Les leçons de la lutte du Chili contre les Big Tech

Les leçons de la lutte du Chili contre les Big Tech

Par Evgeny Morozov, traduit par Jonathan Durand Folco*

Texte original:  The lessons of Chile’s struggle against Big Tech, The New Statesman, 9 septembre 2023.

Evgeny Morozov est l'auteur des Santiago Boys, un nouveau podcast qui explore l'héritage technologique de Salvador Allende. Il est également le fondateur et l'éditeur The Syllabus, une initiative de curation des connaissances à but non lucratif. 

Le plus grand héritage de Salvador Allende est sa tentative de démocratiser la technologie.

Le 1er août 1973, un sommet diplomatique apparemment banal s’est tenu à Lima, au Pérou. Mais l’ordre du jour révolutionnaire de ce sommet n’avait rien de banal. Les participants - pour la plupart des diplomates de haut rang de Bolivie, du Chili, de Colombie, d’Équateur et du Pérou - aspiraient à créer un ordre mondial technologique plus juste. Un ordre mondial qui aurait pu empêcher l’essor de la Silicon Valley - et des Big Tech par la même occasion.

Un bon premier pas, pensaient-ils, était d’unir leurs forces et d’explorer les moyens de freiner l’influence croissante des multinationales. Cette question est particulièrement urgente dans le domaine des technologies de pointe, dont la majorité proviennent des États-Unis et de l’Europe de l’Ouest.

Ces technologies devaient souvent être importées en Amérique latine à des coûts extrêmement élevés. Une étude a révélé qu’entre 1962 et 1968, le Chili a vu ses paiements pour les services technologiques doubler, les entreprises du pays payant pour de nombreux brevets expirés ou inexistants.

C’est pour éviter ces obstacles extérieurs absurdes que les cinq nations réunies au Pérou avaient signé le pacte andin quatre ans plus tôt. Il s’agissait d’un accord régional de libre-échange d’un genre radical, presque disparu, visant à faciliter la poursuite collective de l’industrialisation et du développement économique. Grâce à lui, les cinq pays mettaient en commun leur pouvoir politique et tentaient d’éviter les coûts élevés liés à l’importation de technologies étrangères. Le pacte encourageait également la mise en place de projets communs de recherche et de développement afin de créer des alternatives nationales.

Orlando Letelier, alors ministre des Affaires étrangères du président socialiste Salvador Allende, dirigeait la délégation chilienne. Son discours à Lima a fait écho aux aspects radicaux du programme technologique d’Allende, notant que « nous vivons dans un monde où le concept romain de propriété, lorsqu’il est appliqué à la technologie, favorise l’exploitation ». Letelier a souligné la dépendance technologique croissante de la région. « Aujourd'hui, a-t-il déploré, environ 500 sociétés multinationales contrôlent 90 % des technologies productives dans le monde ».

Pour atténuer ces disparités, Letelier a appelé à la création d’une nouvelle institution internationale. Celle-ci faciliterait l’accès des pays en développement aux bénéfices de la technologie et de la recherche avancées, y compris les brevets, de la même manière que le Fonds monétaire international (FMI) leur accorde l'accès au capital financier.

Il est vrai que le Fonds technologique international (FTI) proposé devrait adopter une approche moins normative que le FMI et être moins subordonné aux États-Unis. Il s’agissait d’un projet d’ordre mondial technologique alternatif, fondé sur une idée oubliée par la plupart des analystes technologiques actuels : le retard technologique d’un pays est souvent le résultat de facteurs géopolitiques et géoéconomiques de longue durée - il ne découle presque jamais simplement d’une bureaucratie rigide ou de l’absence d'une culture de l’innovation. En d’autres termes, le succès dans le jeu technologique mondial était un facteur de puissance et de souveraineté d’un pays, et non d’inventivité et d’ouverture aux idées nouvelles.

Dans le nouveau système mondial imaginé par Letelier et Allende, chaque nation, y compris celles que l’on appelle aujourd’hui les pays du Sud global, serait finalement capable de développer sa propre infrastructure industrielle et technologique. Cette stratégie leur éviterait de devoir louer diverses technologies - pensez à l’informatique nuagique (cloud) ou à l’intelligence artificielle aujourd’hui - aux multinationales, ce qui mettrait fin au cycle de leur propre dépendance technologique et économique.

