Bibliothécaires réflexifs et critiques

Dan Grace est un des rares bibliothécaires-chercheurs à avoir tenté d’observer comment les bibliothèques publiques peuvent venir favoriser mais aussi inhiber la résilience des communautés dans le contexte actuel. Il tourne résolument la lunette d’observation vers lui-même et ses collègues et tente de se considérer au sein de son écosystème. Cette approche réflexive est particulièrement précieuse. De l’avis de plusieurs, elle serait en effet l’une des seules permettant d’espérer un réel impact.

Ses premières observations effectuées en 2011 sur son lieu de travail, une grande bibliothèque publique du centre-ville de Sheffield (UK), ont été décrites dans un article en 2013 (Ref.1). Son travail de réflexion s’est ensuite poursuivi sous la forme d’un doctorat publié en 2020 : « Creating a convivial library: an autoethnographic study of praxis ». Son objectif : comprendre le rôle possible des bibliothèques publiques relativement à la crise climatique en utilisant les outils de l’auto ethnographie et de l’analyse situationnelle mais aussi plusieurs sources théoriques (Note 1).

Dans son article de 2013, il emprunte à Norris et al. (Ref. 2), des auteurs qui estiment que la résilience communautaire (community resilience) émergerait de quatre ensembles primaires de capacités d'adaptation qui, ensemble, permettraient de mieux faire face aux catastrophes :

  • le développement économique
  • le capital social
  • l'information et la communication
  • la compétence communautaire

Pour renforcer leur résilience collective, les communautés doivent réduire les risques et les inégalités en matière de ressources, faire participer la population à des mesures d’atténuation, créer des relations entre organisations, stimuler et protéger les soutiens sociaux et tenir compte du fait qu’il n’y a pas de plan préalable, ce qui exige de la souplesse, des compétences en matière de prise de décision et des sources d'information fiables et fonctionnelles en situation inédite.

Selon Grace, les bibliothèques publiques auraient surtout un rôle sur les 2 premières capacités d’adaptation : le développement économique et le capital social.

Bien qu’il les nomme autrement, Grace fait la distinction entre écocivisme et éducation relative à l’environnement (Note 2). Il considère, avec Illich et Mumford, que les institutions bibliothèques sont, pour leurs usagers, des systèmes productifs de type outils et techniques. La promotion par les bibliothèques de la viabilité, et donc finalement la résilience de la communauté, reposerait spécifiquement sur leur fonctionnement en tant qu'institution conviviale (utilisation d'outils conviviaux et de techniques démocratiques).

Dans l’analyse des 45 entrées de son journal prises en notes en 2011 sur une période de 4 mois, il passe en revue chacune des capacités d'adaptation en relation avec les différents acteurs (éléments humains), les actants (éléments non humains et matériels) et les discours (éléments symboliques/discursifs) qui émergent du processus de codage des matériaux collectés. Ce processus d’observation et d’analyse lui permet de réfléchir à ses actions et à la culture dans laquelle il travaille. Plusieurs domaines d’intérêt en ressortent :

  1. L’existence d’une scission entre les mondes sociaux du travailleur de bibliothèque et de l’usager
  2. Le rôle aggravant de la technologie dans cette scission
  3. Le rôle du professionnalisme en tant que discours pour justifier l'utilisation de certaines technologies
  4. Le rôle de la direction dans la perpétuation de ce discours

Il s’agit d’observations faites en Angleterre mais j’aurais pu faire les mêmes à la Grande Bibliothèque (BanQ), mon propre lieu de travail, au même moment : des collègues mais aussi des visiteurs qui se plaignent de perdre quelque chose de précieux avec l’automatisation des retours et qui ne se sentent pas particulièrement écoutés par ceux et celles qui prennent ces décisions pourtant couteuses en dollars mais aussi en convivialité.

Notre façon d’user de la technologie, nos fonctionnements bureaucratiques et hiérarchiques, notre position de dissociation implicite du reste de la communauté (Note 3) seraient à examiner de plus près et sans doute à reconsidérer avec courage.

