférent à cette lecture, elle nous force à prendre position.

Ce récit est captivant, c’est le moins qu’on puisse dire, et aborde de nombreux enjeux, défis et thématiques qui vont bien au-delà du portrait médiatique simpliste qui oppose Catherine et GND. Je vais tenter ici de résumer certaines idées centrales et lignes de force du livre, en y ajoutant mes propres analyses et interprétations, afin d’éclairer certains débats qui entourent l’avenir de la gauche solidaire, et le prochain congrès du parti qui aura lieu cette fin de semaine.

1. Le livre se veut d’abord une critique politique située au « je », une auto-biographie proposant une critique radicale du système médiatico-parlementaire, vu de l’intérieur par une non-conformiste qui identifie les codes du milieu tout en les trouvant étranges et aliénants. Ce témoignage offre un point de vue unique et important sur certains rouages de l’Assemblée nationale du Québec, qui met en évidence son caractère faux, désuet, risible, méprisable à de nombreux égards.

2. Catherine Dorion y dévoile sa vision « romantique » de la vie politique, centrée sur l’inspiration, l’émotion, le besoin de briser les codes, de susciter le « nous », de refuser l’ordre établi et de créer de nouveaux imaginaires. On peut y voir là un brin d’idéalisme, un côté « hopepunk », avec son côté irrévérencieux, culotté et « rentre-dedans » qui a fait sa marque de commerce durant son mandat auprès de Québec solidaire.

Or, derrière les simples apparences de performance artistique, on y découvre une vraie stratégie visant à élargir le champ du possible, à donner le goût de la révolution, qui doit « changer la vie ». Face à une approche de la politique trop souvent guidée par la raison, le calcul, le consensus et/ou le contrôle de l’image pour éviter de mal paraître, elle propose une pratique centrée sur le risque, le discours qui vient des tripes, la surprise, la créativité, l’audace, la « résonance ».

3. L’ex-député-artiste incarne et revendique un « populisme de gauche », clairement assumé dès le début du livre: elle mise sur le franc-parler, le refus actif du rôle du politicien et des codes de la classe médiatico-politique, elle propose une critique anti-système, un discours qui s’adresse au « peuple » et aux préoccupations des classes populaires. On voit ici que le populisme est un style politique, plus qu’une technique de communication pilotée par des employé·e·s du parti. En ce sens, Catherine incarne une vraie « populiste de gauche » au sein de QS (comme jadis Amir, qui attirait les foudres des médias), alors que le reste de l’aile parlementaire joue la plupart du temps la ligne de la « social-démocratie prudente », probablement afin d'apparaître comme suffisamment crédible pour devenir l'opposition officielle et gouverner.

4. Pour revenir aux critiques de Catherine à l’endroit de Gabriel Nadeau-Dubois qu’elle élabore dans son livre, je n’ai pu m’empêcher d’y voir à l’œuvre des tensions constitutives de la gauche à travers son histoire : René Lévesque vs Pierre Bourgault, Vladimir I. Lénine vs Rosa, Luxemburg, Alexis Tsipras vs Yanis Varoufakis, la perspective réaliste vs la posture lyrique, le professionnel centralisateur vs la militante spontanéiste, qui fait confiance à l’intelligence et la créativité des masses plutôt qu’aux meilleures directives du comité central. Loin de représenter ici un simple conflit entre deux individus, on voit dans ce livre une divergence entre des tendances au sein de l’aile parlementaire, de QS et de la gauche en général.

5. Outre cette différence fondamentale de « style politique », certains y verront tout de même une guerre d'égos ou une rivalité pour savoir quelle personne aura le plus de visibilité médiatique: le bon élève ou la punk? On y décèle certes un conflit de personnalités, mais aussi une divergence stratégique et une compréhension différente du rôle de député. La publication Facebook de GND en réponse au livre de Catherine en témoigne d'ailleurs. À mon avis, chaque personne qui se lance en politique cherche toujours un minimum de visibilité, ne serait-ce que pour se faire entendre, partager ses idées, et essayer d'avoir un impact réel sur le monde.