Mais cette vision ne s’est jamais concrétisée. Six semaines à peine après le sommet de Lima, le 11 septembre 1973, le gouvernement d’Allende a été renversé par un coup d’État militaire qui a inauguré la cruelle dictature du général Augusto Pinochet. Orlando Letelier a passé les 12 mois suivants dans des camps de concentration brutaux, aux côtés de nombreux autres membres éminents de l’administration d’Allende.

Après sa libération et son exil aux États-Unis, Letelier a poursuivi avec ferveur la cause anti-Pinochet. Il est devenu un critique véhément des économistes néolibéraux qui conseillaient le gouvernement chilien à l’époque, connus sous le nom des Chicago Boys. Un mois après la publication par The Nation de son principal exposé sur Milton Friedman et ses disciples - un essai qui démontrait la faillite de leurs solutions aux problèmes économiques du Chili - Letelier a connu une fin tragique. Sa voiture a explosé à Washington, sur ordre direct du régime de Pinochet. Un mois plus tard, le Chili se retirait du Pacte andin. C’est ainsi qu’a pris fin la lutte ambitieuse - et totalement oubliée - du Chili pour reprendre les technologies des mains des grandes entreprises technologiques et du grand capital.

Alors que nous commémorons le 50e anniversaire du coup d’État chilien, il est tentant de considérer Allende comme un personnage tragique mais infortuné, qui a passé la majeure partie de son éphémère présidence à repousser les tentatives de le renverser. Il est vrai que l’ambitieux programme des « 40 mesures », le fameux programme électoral de la coalition de six partis de l’Unité populaire d’Allende, était secondaire par rapport aux efforts du gouvernement pour survivre aux assauts de la CIA, des multinationales, des oligarques chiliens et de divers mouvements terroristes d’extrême-droite.

Pourtant, malgré les problèmes et les crises, il y a eu beaucoup d’initiatives radicales, utopiques, voire hors du commun, qui ont encore le pouvoir de nous inspirer aujourd’hui. Étonnamment, nombre d’entre elles avaient trait à la technologie ; l’initiative de Letelier en faveur de l’équivalent technologique du FMI n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. 

Tous avaient en commun une compréhension de la technologie à travers le prisme de la géopolitique et de l’économie hétérodoxe - un prisme qui a été détruit par la transformation néolibérale mondiale qui a suivi le coup d’État. Alors que Pinochet a adopté l’école économique de Chicago, le gouvernement d’Allende a bénéficié de ce que l’on pourrait appeler l’école technologique de Santiago. Alors que nous envisageons un avenir post-néolibéral, libéré de l’influence des Chicago Boys, nous avons beaucoup à apprendre des Santiago Boys, plus humbles mais plus sages.

L’école de Santiago doit son existence au fait que la Commission économique des Nations unies pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepal) a son siège dans la capitale chilienne. Au cours des premières décennies qui ont suivi son lancement en 1948, cette institution a remis en question la conception dominante du libre-échange - et du rôle de la technologie dans ce domaine - défendue par les économistes de Chicago et du Massachusetts Institute of Technology (MIT).

Imaginez qu’un pays riche vende des voitures à un pays pauvre qui, à son tour, lui vend des bananes. Au fur et à mesure que les deux pays se spécialisent et introduisent des innovations technologiques, les prix des deux produits baissent. Tout le monde est content, le progrès va de l’avant.

Les économistes de la Cepal ne sont pas d’accord avec cette prédiction optimiste, et affirment qu’au fil du temps, les pays développés sortent généralement gagnants de ces échanges. Premièrement, l’innovation technologique profite davantage aux constructeurs automobiles qu’aux cultivateurs de bananes ; il est impossible d’imprimer en 3D des fruits tropicaux. Deuxièmement, les pays riches qui produisent généralement des biens plus avancés disposent également de syndicats puissants qui, en défendant les intérêts de leurs travailleurs, empêchent les prix des voitures de s’ajuster aussi rapidement que ceux des bananes.

