"C'est la fin du monde tel que nous le connaissons"

C’est ainsi que le bibliothécaire berlinois et cofondateur du « Réseau des bibliothèques vertes »,Tim Schumann, titre son dernier article publié fin 2020 invitant les bibliothèques à s’impliquer avec détermination  pour l’environnement. Il y fait l’état des lieux des réalisations de sa bibliothèque, la "Böll", à Berlin. Tim Schumann avait déjà signé en 2018 un article décrivant les réalisations de la bibliothèque de Bad Odesloe qu’il présentait déjà comme une « fabrique d’apprentissages urbains » exemplaire en matière d’éducation relative à l’environnement (note 1).

Je parcours systématiquement en ce moment les 500 documents et plus portant sur le thème "environnement et bibliothèques" répertoriés par le « netzwerk-gruene-bibliothek » et je peux témoigner que le positionnement de Tim Schumann est malheureusement encore pionnier dans notre milieu.

Il combine 3 choses très importantes de mon point de vue :

1. Prendre acte de la rupture avec les décennies passées et du passage à une décennie de transformation inédite (note 2)
2. Bien distinguer le plan des transformation internes (Écocivisme de l’institution) et externes (les actions éducatives) à mettre en place. L’une n’allant pas sans l’autre notamment pour des questions de crédibilité mais aussi de responsabilité de l’institution.
3. Bien décrire la visée des mesures « externes » prises par la bibliothèque en termes d’apprentissage

Voici ainsi le résumé des 11 actions prises ou prévues par sa bibliothèque. Certaines de ces actions sont également mises en place dans les bibliothèques de mon milieu de vie à Montréal mais il reste à vérifier que leur intention éducative en soit aussi cohérente et partagée de tous comme à la "Böll" de Berlin. La clarification de l'objectif éducatif permet notamment de multiplier les modalités mais aussi d'aborder la question importante de l'évaluation de l'impact.

Activités proposées à la bibliothèque publique "Böll" à Berlin ( source Tim Schumann, 2020 ) :

• 1 Bibliothèque comestible : Culture de fruits et légumes sous les grandes surfaces vitrées du "Böll" avec le soutien du FSJ-Kraf. Objectif : Transmettre des connaissances sur la croissance des fruits et légumes. Jardin scolaire vertical grâce à l'implication directe d'une classe qui s'occupe régulièrement des plantations.
• 2 Lombricomposteur : Construire et installer un "bac à vers" dans  la bibliothèque. - Composter les déchets alimentaires (par exemple le thé, le marc de café, les restes de fruits et de légumes) et les résidus végétaux. Objectif : Espace d'apprentissage des processus de compostage et transfert de connaissances sur l'importance de l'humus. Le bac est une source d'inspiration pour les utilisateurs qui souhaitent se lancer dans le compostage à domicile. Le compost produit est utilisé pour le projet de bibliothèque comestible.
• 3. Grainothèque : Créer une bibliothèque de semences à partir des graines obtenues dans la "bibliothèque comestible". Offre de semences pour les usagers de la bibliothèque -  Se concentrer sur les variétés anciennes et résistantes. Objectif : Transfert de connaissances sur le thème des semences inspiré par les utilisateurs qui cultivent chez eux des semences et variétés anciennes et résistantes.
• 4 Frigo de partage de nourriture : Installation d'un frigo en coopération avec le centre de protection des consommateurs et le bureau d'inspection des aliments. Objectif : Les utilisateurs en apprennent davantage sur l'ampleur du gaspillage alimentaire et modifient leur comportement. Ils peuvent prendre gratuitement des aliments dans le réfrigérateur.
• 5 Boîtes de récupération : Proposer une boîte de collecte pour les déchets spéciaux (par exemple, les vieux téléphones portables, les smartphones, etc.). Soutien aux mesures de recyclage qui permettent d'apporter les vieux appareils à la bibliothèque. Objectif : Les boîtes de collecte sont des espaces d'apprentissage qui fournissent des informations sur le sujet.
• 6 Fontaine d'eau potable : Un distributeur d'eau potable dans l'espace public. Participation à l'initiative "Refill " - On n'offre plus de gobelets en plastique. Objectif : Sensibiliser la population à l'importance de l'eau potable. Encourager à utiliser des gobelets réutilisables et à économiser le plastique.
• 7Gieß den Kiez : La bibliothèque met ses infrastructures (arrosoirs, tuyaux, etc.) à la disposition de la population dans les environs immédiats de la bibliothèque pour soutenir l'initiative "Gieß den Kiez". Encourager les habitants des environs de la bibliothèque à prendre soin des espaces verts en cas de sécheresse prolongée. Objectif : Sensibiliser les gens à la question de la sécheresse et du changement climatique.
• 8 Aquaponie : Un système aquaponique exemplaire dans l'espace public de la bibliothèque. Élever des espèces de poissons indigènes, qui seront ensuite relâchées dans les eaux locales. Cet événement local fait l'objet d'une célébration régulière. Objectif : Offrir un espace d'apprentissage des possibilités actuelles de l'agriculture urbaine et des cycles écologiques.
• 9. Apiculture en coopération : Dans le cas de la mise en place d'un toit vert pour la bibliothèque, coopération avec un rucher local à rechercher. Objectif : Le toit vert comme espace d'apprentissage sur le thème des abeilles et de l'apiculture. Exploirer le croisement envisageable entre apiculture et Makerspace.
• 10 Jardin communautaire autour du Böll : Créer un jardin communautaire de quartier à l'extérieur de la bibliothèque. Soutien du jardin par l'utilisation de l'infrastructure de la bibliothèque et la bibliothèque d'objets. Objectif : Bâtiment communautaire et jardin communautaire comme espace d'apprentissage. Soutien et participation aux initiatives locales.
• 11 RepairCafé avec atelier vélo : Espace de RepairCafé avec atelier vélo à aménager dans les deux salles du sous-sol de la bibliothèque.Soutien et participation aux initiatives locales. Objectif : Le RepairCafé, un espace d'apprentissage pour économiser les ressources en réparant des objets.

