
Contexte: Il y a quelques mois, j'ai reçu comme mandat d’agir à titre de conseillère en mobilisation de connaissances chez Présâges, un organisme communautaire du milieu aîné. Cette expérience a agi comme catalyseur pour une série de réflexions sur différents aspects liés à la mobilisation des connaissances (MdC) en contexte communautaire.
Reconnaître les savoirs issus de la pratique, c'est aussi financer leur mobilisation
Faire de la MdC dans des institutions académiques et de recherche c’est pouvoir compter sur des réseaux, des ressources et une légitimité établie depuis longtemps. Pourquoi la mobilisation des connaissances issues du terrain ne vient-elle pas avec un financement, comme c’est le cas pour celles produites par les milieux de recherche?
Bien que les discours aient changé depuis mes débuts comme intervenante et qu’on reconnaisse de plus en plus que les milieux de pratique produisent des savoirs pertinents et précieux, je n’ai pas l’impression qu’on leur donne pour autant les moyens d’élaborer des dispositifs pour soutenir la mobilisation de leurs savoirs.
Une forme d’exclusion épistémique?
Peut-on voir une forme d’exclusion épistémique dans le déséquilibre flagrant entre les moyens et les ressources dont disposent les institutions de recherche – qui bénéficient de ressources clairement dédiées à la MdC – et ceux dont disposent les milieux de pratique communautaire? Je ne sais pas… Quand je jette un coup d’œil à mes vieux écrits sur les savoirs des intervenant·es, je vois que j'exprimais les rapports de force entre différents producteurs de savoirs à peu près ainsi : la hiérarchisation des modes de connaissances, la domination d’un mode de production de savoirs sur un autre. Est-ce qu'aujourd'hui je parlerais d'injustice épistémique? Probablement, mais comme je ne l'ai pas fait avant, j'aimerais que d'autres m’aident à y réfléchir. Mais je digresse...
Ce qui me semble par ailleurs évident, c’est que la reconnaissance des savoirs pratiques ne peut pas être seulement un slogan. Elle passe par un financement qui intègre la MdC comme composante essentielle des projets terrain.
Sans accès à des financements qui soutiennent les formes de partage des savoirs propres au terrain, ma crainte est que les savoirs du communautaire continuent d’être à la merci de la bienveillance de chercheur·es complices qui viennent les documenter pour les rendre visibles. Si ces complicités sont souhaitables et désirables, elles ne devraient pas être la seule façon pour les savoirs pratiques d’être pris au sérieux.
Des moyens pour pouvoir parler sans porte-voix
Je ne remets pas en question que de s’engager dans partenariat de recherche est une stratégie bien raisonnable, j’allais écrire légitime…, quand on veut partager nos savoirs, les faire entendre ou les croiser avec ceux des autres. Ce qui me paraît toutefois peu équitable, asymétrique, c’est que, si le monde de la recherche peut parler sans avoir recours à un porte-voix, on ne peut pas en dire autant des milieux de pratique. Ces derniers rencontrent encore des difficultés à se faire entendre lorsque ce qu’ils ont à dire n’a pas auparavant été entériné par ceux et celles qui savent comment transformer les savoirs du terrain en des savoirs « plus intelligibles ».
Les savoirs pratiques continuent de peiner à trouver l’espace nécessaire pour se déployer et devenir accessibles à des communautés autres que celles de leur milieu proche. Par conséquent, même si ces savoirs sont validés localement, ils risquent de rester invisibles ou sous-utilisés, faute de moyens pour se faire connaître.
Comment donner au communautaire les moyens de porter leurs savoirs de manière autonome et équitable. Il ne s’agit plus de reconnaître que ces savoirs existent, qu’ils sont pertinents et légitimes, ça il semble que ce soit déjà fait. Il s’agit plutôt d’aller plus loin et leur offrir les moyens pour qu’ils puissent être mobilisés comme, justement, ils le méritent.
Des moyens pour éviter le piège de la diffusion unidirectionnelle
Alors que les institutions de recherche cherchent depuis un bon bout de temps à s’éloigner du mode plus traditionnel de diffusion unidirectionnelle des connaissances, il serait un peu ironique que les organismes communautaires doivent s’en tenir à ce mode parce qu’ils n’ont pas les moyens de vraiment faire autrement.
