Services de proximité: De plus en plus de villages sans commerces au Québec

Consulter: https://www.ledevoir.com/economie/811343/plus-plus-villages-commerces-quebec pour les statistiques.

Les commerces de détail disparaissent peu à peu en région. Entre 2006 et 2022, la proportion des villages québécois qui n’ont aucun magasin sur leur territoire a presque doublé, montrent des données de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) compilées par Le Devoir.

Françoise Bouchard et ses concitoyens ont tenté par tous les moyens de sauver l’unique commerce du village de Dixville, en Estrie. « La municipalité a aidé comme elle a pu. La relève était là. Ça aurait pu continuer », raconte la mairesse de la municipalité d’environ 800 habitants.

Après avoir perdu leur magasin général dans les années 1990, des « gens du public » se sont mobilisés pour ouvrir un dépanneur sous forme de coopérative dans les années 2010.

Malgré la meilleure des volontés, une suite de « malchances » a plombé l’initiative. Les pratiques frauduleuses d’un entrepreneur ont d’abord plongé les finances dans le rouge. Puis la pandémie « a été le dernier clou dans le cercueil ». La gestion quotidienne « était beaucoup de bénévolat », note la mairesse. « Et l’enthousiasme des bénévoles s’est effrité. »

Photo: Marie-France Coallier Le DevoirUne maison blanche qui a déjà hébergé un dépanneur et un restaurant à Dixiville.

Tout a pourtant été essayé pour garder le commerce ouvert : sa transformation en dépanneur dit « intelligent » muni de caisses libre-service, un partenariat avec le restaurant d’à côté pour l’écoulement des denrées presque périmées, de la promotion auprès des villageois…

« Les gens n’ont pas pris l’habitude d’aller au dépanneur », souligne Françoise Bouchard, car Dixville est seulement à « sept minutes » de la ville de Coaticook et de ses magasins à grande surface.

Cette fermeture est loin d’être un cas unique, autant en Estrie qu’ailleurs sur le territoire québécois. Sur les 458 municipalités québécoises de moins de 1000 habitants, 95 (20,7 %) n’ont aucun commerce de détail, selon des données du ministère des Affaires municipales et de l’Habitation publiées par l’ISQ. En 2006, cette proportion n’était que de 11,6 %.

En comparant les données par régions administratives, Le Devoir a constaté qu’en nombre absolu, le Bas-Saint-Laurent, l’Estrie, l’Abitibi-Témiscamingue et Chaudière-Appalaches trônent au sommet de cette désolante liste. Ces régions regroupent aussi le plus de villages au Québec ; cela dit, elles comptent tout de même parmi les régions où la proportion de municipalités sans commerces est la plus haute.

L’Estrie sort d’ailleurs du lot. Même si la région a connu la plus forte hausse de population totale entre 2006 et 2022, soit 16,8 %, cette augmentation est surtout attribuable aux centres urbains de son territoire. En effet, l’Estrie est l’endroit où le nombre de municipalités de moins de 1000 habitants a le plus augmenté durant la même période, ce qui s’est fait à mesure que les villages se vidaient au profit des grands centres.

À LIRE AUSSI

«Ç’a tout disparu, progressivement, petit à petit»

Des habitudes qui changent

Comment expliquer cette disparition ? « Les gens ne consomment plus nécessairement de la même façon aujourd’hui qu’en 2006 », explique Jean-Philippe Meloche, professeur titulaire à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal.

La transition vers le commerce en ligne a certainement eu une influence sur le phénomène, mais aussi, note-t-il, le réflexe de plusieurs personnes de prendre leur voiture afin de se procurer des produits plus rares, ou simplement à meilleur prix.

« Les gens sont plus mobiles aujourd’hui, confirme le professeur. Ils ont préféré aller dans les grandes surfaces un peu plus loin que d’aller dans une petite boutique un peu plus proche. »

Car en réalité, plusieurs des municipalités ayant perdu un commerce de détail dans les dernières années étaient situées à proximité d’un centre urbain aux commodités multiples. Et donc rien qu’à un trajet de voiture des grandes surfaces et des boutiques spécialisées.