Quand est-il en effet de toutes ces pratiques deshumanisantes instaurées au fil des années maintenant que l’urgence est de plus en plus clairement de contribuer à faire réaliser au plus grand nombre que notre richesse et notre capacité à subsister dans l’adversité est conditionnée bien plus par notre diversité et notre capacité à contribuer positivement à la prospérité collective que par notre PIB ? Qu’en est-il maintenant que plusieurs de nos prétentions à soutenir la justice sociale sont mises – parfois assez durement - à l’épreuve des faits ?

L’approche de Dan Grace s’inscrit bien sûr dans le courant plus large de la bibliothéconomie critique de plus en plus présente dans les articles, les discours et - on l’espère – les pratiques (note 4).

Tirant les leçons de la pandémie, Seale et Mirza (Ref. 3) nous invitent à nous inspirer des analyses de Rebecca Solnit en soulignant une fois de plus que notre réticence à penser à nos institutions et à notre travail en termes politiques ne les rendent pas apolitiques pour autant. Au contraire, prétendre à la neutralité « se solde par un acquiescement aux idéologies dominantes et oppressives, dont certaines contribuent directement à la suppression du financement de biens publics tels que les bibliothèques ». David Lankes faisait le même type de remarques quelques années plus tôt. En 2021, John Burgess (Ref. 4) préconise de se réapproprier son métier en osant redéfinir ses valeurs tandis que Silvia Wong (Ref. 5) nous invite à résister au « managérialisme » en mettant à profit notre esprit critique.

Bref, il est plus que temps de regarder en face – en tournant la lunette d’observation vers nous-mêmes - ce qui nous interdit réellement de jouer un rôle plus actif et surtout plus impactant en matière d’accompagnement de la transition ou d’éducation relative à l’environnement et l’écocitoyenneté.

Car des activités et des discours sur le sujet nous en produisant depuis 50 ans mais sont-ils pour autant efficaces ? « Il est facile de faire de grandes déclarations, sur la justice sociale et un monde plus humain, et beaucoup plus difficile de savoir où nous nous situons en tant que bibliothécaires dans ce travail » (Ref 6). Il serait sans doute porteur d’oser en débattre avec d’autres notamment avec des citoyens engagés dans le domaine.

Références

  1. Grace, Dan; Sen, Barbara (2013). Community Resilience and the Role of the Public Library. Library Trends. Winter 2013, Vol. 61 Issue 3, p513-541. 29p. DOI: 10.1353/lib.2013.0008
  2. Norris, F. H., Stevens, S. P., Pffefferbaum, B., Wyche, K. F., & Pffefferbaum, R. L. (2008). Community resilience as a metaphor, theory, set of capacities, and strategy for disaster readiness. American Journal of Community Psychology, 41, 127–150.
  3. Seale, M. & Mirza, R. (2020). The Coin of Love and Virtue: Academic Libraries and Value in a Global Pandemic. Canadian Journal of Academic Librarianship / Revue canadienne de bibliothéconomie universitaire , 6 , 1–30. https://doi-org.res.banq.qc.ca/10.33137/cjal-rcbu.v6.34457 . « Les agents des bibliothèques universitaires pourraient commencer à comprendre et à décrire les services et les collections des bibliothèques en termes de soin et de responsabilité mutuelle envers les individus et les communautés au sein et autour de la bibliothèque universitaire ; les travailleurs des bibliothèques universitaires pourraient également travailler à développer la solidarité entre les travailleurs au sein de leurs institutions, à travers et en dépit des hiérarchies traditionnelles. »
  4. Burgess, J. (2021). Towards an Ethics of Unity: An Ecological Approach to Overcoming Dispossession in Academic Libraries. Canadian Journal of Academic Librarianship / Revue canadienne de bibliothéconomie universitaire , 7 , 1–15. https://doi-org.res.banq.qc.ca/10.33137/cjalrcbu.v7.36443
  5. Vong, S. (2021). More Critical, Less Managerial: Addressing the Managerialist Ideology in Academic Libraries. Partnership , 16 (2), 1–20. https://doi-org.res.banq.qc.ca/10.21083/partnership.v16i2.6354
  6. Eamon C. Tewell (2019). Citation tirée de sa très intéressante présentation sur le sujet de la bibliothéconomie critique . Il insiste notamment sur le fait que les bibliothèques peuvent encourager les gens à remettre en question ce qui est donné et à imaginer ce qui est possible. J’emprunte mon illustration à sa présentation.