Comment m’assurer que la démarche de MdC que je propose ne devienne pas un simple transfert de connaissances, mais qu’elle contribue plutôt à faire émerger un espace de dialogue entre nos savoirs et ceux des autres? Autrement dit, même si les savoirs mobilisés proviennent de l’expérience d’acteurs terrain, le risque de rester coincé dans une transmission unidirectionnelle des savoirs n’est-il pas toujours présent?
On connaît l’importance de tenir compte de la culture des partenaires avec qui on veut partager nos savoirs pour que ces partenaires s’approprient ce qu’on partage… On parle aussi beaucoup de l’importance d’apprendre des savoirs des autres. Malgré cela, ce que j’observe parfois, c’est une tendance à reproduire un mode unidirectionnel de diffusion des savoirs plutôt que de, par exemple, organiser un événement où les intervenant·es de plusieurs organismes se retrouvent dans le but d’échanger sur leurs pratiques, de partager des outils, etc.
De tels événements, comme les colloques de recherche, demandent des ressources (temps, argent, ressources humaines). Bien sûr, je ne dis pas que ces événements n’ont jamais lieu. Mais ce sur quoi je veux surtout insister est sur le fait que ça demeure des pratiques de mobilisation qui, sans soutien adéquat, demeurent bien fragiles… Il est beaucoup moins « coûteux » pour un petit organisme de mettre un outil qu’il a développé sur son site web que d’organiser un atelier pour que d’autres parties prenantes puissent s’approprier l’outil.
L’enjeu du financement est donc crucial. Or, les bailleurs de fonds qui accordent des fonds pour la réalisation de projets terrain n’ont pas toujours comme réflexe d’inclure un montant dédié à la mobilisation des savoirs. Alors que dans les projets de recherche, cela fait partie du financement.
Et sans financement dédié, comment trouver le temps pour mobiliser des savoirs? La MdC est ainsi reléguée à une activité accessoire, elle n’est pas perçue comme une composante centrale des pratiques communautaires. Le message risque d’être ainsi compris: « oui, vos projets produisent des savoirs, mais ce n’est toutefois pas votre job de les faire sortir de vos murs et de les mobiliser ».
J’imagine ici trois conséquences pernicieuses de ce message. L’une, est que les intervenant·es finissent par se percevoir comme n’ayant pas les capacités pour partager, transmettre, mobiliser les savoirs qui émergent de leurs projets et de leurs pratiques. Une autre, est de voir les organismes communautaires oublier les formats de partage de savoirs qui sont les leurs pour se rabattre sur une forme de diffusion unidirectionnel des savoirs. Une dernière, est de voir les organismes communautaires laisser aux chercheur·es la responsabilité (et le plaisir) de parler – à leur place – de leurs savoirs.
Des moyens pour raconter que nos savoirs sont construits collectivement
Mon expérience récente de conseillère en MdC dans le communautaire me laisse également avec un autre questionnement. Pour bien jouer mon rôle, ne devrais-je pas insister pour rendre visible la dimension collective dans la construction de nos savoirs?
Comment ne pas négliger des savoirs produits par les pratiques de l’autre organisme qui travaille de l'autre côté de la rue? Comment « citer » l’influence des autres dans ce, qu’au final, on va appeler « nos » savoirs? La convention de mettre des dates et des noms d’auteur·es entre parenthèses pour indiquer que nous ne sommes pas seul.e.s à réfléchir à telle ou telle chose… comment se l’approprier quand on partage des savoirs issus du terrain?
Tous ces moments de partage (ateliers, jasette dans le couloir, etc..) qui refusent de se laisser attraper par la tradition des citations, comment arriver à rendre compte du fait qu’ils enrichissent nos pratiques et nos réflexions? Sommes-nous condamné·es à oublier (à invisibiliser?) le fait que dans le communautaire, comme ailleurs, nous mobilisons des savoirs construits en interaction avec d’autres?
P.S. Une fois tout cela dit, je me suis demandée quelle suite donner à mes réflexions. Comment les transformer en quelque chose de plus tangible?
J'ai donc préparé un petit outil concret. On y trouve plein de questions qui pourraient soutenir la démarche d'un organisme communautaire qui souhaite revoir ses pratiques de partage et de mobilisation des savoirs. Je n'ai pas testé le contenu du document, mais si le contenu peut s'avérer utile à un organisme, tant mieux! Le document se trouve ici.