Le temps presse alors ralentissons – Hommage à Bayo Akomolafe

Nous avons parmi nous des hommes (et des femmes) d’exception qui allient intelligence, cœur et courage pour affronter debout notre époque sans précédent. Bayo Akomolafe fait sans aucun doute parti de ces rares et si précieuses personnes. Il mérite d’être connu de tous et toutes sur cette planète et tout particulièrement des membres de Passerelles. De surcroit il écrit divinement bien. Voici par exemple comment il introduit le site où sont publiés ses écrits (ma mauvaise traduction) :

« Bienvenue, voyageur. Je suis persuadé que même si les océans bouillonnent, que les ouragans frappent violemment nos côtes autrefois sûres, que l'air transpire de la chaleur d'un malheur imminent et que nos poings protestent contre le déni de justice climatique, il existe un chemin à prendre qui n'a rien à voir avec la victoire ou la défaite : un endroit dont nous ne connaissons pas encore les coordonnées, une question que nous ne savons pas encore comment poser. L'objectif de la flèche qui part dans cet inconnu n'est pas seulement de percer la cible et de remporter le trophée : l'objectif de la flèche est de chanter le vent et de refaire le monde dans la brièveté de son vol. Il y a des choses que nous devons faire, des paroles que nous devons dire, des pensées que nous devons penser, qui ne ressemblent en rien aux images de succès qui ont si bien possédé nos visions de la justice. Que l'on se souvienne de cette nouvelle décennie comme de la décennie de l'étrange chemin, de la troisième voie, du système binaire brisé, de la perturbation de la traversée, du moment cairote, du mouvement posthumain pour l'émancipation, du don de désorientation qui a ouvert de nouveaux lieux de pouvoir, et des mouvements lents.

Que cette décennie apporte plus que des solutions, plus qu'un avenir - qu'elle apporte des mots que nous ne connaissons pas encore, et des temporalités que nous n'avons pas encore habitées. Puissions-nous être plus lents pour que la vitesse ne puisse le calculer, et plus rapides pour que l'attraction de la gravité des mots ne puisse l’emprisonner. Et puissions-nous être visités de manière si complète, et rencontrés dans des endroits improbables de manière si bouleversante, que nous soyons abandonnés tel quels. Prêts pour le compostage. Prêts pour l'impossible. Bienvenue dans la décennie du fugitif. »

Chacune des interventions de Bayo Akomolafe résonnent longtemps. Ces temps-ci je me souviens de son invitation à ralentir, captée à la volée dans l’une de ses entrevues vidéos The times are urgent, so let us slow down (2018) :

« Lorsque les choses prennent un caractère urgent, nous avons généralement tendance à vouloir accélérer, à vouloir en faire plus, à vouloir nous impliquer mais je sens que nous sommes dans un moment où notre conception de notre place dans le monde est en train de changer. Notre conception de nous-mêmes en train qu’êtres humains, notre conception de l’environnement en tant que ressource… toutes ces choses sont en train de changer. Nous ne pouvons plus penser à nous de la même façon. Ce n’est pas de l’ordre d’une histoire que l’on se raconte à soi-même, c’est très concret, ça a des conséquences bien réelles. Par exemple, il y a tout un récit autour des changements climatiques, que les changements climatiques ce sont juste des phénomènes météorologiques qui perturbent le cours du développement. Et que faisons nous ? nous faisons de notre mieux pour les arrêter ou pour adapter nos systèmes de façon à en atténuer les impacts. Mais le phénomène des changements climatiques à lui tout seul nous amène à réaliser que nous avons toujours eu un impact sur le monde et que par conséquence nous ne pouvons plus nous distinguer de l’environnement, nous ne sommes pas séparés du monde dont nous avions l’habitude de dire que nous en faisions partie. Nous sommes l’environnement. Nous sommes une partie du monde. Ainsi, il y a une résurgence de sagesse qui vient de disciplines multiples, de la biologie, à la sociologie, à la psychologie, à la physique quantique… qui nous racontent une autre histoire : nous sommes des êtres de relation, nous sommes essentiellement non indispensables, nous sommes des relations, nous ne sommes pas des choses dans un vide, un contenant. Nous sommes en quelque sorte la terre qui se touche elle-même. Et c’est une vision radicale, très dérangeante et effrayante de ce qu’«est» un être humain. En conséquence nous ne pouvons plus penser à nous même comme capitaliste industrieux atomisé et séparé des autres. Nous devons penser le soi comme une connexion, une conjonction de plusieurs autres êtres, une conjonction d’idées, de géologies, de biologies etc. En bref, si le récit que nous nous faisons de nous-mêmes a changé, nous ne pouvons plus agir de la façon dont nous agissions auparavant. On peut penser à Einstein lorsqu’il dit « nous ne pouvons pas résoudre un problème avec le même genre d’idées et de pensées qui ont contribué à le créer ». Nous avons donc besoin d’une nouvelle façon de penser l’activisme, l’environnement, nous-mêmes, nos relations, la technologie…

Nous devons tout repenser. Immergé dans la fluidité du courant de sagesse qui parle de ces idées dérangeantes mais libératrices, il y a le post-activisme, c’est-à-dire ce qu’il y a après une certaine façon de pratiquer l’activisme. Qu’'arrive t-il lorsque nous étirons la conversation au sujet de l’activisme et que nous touchons à l’étendue de notre corps ? Et si les arbres avaient quelque chose à nous apprendre ? Et s’il existait des capacités dont nous n’avons pas conscience, des façons de répondre en temps de crise dont nous n’avons pas conscience parce que nous nous enfermons dans une conception de nous-mêmes comme de faibles atomes industrieux, et s’il existait d’autres façons de se relier au monde que nous avions exclus, que nous nous n’avions pas remarqués ? Le post-activisme est une invitation, non pas de trouver une nouvelle façon novatrice de résoudre nos problèmes : ce n’est pas une question de solutions. C’est une question de regarder la façon dont nous regardons, de questionner les questions posées, de troubler nos problèmes, de secouer nos fondations et le récit auquel nous sommes si habitués, d’ouvrir la voie à des pratiques qui font de la place à ces explorations profondes et immersives de ce que ça signifie d’être sur cette planète aujourd’hui /... /

Nous devons prêter attention à ce que le monde fait, trouver des manières de se mettre à l’écoute du monde. Il y a une belle idée qui je crois vient d’Afrique /…/ qui parle des aînés pressant leurs oreilles contre le sol, ces rituels, ces façons de communier avec la planète autour de nous avec nous-mêmes, avec notre deuil, notre chagrin, notre pression, notre âme, notre joie, nos enfants, avec l’herbe, la lumière du soleil, avec les rêves, la lumière de la lune et des étoiles… Ces manières de faire sont mises à l'écart de plus en plus, nous sommes devenus si occupés, si modernes, même la résolution de nos problèmes est un business maintenant, c’est un pipeline et donc il n’y a pas de façon de ralentir réellement, pour se mettre à l’écoute de ce qui doit être écouté/…/ Nous apprenons actuellement que notre monde est réellement en vie et a son mot à dire /…/ Demander à la montagne ce qu’elle pense, c’est peut-être une chose radicale à faire mais peut-être que nous essayons de faire l’impossible et peut-être que faire cet impossible est ce que nous devrions faire actuellement. »

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Réflexions d'une bibliothécaire qui veut en faire plus pour la transition
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Intégré par Pascale Félizat, le 15 mai 2023 14:15

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Publication

15 septembre 2021

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17 février 2023 09:12

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