Les économistes de la Cepal ont fait valoir que, dans un monde où la technologie est de plus en plus sophistiquée, le libre-échange favorise les riches et les puissants : avec le temps, il faut de plus en plus de bananes latino-américaines pour payer une voiture européenne. Pour citer un acteur important de ce débat – l’ancien président brésilien Fernando Henrique Cardoso, alors simple universitaire - la main invisible du marché ressemble à celle de la méchante marâtre : au lieu de corriger les inégalités, elle les aggrave. 

D’où la dissidence de Santiago/Cepal par rapport à la vision libre-échangiste de Chicago : au lieu d’accepter le libre-échange et d’éliminer les droits de douane, les pays en développement devraient utiliser la politique commerciale et industrielle pour fabriquer sur place une plus grande partie de leurs importations actuelles. Peut-être pas toute la voiture, mais, par exemple, les volants et les pneus.  

Cette politique, connue sous le nom de substitution des importations, a rapidement gagné le soutien des gouvernements réformistes de toute l’Amérique latine. C’était sans conteste l’idée politique la plus en vogue dans les années 1950. Mais dix ans plus tard, certains économistes et sociologues dissidents basés à Santiago - dont beaucoup, comme Cardoso, étaient des Brésiliens fuyant le coup d'État militaire de 1964 dans leur pays - ont commencé à en saisir les limites.

D’une part, il n’est pas possible de fabriquer des volants comme on cultive des bananes : cela nécessite des machines coûteuses et un savoir-faire protégé par les lois sur la propriété intellectuelle. Si un pays se contente de les importer des États-Unis et de l’Europe de l’Ouest - dans l’espoir de « s’industrialiser » et de construire des industries de pointe - il risque de devenir encore plus dépendant des économies avancées et des multinationales.

Cette radicalisation de l’agenda initial de la Cepal est devenue la théorie de la dépendance, qui a fait fureur à Santiago. Il ne pouvait en être autrement. Entre 1960 et 1970, Santiago est devenu le refuge de nombreux intellectuels européens et latino-américains radicaux - la « capitale de la gauche », comme certains l’ont baptisée. Alain Touraine, Manuel Castells, Armand Mattelart, Franz Hinkelammert, Ruy Mauro Marini, Maria da Conceição Tavares : tous les intellectuels de gauche internationaux ont élu domicile à Santiago (sans compter les talents nationaux impressionnants, de Pablo Neruda à Marta Harnecker).

Malgré tous ses défauts et ses incohérences, la théorie de la dépendance a eu raison sur un point : elle a correctement identifié la technologie comme la dernière frontière du pouvoir et de l’accumulation, et ce une bonne décennie avant même la création d’Apple. Au milieu des années 1960, Andre Gunder Frank, un économiste allemand formé à Chicago qui a quitté le camp néolibéral pour enseigner au Brésil, puis au Chili, écrivait : « La technologie américaine devient la nouvelle source du pouvoir monopolistique et la nouvelle base du colonialisme économique et du néocolonialisme politique ». Il aurait tout aussi bien pu parler de l’informatique quantique, de la 5G ou de l’intelligence artificielle.

L’école de Santiago considérait la lutte pour la souveraineté technologique comme fondamentale pour toute souveraineté économique digne de ce nom - et, par conséquent, pour le développement national. Sans sa propre base technologique et scientifique, un pays qui assemble des voitures est aussi dépendant qu’un pays qui cultive des fruits tropicaux. Comme l’a dit à l’époque l’anthropologue brésilien Darcy Ribeiro, ami d’Allende et membre éminent de l’école de Santiago, il n’y a pas beaucoup de différence entre une « république de bananes » et une « république Volkswagen ».

La raison pour laquelle la position de Santiago sur la technologie semblait si radicale était, en partie, qu’elle sapait le récit orthodoxe plus rose fourni par la théorie de la modernisation, qui a façonné une grande partie de la position de Washington pendant la Guerre froide. Depuis leur siège au MIT, à Stanford et à la Rand Corporation, les théoriciens de la modernisation affirmaient que le progrès technologique et le progrès économique allaient de pair. Ainsi, tant que les pays parvenaient à un point de « décollage » - principalement en empruntant les solutions qui avaient fonctionné en Amérique du Nord ou en Europe de l’Ouest - leur trajectoire de développement ascendante était assurée.