« Éventuellement, les magasins régionaux ont pris le dessus sur les magasins locaux », résume le chercheur. Même si l’on observe le même phénomène partout dans la province, même en ville, « dans les petites communautés, ça a fini par faire une différence ». « On a moins de commerces. Là où il y en avait quatre, ça tombe à trois. » Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus.

Photo: Marie-France Coallier Le DevoirLe village de Dixiville compte 800 habitants.

Un tissu social à préserver

L’effritement de la vie de communauté au sein de ces villages inquiète particulièrement Jacques Demers, président de la Fédération québécoise des municipalités. « Un dépanneur ou un petit resto, dans un village, c’est souvent la place où une grande partie de la communauté s’arrête, prend un café, peut échanger ou se voir sans prendre de rendez-vous », souligne-t-il en entrevue au Devoir.

M. Demers, qui est aussi maire de Sainte-Catherine-de-Hatley, en Estrie, le voit aussi dans sa communauté. « Souvent, le propriétaire du dépanneur sait ce qui se passe dans la municipalité beaucoup plus que moi, en tant que maire ! Parce que tout le monde s’arrête là pour sa pinte de lait, pour ses oeufs, ses chips, sa bière… » Ces échanges et ce savoir se perdent avec la fermeture des commerces.

Pour Jean-Philippe Meloche, la perte de ces espaces de socialisation n’est pas un nouveau phénomène. Il note entre autres l’exemple des nombreuses églises et paroisses qui ont vu leur nombre de fidèles diminuer au fil des années, jusqu’à devoir, elles aussi, mettre la clé sous la porte.

« Les innovations technologiques, de la télévision jusqu’aux téléphones intelligents, ont fait en sorte que les ménages se sont repliés sur eux-mêmes plutôt que de se tourner vers la communauté », et ce, tant dans leurs habitudes sociales que dans leur façon de consommer, fait valoir le chercheur.

Un manque de financement qui se fait sentir

D’après Jacques Demers, ces fermetures en région montrent l’importance du financement des services de proximité, qu’il faut réfléchir au-delà de la consommation.

Ce besoin est particulièrement criant dans les zones rurales agricoles. « Il ne faudrait pas obliger les gens qui nous nourrissent à se trouver dans des territoires où il n’y a pas de services non plus », soutient-il. Pourquoi s’établir dans de tels endroits sans commerces si, « en travaillant dans d’autres domaines, on n’aurait pas à faire ce sacrifice-là ? »

Le financement doit se faire au début du processus, lorsque des commerçants cherchent à s’installer dans une municipalité. Selon lui, c’est une solution plus « long terme » que sauver des entreprises existantes en difficulté, bien qu’il existe aussi des besoins sur ce plan. « C’est comme ça qu’on devient attractif », explique-t-il.

En 2022, lors de la campagne électorale, la Coalition avenir Québec avait promis aux municipalités un financement de 470 millions de dollars voué à pallier le manque de services de proximité, entre autres. Toutefois, selon le dernier budget du gouvernement de François Legaultseuls 50 millions seront investis auprès des municipalités sur cinq ans, soit 10 millions par année.

« Oui, ces 10 millions peuvent être un premier pas qui va nous permettre de voir de quelle façon on place les choses, mais on a besoin de beaucoup plus que ça, si on espère retenir ces services », conclut M. Demers.

Ce reportage bénéficie du soutien de l’Initiative de journalisme local, financée par le gouvernement du Canada.

Auteur·trice(s) de note

forumContacter les auteur·trice(s)

Communauté liée

Cellules de veille - Pôles régionaux

Communauté Passerelles

Profil En commun

forumDiscuter de la note

Publication

24 avril 2024

Modification

24 avril 2024 16:00

Historique des modifications

Licence

Attention : une partie ou l’ensemble de ce contenu pourrait ne pas être la propriété de la, du ou des auteur·trices de la note. Au besoin, informez-vous sur les conditions de réutilisation.

Visibilité

lock_open public