Notes

Note 1 : Il est remarquable que, même après des recherches approfondies dans les 3 principales bases de données bibliographiques en bibliothéconomie (LISA, LISTA et Library Literature and Information Science Full-Text), je n’y ai trouvé qu’avec difficulté la trace de Dan Grace, un auteur pourtant particulièrement pertinent sur le thème de l’éducation relative à l’environnement. Son article est en effet indexé avec « Public libraries; Libraries & community; Libraries; Information science; Biodiversity; Professionalism » dans LISTA et avec « Public libraries; Community programmes; Ethnography;Role; Community développement » dans LISA. Cet article m’avait été déjà signalé par une enseignante-chercheur du Centr’ERE à l’UQAM et j’ai retrouvé par hasard sa trace en cherchant des articles en bibliothéconomie qui citent Illich. Moins de 25 articles des bases de données en bibliothéconomie citent Ivan Illich et l’article de Dan Grace est l’un de ceux-là.

Observation utile, je me rends compte cette semaine avec intérêt que, plutôt que d’utiliser - comme en 2021 - des termes comme « green library » « Sustainable library » ou « environmental education », le thème indexant Libraries & community et la cote.716.4 « aspects de l’environnement » sous laquelle sont rassemblés des ouvrages qui traitent de la relation de la bibliothèque avec son milieu semblent bien plus productifs lorsqu’on s’intéresse à ce sujet.

Note 2 : Il distingue des pratiques passives (se concentrant sur l'infrastructure de la bibliothèque elle-même) et actives (qui poursuivent des programmes spécifiques de sensibilisation). Ces dernières seraient à rattacher à la littératie durable et l’écolittératie (Sustainability literacy and ecoliteracy).

Note 3 : dissociation implicite que dénote notre usage encore très courant du terme « usager » ou « clientèle » et non « membre » comme le préconise le bibliothécaire David Lankes.

Note 4 : Je découvre également en ce moment - ce qui ne m’avait jamais enseigné ou mentionné par mes collègues – qu’il existe plusieurs groupes de bibliothécaires et quelques organes de publication considérés comme « radicaux » ou critiques dans le monde de la bibliothéconomie occidentale. The Canadian Journal of Academic Librarianship / Revue canadienne de bibliothéconomie universitaire ( CJAL/Rcbu ) est l’une de ces revues qui s’illustrent dans cette catégorie au Canada. On trouvera d'autres sources dans cet article publié en 2015 .  Eamon C. Tewell fournit également un excellent historique soulignant les racines anciennes de ce courant militant de la bibliothéconomie qui « considère la condition humaine et les droits de l'homme avant toute autre préoccupation professionnelle. ».

Témoin de l’avènement récent d’une posture plus critique dans la profession, un fil de discussion Twitter #critlib a été mis en place en 2014 suivi d’une foule d’ateliers et conférences. La base de données LISA contient à ce jour 111 articles de revues académique contenant l’expression « critical librarianship » (presque tous publiées après 2009 et à 69% ces 3 dernières années). Pour LISTA c’est 48 articles révisés par les pairs dont 30 publiés ces 3 dernières années. Les thésaurus de LISA et de LISTA ne contiennent pas de rubrique « Critical librarianship » mais ils contiennent une entrée « Critical information litteracy », un courant théorique associé qui cherche à comprendre depuis une quinzaine d’années comment les bibliothèques et les systèmes connexes, tels que les communications savantes et le monde universitaire, contribuent aux oppressions systémiques. En sont issues certaines pratiques comme examiner les vedettes-matières des bibliothèques pour montrer comment elles sont truffées d'hypothèses blanches et patriarcales ; appliquer des méthodes d'enseignement féministes telles que les discussions de groupe et positionner les expériences vécues comme des modes de connaissance valables ; mettre l'accent sur l'économie qui sous-tend la communication savante et les abonnements aux bases de données.

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26 juillet 2022

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10 juillet 2023 15:53

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