L’école de Santiago n’était pas d’accord, considérant le contrôle étranger de la technologie comme un goulot d’étranglement sur la voie du développement. Ils préconisaient plutôt le renforcement des capacités technologiques d’un pays, car, comme l’a dit Allende de manière imagée, « nous avons le droit d’avoir nos propres solutions ». Mais il ne s’agissait pas seulement de politique commerciale et industrielle, comme le prêchait la Cepal depuis des décennies. Il s’agissait aussi d’affronter les multinationales qui entravaient le progrès technologique, de radicaliser les ingénieurs et les scientifiques qui se cachaient souvent derrière le vernis neutre de la science, et d’expérimenter de nouveaux outils informatiques de planification et de gestion pour montrer que la bureaucratie peut être aussi efficace que le marché dans la gestion de l’économie.

Le Chili a naturellement été le principal terrain d’essai pour les prescriptions politiques de l’école de Santiago. Par exemple, environ un an avant l’arrivée au pouvoir d'Allende, le Chili a créé une agence gouvernementale appelée l’Institut de recherche technologique (Intec). Il avait pour mission d’aider les entreprises et les ministères nationaux à acquérir une expertise technologique nationale.

En substance, l’Intec centralisait l’expertise technologique au sein d’une seule agence gouvernementale et la mettait à la disposition de l’industrie. L’objectif était de réduire la dépendance du Chili à l’égard de la technologie et de l’expertise étrangères, tout en renforçant les capacités locales. Dans un sens, l’Intec était l’anti-McKinsey de son époque. Au lieu de contribuer à réduire la taille du secteur public et à le rendre plus favorable au marché, il a mis les connaissances des concepteurs, des scientifiques et des ingénieurs au service du développement national. 

L’Intec faisait partie d’une institution beaucoup plus importante de l’État chilien, la Corporation de développement de l’État (Corfo). Sa mission consistait à mobiliser des capitaux nationaux et étrangers pour stimuler le développement de nouvelles industries importantes, telles que la sidérurgie, cruciales pour les efforts d’industrialisation du Chili.

La Corfo partageait en partie le programme de l’école de Santiago, mais elle était aussi étroitement liée au capital industriel chilien. En conséquence, elle est devenue une cible fréquente des attaques de la gauche - y compris d’un jeune sénateur appelé Salvador Allende - qui pensait qu’elle n’était pas assez stratégique, en particulier lorsqu’elle devait scinder et privatiser les industries qu’elle avait développées. Avec l’arrivée au pouvoir d’Allende, il est enfin devenu possible de radicaliser la Corfo et de l’utiliser pour accélérer la poursuite de la souveraineté technologique du Chili.

C’est ainsi, par exemple, que la Corfo de l’ère Allende a lancé l’Entreprise nationale d’électronique, chargée de construire une usine de semi-conducteurs dans le nord du pays. Cela aurait permis au Chili, autrefois simple exportateur de nitrates et de cuivre, de devenir une économie technologiquement sophistiquée, capable de répondre à ses propres besoins de développement.

Si Allende avait été autorisé à mettre en œuvre les autres politiques prescrites par l’école de Santiago, le Chili aurait pu devenir une Corée du Sud ou un Taïwan de l’Amérique latine. Contrairement à ces pays, le Chili d’Allende n’était pas un État autoritaire de droite qui supprimait les droits des travailleurs au profit de l’industrialisation. Le coup d’État a anéanti cette possibilité d’une industrialisation de gauche - et pleinement démocratique - en Amérique latine.

La poursuite de la souveraineté technologique d’Allende exigeait bien plus que l’envoi de consultants d’Intec pour rationaliser la production. Il a également dû faire preuve de confrontation, notamment parce que certaines infrastructures de télécommunications les plus importantes du Chili, y compris les téléphones et les télex, étaient entre les mains de la multinationale technologique étrangère que l’école de Santiago considérait comme nuisible au développement national. Il s’agit d’ITT qui, au moment de l’élection d’Allende en 1970, jouit d’une réputation très controversée dans la région.