Catherine joue la "game médiatique" tout comme Gabriel, mais ces deux personnages jouent avec des intentions et des tactiques différentes, l'une misant sur le franc-parler et la provocation, l'autre sur l'art de persuader et la crédibilité. GND comme Catherine incarnent ainsi une « volonté de puissance » au sein de la gauche, l’une inspirée du syndicalisme de combat, teintée de réformisme et de pragmatisme, l’autre incarnant la posture artistique, rebelle et un brin libertaire. Catherine se revendique davantage de la fonction de « tribun de la plèbe », dans la lignée de François Ruffin en France ou d'Amir Khadir au Québec. De son côté, Gabriel préfère miser, tout comme Manon Massé et Françoise David, sur une ligne de gauche plus rassembleuse et consensuelle. Peut-on y voir là une complémentarité des rôles ou une tension dynamique? Ou n'assiste-t-on pas plutôt à un déchirement interne, à un fossé insurmontable entre deux pôles de la gauche solidaire?

6. Catherine dépeint dans son livre une triple tendance au sein de Québec solidaire depuis les élections de 2018: une professionnalisation, combinée à la normalisation du parti et la centralisation du pouvoir au sein de l'organisation. Bien qu'on puisse imputer ces dynamiques au porte-parole masculin, il serait un peu rapide d'attribuer tous ces phénomènes à GND lui-même (lequel est une expression plutôt qu'une cause directe de ces dynamiques). Ces tendances à la « verticalisation » du pouvoir, je les vivais déjà lorsque j'étais impliqué au sein de la Commission politique et le Comité de coordination nationale du parti entre 2014 et 2016. Je ne milite plus activement au sein de QS depuis 2017, mais je constate que ces tendances étaient déjà visibles avant l'arrivée de GND. Elles se sont accélérées avec la croissance du parti, lequel est passé de 3 à 10 député·e·s en 2018, ce qui a permis d'accumuler davantage de ressources, et donc de multiplier le nombre d'employé·e·s rémunéré·e·s, davantage de recherchistes et de staff au sein de l'aile parlementaire, avec une atrophie parallèle du « parti de la rue ».

En sociologie des organisations, on parle d'isomorphisme institutionnel pour analyser les processus qui amène une organisation (entreprise, parti, syndicat, etc.) à ressembler aux autres organisations du même champ. Ainsi, QS se conforme toujours plus aux règles du système médiatico-parlementaire, prend toujours moins de risques, etc. Mais ce n'est pas d'abord en raison d'une « mafia » à l'interne (je ne suis plus au fait des coulisses de QS et je ne peux juger des dynamiques internes), et je ferais l'hypothèse qu'il s'agit d'abord d'une conséquence des pressions externes du système politique représentatif actuel. On pourrait aussi évoquer la « loi d'airain de l'oligarchie », pour reprendre une notion de Robert Michels reprise par Catherine dans son livre, qui décrit la tendance de chaque organisation à créer une division entre une minorité dirigeante et une majorité dirigée en raison de la croissance de l’organisation, la bureaucratie, la division interne du travail, etc.

Pour contrer cette tendance, il ne suffit pas de changer de porte-parole ; je fais l'hypothèse que même en l'absence de GND, le même processus de professionnalisation, de normalisation et de centralisation serait à l’œuvre à QS. Il faut donc miser sur une réforme radicale des statuts du parti et une démocratisation en profondeur de ses processus, en révisant l'articulation entre l'aile parlementaire, le CCN, les associations locales, les commissions thématiques, les réseaux militants, etc.

7. Sur un autre plan, une publication Facebook de Louis-Philippe Boulianne accusait Catherine de ne pas reconnaître suffisamment le travail des militant·e·s de la base et des équipes de l'ombre dans son livre. Il s'agit d'une drôle d'accusation, car l'ex-députée accorde une place importante dans son récit à plusieurs complices, attaché·e·s politiques, bénévoles, camarades et personnes qui l'ont appuyé dans sa campagne d'investiture, dans son bureau de circonscription, dans ses moments de découragement, etc.

