Bayo Akomolafe est une autre source d'inspiration importante de l'initiative "J'habite ici". Pour contribuer à le faire connaître au Québec et en hommage à toutes ses généreuses interventions, nous traduisons, sa lettre sur la question du capitalisme et des systèmes, diffusée le 20 mars 2025 (le texte original en anglais suit) :
Chère amie, cher ami
« ...il n'y a pas d'alternative ». Margaret Thatcher, sur le libéralisme économique et le capitalisme
Les systèmes sont spéculatifs.
En d'autres termes, les systèmes sont des phénomènes émergents, et non le fruit d'une intentionnalité ou d'une conception pure. Ils dépassent leurs modèles conceptuels, débordent les architectures de contrôle que les humains tentent de leur imposer. Ils sont relationnels, évolutifs, récursifs, mycéliens et indéterminés, prenant forme à travers des rencontres, des contraintes et un enchevêtrement de forces qui dépassent la « volonté » humaine.
L'idée que le capitalisme, par exemple, a été conçu comme une grande conspiration dans une salle de conférence - ou dans la tête moustachue de seigneurs de guerre à la recherche du profit - ne tient pas suffisamment compte de la réalité. Il a plutôt émergé des frictions de l'histoire, des conditions matérielles, du désir comme toile de fond climatique, des économies microbiennes, de la logistique du stockage des céréales, des conséquences des enclosures, des cadavres noirs posés sur des tables nécromantiques, des cartographies de bois des navires négriers et des vents du commerce, de la poésie séduisante du sucre, des caprices des marchés, du mouvement des corps et des marchandises à travers les mers. Il ne s'agit pas d'une machine que l'on peut simplement « débrancher » par une réforme politique ou une volonté radicale.
Cela complique évidemment l'idée d'« alternatives ». Si nous cherchons une «alternative » bien définie et préétablie à un système que nous jugeons oppressif, il se peut que nous reproduisions déjà sa logique - parce que nous supposons que les systèmes sont des choses réifiées qui peuvent être intentionnellement remplacées, redessinées et rendues conformes à notre sens du bien. Et si les systèmes ressemblaient moins à des bâtiments à démolir qu'à des phénomènes météorologiques - chaotiques, non linéaires et sensibles à des forces, à des « dirigeants et autorités » que nous ne pouvons pas entièrement saisir ?
« Sortir" du capitalisme, de la modernité blanche ou de tout autre système dominant ne consiste pas à trouver une alternative au sens traditionnel du terme, mais à apprendre à remarquer les ouvertures émergentes, minuscules et para-ontologiques que les systèmes eux-mêmes produisent au fur et à mesure de leurs mutations. Lorsqu'ils opèrent. Il s'agit d'être à l'écoute des perturbations, de ce que j'appelle les « constances insolites », les voies fugitives qui ne s'annoncent pas comme des « alternatives », mais comme des fuites, des fissures et des dissonances au sein de la systématicité.
La question passe de « quelle est l'alternative ? » à « où le système fuit-il déjà ?». Où sont les courants sous-jacents qui échappent à sa capture ?
Il ne s'agit pas d'un positionnement passif. C'est une invitation à toucher les méandres, la géosomatique, les matérialités cybernétiques de la perception. C'est une invitation à une grâce maladroite. Je ne suis pas un fan de la « Dame de fer », décédée depuis longtemps, mais il me semble qu'une réponse plus générative à la célèbre déclaration de Thatcher sur la centralité capitaliste, « Il n'y a pas d'alternative ! », n'est pas nécessairement « Oui ! il y a des alternatives ! », mais « Pourquoi penser en termes d'alternatives ? ».
Texte original en anglais :
Dear Friend
"...there is no alternative." Margaret Thatcher, on economic liberalism and capitalism
Systems are speculative.
That is to say, systems are emergent phenomena, not artifacts of pure intentionality or design. They exceed their blueprints, overflowing the architectures of control humans try to impose on them. They are relational, processual, recursive, fungal, and promiscuous, taking shape through encounters, constraints, and the entanglement of forces beyond human "will".
The idea that capitalism, for instance, was engineered as a grand conspiracy in a boardroom - or in the mustachioed heads of profit-seeking warlords - leaves out too much. It emerged, instead, from the frictions of history, from material conditions, from desire as a weathering pattern, from microbial economies, from the logistics of grain storage, from the accidents of enclosure, from Black cadavers propped on necromantic tables, from the wooden cartographies of slave ships and trade winds, from the seductive poetry of sugar, from the whims of markets, from the movement of bodies and commodities across seas. It is not a machine that can simply be "switched off" by policy reform or radical will.
This of course complicates the idea of "alternatives." If we are seeking a clearly defined, prefigured "alternative" to a system we deem oppressive, we might already be reproducing its logic - because we assume that systems are reified things that can be intentionally replaced, redesigned, and made to conform to our sense of the good. But what if systems are less like buildings to be demolished and more like weather patterns - chaotic, non-linear, and responsive to forces, to "principalities and powers" we cannot fully grasp?
"Exiting" capitalism, white modernity, or any dominant system, is not about finding an alternative in the traditional sense, but about learning to notice the emergent, the minor, the paraontological openings that systems themselves produce as they mutate. As they speculate. It is about attuning to disruptions, to what I call "weird fidelities", the fugitive pathways that do not announce themselves as "alternatives," but as leaks, cracks, and dissonances within systemicity.
The question moves from "what is the alternative? to "where is the system already leaking?" Where are the undercurrents that escape its capture?
This is not a passive position. It is an invitation to touch the meandering, geosomatic, cybernetic materialities of perception. It is an invitation to an awkward grace. I'm no fan of the long-deceased 'Iron Lady', but it would seem to me that a more generative response to Thatcher's famous declaration of capitalist centrality, "There is no alternative!" isn't necessarily "Yes! There are alternatives!", but "Why think in terms of alternatives?"