Enracinée à Porto Rico et à Cuba, ITT s’est rapidement implantée sur le territoire américain. Dans les années 1920, elle a profité des liens de ses fondateurs avec Wall Street pour se développer rapidement en Amérique latine (ce qui a grandement aidé l’État américain à remporter la bataille pour la suprématie mondiale en matière de télécommunications face au Royaume-Uni).

Au début des années 1950, ITT était largement détestée par un grand nombre de ses clients locaux, qui se plaignaient qu’elle facturait des frais exorbitants tout en investissant à peine dans la modernisation de l’infrastructure. En conséquence, les économies locales stagnaient : laissées aux forces du marché, les télécommunications - un important facteur de développement économique - devenaient un obstacle plutôt qu’un catalyseur.

Le jeune Fidel Castro - alors avocat en herbe - a même intenté un procès à la filiale locale d’ITT à Cuba ; son cabinet d’avocats a gagné le procès, mais le dictateur Fulgencio Batista l’a annulé. En conséquence, ITT a été l’une des premières entreprises nationalisées par Castro en 1960 (peu après que la révolution cubaine, qui s’était achevée un an plus tôt, l’ait porté au pouvoir).   

L’audace de Castro a peut-être inspiré Leonel Brizola, un gouverneur radical du Brésil, qui, en 1962, a fait de même avec les propriétés locales d’ITT dans son État. ITT ne semblait guère disposée à laisser ces techno-nationalistes latino-américains agir à leur guise. L’entreprise a mobilisé ses alliés à Washington et a humilié le Brésil en lui faisant payer un lourd tribut pour cette nationalisation, tandis que Brizola et son beau-frère, João Goulart, alors dirigeant du pays, étaient dépeints comme des communistes soutenant les Soviétiques. Deux ans plus tard, Goulart est renversé par les militaires brésiliens.

Rien de tout cela n’a découragé Allende. Au cours de sa campagne présidentielle de 1970, il a promis de nationaliser l’entreprise et de confier les décisions stratégiques à des ingénieurs plutôt qu’à des cadres. ITT a donné de l’argent aux adversaires politiques d’Allende au Chili pour tenter d’empêcher sa victoire. Après la victoire d’Allende, ITT a continué à chercher des moyens de le déstabiliser, notamment en faisant pression sur Washington pour qu’il interrompe ses prêts au Chili et suspende son aide technique.

Allende s’est donc contenté de prendre le contrôle de l’entreprise. C’est un coup sans précédent pour le pouvoir des grandes entreprises technologiques. Désormais, ITT - comme des centaines d’autres entreprises stratégiques nationalisées par le gouvernement d’Allende - sera dirigée par la Corfo, la Société de développement de l’État. Et son objectif serait la stratégie de développement national, et non l’augmentation des profits.

Cela s’est avéré plus facile à dire qu’à faire. Les premières phases de la révolution d’Allende ont été si passionnantes que les travailleurs de nombreuses entreprises qui n’étaient pas considérées comme stratégiques à l’origine - y compris une usine de caramels - ont exigé qu’elles soient également prises en charge. Deuxièmement, l’ambassadeur américain - et il n’était certainement pas le seul - a fait de son mieux pour priver Allende de cadres capables de diriger ces entreprises nationalisées. Pour ce faire, il a diffusé ce que nous appellerions aujourd’hui des « fake news », à savoir qu’Allende finirait par fermer les frontières et empêcherait les cadres et les ingénieurs de quitter le pays, et qu’ils devaient donc partir maintenant.

C’est dans ce contexte qu’Allende s’est lancé dans une initiative surprenante visant à utiliser les ordinateurs et les réseaux télex pour pallier le manque de cadres qualifiés : le projet Cybersyn. Bien que son histoire ait été magistralement explorée par Eden Medina dans Cybernetic Revolutionaries (2011), il est important de souligner les liens intellectuels et politiques plus larges entre Cybersyn et l’école de Santiago.