De plus, elle parle surtout en bien de Manon qui occupe une place très importante dans son récit, même si on sent que Catherine aurait aimé que Manon soit plus proche d'elle et prenne plus souvent sa défense. Celle-ci devait jouer la rôle de médiatrice entre Catherine et GND, le côté intempestif de la députée-artiste et l'importance de l'unité au sein de l'aile parlementaire, étant probablement prise en l'arbre et l'écorce. Ayant côtoyé un peu Manon dans le passé, je sais que c'est une femme à la fois authentique et pragmatique, qui a le cœur sur la main et un côté punk comme Catherine, mais aussi le souci d'unité et la préoccupation de garder le parti dans une visée commune afin d'assurer la pérennité de la gauche solidaire au-delà des coups de gueule éphémères. En résumé, on sent que Catherine, bien qu'elle écrive son récit au « je » et qu'il s'agit d'abord d'un témoignage personnel, reconnaît beaucoup le travail des solidaires qui l'ont appuyé dans son parcours, avec un mélange de gratitude, mais aussi d'amertume, de colère et de déceptions par moments.

8. Un autre aspect intéressant du livre se trouve dans la manière dont Catherine a investi les luttes locales et son bureau de circonscription comme levier de mobilisation et de changement social. Elle mentionne à maintes reprises que le travail parlementaire est insignifiant et peu utile à ses yeux, jugement peut-être trop sévère à l'endroit de ses collègues de l'aile parlementaire qui ont dû trouvé son témoignage un peu rude. Cela dit, son rejet du parlementarisme ne se limite pas à la lecture de poèmes en chambre ou des stunts médiatiques de coton ouaté: si plusieurs l'ont accusé d'être « paresseuse » ou inactive durant son mandat, elle a utilisé son poste de députée pour incarner le « parti de la rue » d'une manière fort originale, que ce soit par la lutte contre le Troisième lien, la production d'un film (Renouer), l'organisation d'une fête de la Saint-Jean (avec son complice Sol Zanetti), etc.

Certains trouveront qu'il s'agit là de choses peu utiles d'un point de vue politique, contrairement à des amendements de projets de lois qui ont parfois des impacts directs sur la vie des gens, mais cela contribue à incarner le « front culturel » dont parle Gramsci. La bataille pour l'hégémonie culturelle ne se joue pas seulement dans les points de presse, les reportages télévisés et les chroniques d'opinion, mais à travers l'art, le cinéma, la radio populaire, les romans, les fêtes, les activités sociales, culturelles et sportives locales, qui contribuent à tisser des solidarités, un sens commun, un sentiment d'appartenance, un « nous » vécu dans des moments significatifs partagés.

Catherine incarne cet esprit populiste de l'action politique, l'éducation populaire ancrée dans le quotidien, le pôle vivant, expressif et sentimental de la gauche, qui ne peuvent prendre forme dans l'arène étroite du parlement. C'est pourquoi elle s'y sentait si à l'étroit, prisonnière et aliénée. Ce n'était peut-être pas sa place, comme le pensent plusieurs, et elle retrouvera sans doute sa pleine liberté politico-artistique une fois remise de son burn out et qu’elle sera de retour sur la scène culturelle. Il n'en demeure pas moins que le fait d'avoir « testé » les limites de l'action parlementaire comme parti de gauche dans l'opposition met en relief la mince marge de manœuvre dont on dispose si on souhaite changer le monde par les urnes.

9. Le côté iconoclaste et radical de l'approche de Catherine se trouve notamment dans ses réflexions sur la place de la gauche solidaire durant la pandémie de Covid-19. La députée aurait aimé que la critique de la gestion autoritaire de la CAQ soit plus décomplexée, que la gauche se porte davantage à la défense des personnes qui ont subi la violence des mesures sanitaires et qui ont été transformées en boucs émissaires. Elle voulait tisser des ponts avec une frange de la population taxée de « complotiste » ou « antivax », laquelle s'est plutôt reconnue dans le discours d'Éric Duhaime sans nécessairement être de droite. Sa volonté de ne pas rester collée sur le « pouvoir » afin de garder une image de parti « responsable » et « respectable », sa volonté de tisser le pont avec des personnes des classes populaires qui ne maîtrisent pas les codes de la gauche et peuvent parfois faire des faux-pas, voilà une approche qui rejoint directement ma grille d'analyse sur l'occasion manquée de la gauche durant la pandémie, laquelle est restée muette, sinon inaudible, alors qu'elle aurait pu marquer des points et politiser de nouvelles parties de la population.

10. En résumé, le livre de Catherine met en évidence une tension au sein de QS, qui atteint son paroxysme avec l'opposition entre deux visions diamétralement opposée de l'action politique: 1) le côté « tête brûlée » ou « loose canon » de Catherine, qui rime difficilement avec le travail d'équipe et la discipline qu'exige l'action au sein d'un parti politique ; 2) le caractère sage, prudent, stratégique, qui implique un certain calcul et une prise en compte des conséquences à long terme, afin d'accumuler une certaine « crédibilité » aux yeux de la population, mais qui rime parfois mal avec l'idée de rupture et de transformation sociale chère à la gauche.

Est-il possible de réunir ces deux pôles opposés? À mon avis, il serait utopique de trouver un terrain d'entente entre Gabriel et Catherine, car ils incarnent peut-être trop fortement chaque extrémité du spectre. Cela dit, il me semble que la gauche ne peut gagner seulement avec l'attitude de l'un·e ou de l'autre. QS semble peut-être trop avoir poussé dans le sens de la normalisation entre 2018 et 2022, ce qui s'est traduit en stagnation, et en incapacité de mobiliser les jeunes lors de l'élection partielle de Jean-Talon. Or, est-ce qu'une stratégie hypothétique qui aurait appliqué l'approche de Catherine Dorion aurait forcément permis une percée de la gauche hors des centres urbains? Nul ne le sait, mais on peut en douter.

C'est pourquoi, après la lecture du livre de Catherine, qui rejoint plusieurs de mes propres intuitions politiques, je ne peux m'empêcher d'y voir là un coup de gueule à l'endroit de la gauche, pour qu'elle se réveille de son « sommeil dogmatique ». Mais le livre ne formule pas encore de réponse concrète à l'impasse de la gauche solidaire. Il faut certes émouvoir et soulever les passions, c'est une condition nécessaire, mais non suffisante, du changement politique. Il faut certes devenir « crédible », mais si c'est pour ressembler aux autres partis, on perd du même coup sa spécificité et sa signature, ce qui se traduit en démobilisation de nos membres et nos sympathisant·e·s.

Pour reprendre une formule de Kant, la raison politique sans passion est vide, et les passions politiques sans raison sont aveugles. Il me semble aujourd'hui que la gauche solidaire doit résoudre ce dilemme, et qu'au-delà du réflexe de prendre position pour « Gab » ou pour « Catherine » dans ce débat, il importe d'aller au-delà des écueils de chaque tendance, de surmonter cette contradiction, et d'inventer une nouvelle voie.Merci Catherine de brasser la cage, et de nous forcer à penser. Merci à Gabriel pour tout le travail accompli, pour le « saut qualitatif » que tu as permis de générer aux élections de 2018, et qui exige maintenant une nouvelle stratégie. Le discours « nous sommes l'opposition officielle » ne mord plus sur le réel, surtout avec la remontée spectaculaire du PQ, et il faut désormais sortir des sentiers battus. Par où aller? Nous devons y réfléchir ensemble.

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Intégré par Jonathan Durand Folco, le 20 janvier 2024 13:25

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24 novembre 2023

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20 janvier 2024 13:26

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