Tout d’abord, de nombreux jeunes économistes et ingénieurs d’Allende étaient imprégnés de la théorie de la dépendance. Certains d’entre eux ont même donné des cours sur le développement et la dépendance à la faculté d’ingénierie de leur université. Une fois que ces jeunes technocrates ont accédé à des postes gouvernementaux dans l’administration Allende, ils se sont entourés de nombreux théoriciens brésiliens de la dépendance qui étaient en exil au Chili à l’époque. D’autres, comme Andre Gunder Frank, étaient présents à Santiago pour offrir conseils et critiques.

Deuxièmement, Cybersyn est un projet issu de la Corfo et hébergé par Intec, l’entreprise publique de conseil chilienne. Le concepteur allemand de la salle des opérations, un employé d’Intec, était également un lecteur assidu de la théorie de la dépendance et citait Gunder Frank dans ses essais.

Troisièmement, Cybersyn était censé fournir le logiciel nécessaire à la réalisation pratique des aspects théoriques - tels que la nationalisation d’ITT (qui a également abouti à la Corfo) - prônés par la théorie de la dépendance. Et tout comme l’école de Chicago et le néolibéralisme ont fini par trouver des alliés dans les plates-formes de la Silicon Valley, l’école de Santiago et sa théorie de la dépendance (sensible à la technologie) ont fait bon usage des logiciels cybernétiques socialistes tels que Cybersyn.

La réalisation de la vision originale de Santiago nécessiterait aujourd’hui certainement des logiciels plus récents et plus performants. Cependant, les fondements de l’approche – l’idée que la technologie est de la géopolitique par d’autres moyens, que le progrès technologique n’est pas une garantie de progrès social et économique, et que le pouvoir est ce qui permet à certains pays d’innover et condamne d’autres à la stagnation - restent très pertinents dans notre propre monde dominé par les Big Tech.

Certes, Allende n’était pas un génie de la technologie. En fait, il a commis de nombreuses bévues technologiques, allant même jusqu’à inviter ITT à vérifier l’absence de bogues dans son bureau. Pourtant, c’est sous sa direction qu’un petit pays d’Amérique latine a systématiquement mené une politique technologique géopolitiquement éclairée et n’a pas hésité à se confronter à de puissants acteurs du monde des affaires.

C’est cette position audacieuse, associée à un cadre intellectuellement dynamique, qui a fait de la disparition d’Allende une tragédie. Le coup d'État de 1973 n’a pas seulement privé le Chili de sa précieuse démocratie, il nous a également privés d’un monde dans lequel les pays pouvaient s’opposer aux puissantes entreprises, défendre leur propre souveraineté technologique et mettre l’innovation au service d’un monde plus égalitaire et plus juste.

Au lieu de cela, les problèmes qui affectaient le Chili avant Allende sont devenus les problèmes du monde entier - ou, du moins, du monde en dehors de la Silicon Valley. Ce que l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano - ami d’Allende et membre de l’univers plus large de l’école de Santiago - a écrit sur sa région dans son classique Les veines ouvertes de l'Amérique latine (1971) est toujours d’actualité : « L’Amérique latine est condamnée à subir la technologie des puissants, qui attaque et élimine les matières premières naturelles, et est incapable de créer sa propre technologie pour soutenir et défendre son propre développement. » Aujourd’hui seulement, sa vision s’applique à l’ensemble de la planète.

Ce que nous avons obtenu à la place, c’est un monde dirigé par une demi-douzaine d’ITT - toutes légitimées par l’idée que l’innovation est une question d’idées et d’idéaux, et non de simples rapports de force et de puissance militaire. Malgré tous ses défauts, Allende, qui a remporté les élections chiliennes malgré l’opposition de la ITT et de la CIA, savait que l’innovation dans le monde réel n’était pas du tout comme cela. C’est pourquoi, malgré toutes ses contributions au socialisme démocratique, son plus grand héritage est peut-être d’avoir mobilisé l’école de Santiago, en montrant au monde une voie vers la technologie démocratique.

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Intégré par Jonathan Durand Folco, le 10 septembre 2023 13:58
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Capitalisme algorithmique, Intelligence artificielle

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10 septembre 2023

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25 octobre 2023 17:24

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