Ce qui est important aussi ici c’est l’insistance sur la nature des apprentissages décrits : entre pairs, par l’expérience, en soutien aux initiatives locales… Cette visée éducative pourrait correspondre au paradigme éducationnel de type « inventif » (selon Bertrand et Valois, 1999), un paradigme qui promeut notamment l’engagement dans les milieux de vie, le développement de la capacité d’invention sociale et la création de nouvelles organisations chez les personnes et les communautés. On peut considérer que ce paradigme, bien présent dans le milieu de l’innovation sociale, est encore loin d’être – consciemment - majoritaire dans nos institutions bibliothèques en dépit de la multiplication des espaces de type fablab et autres espaces créatifs. Il y a là un beau « point aveugle » de nos institutions à explorer davantage : Quelle est notre intention éducative et dans quels types de relations sommes-nous réellement les uns avec les autres ?

Tim Schumann insiste également sur la nécessité, dans cette « décennie de choix » critiques, de savoir développer et apprécier encore plus ce que nous avons et le rôle de partenaire privilégié de la bibliothèque en appui de cette (re)découverte nécessaire du local. Il appelle toutes les bibliothèques à s’y engager avec force. Voici pour terminer ses deux réponses à l’objection habituelle de neutralité des bibliothèques :

« 1. Non ! Les bibliothèques aident les gens à s'orienter et à acquérir des connaissances dans un monde qui évolue fortement et rapidement, afin qu'ils puissent faire face à ces changements de manière positive, et ainsi apaiser leurs craintes. Les changements spectaculaires qui s'annoncent représentent un formidable défi dans la vie quotidienne, pour lequel les gens doivent être responsabilisés.

2. Peu importe ! Les changements prévus en raison de l'effondrement climatique imminent menacent la cohésion sociale et la démocratie, il n'y a donc plus de temps pour une prétendue neutralité. Au contraire, il faut renforcer les bibliothèques dans leur rôle et leur adoption d’une position claire et située !

Schumann, T., "It‘s the end of the world as we know it. Ein Essay über Öffentliche Bibliotheken als zentrale lokale Einrichtung, dem Klimakollaps zu begegnen und ein Werkstattbericht aus der Heinrich-Böll-Bibliothek / Stadtbibliothek Pankow". LIBREAS. Library Ideas, 38 (2020). https://libreas.eu/ausgabe38/schumann/

Schumann, T. Urban gardening, foodsharing and makerspaces, best practice in the Stadtbibliothek of Bad Oldesloe, Germany dans Hauke, P., Charney, M., Sahavirta H. (2018). Going green: implementing sustainable strategies in libraries around the world: buildings, management, programmes and services. IFLA publications vol. 177, De Gruyter Saur. ed., p. 122 à 134.

Bertrand, Y. et Valois, P. (1999). Fondements éducatifs pour une nouvelle société . Montréal : Les Éditions Nouvelles, 76-77 et 82-87 — ISBN : 2-85008-348-8 – 299 p.

Note 1 : La bibliothèque d’Oldesloe, une bibliothèque d’une municipalité de 25 000 habitants, a été primée deux fois par Ensulib pour son engagement en matière d’environnement.

Note 2 : Cette clarification de positionnement a aussi des conséquences en termes d’éducation relative à l’environnement qui doit dépasser l’éducation au développement durable majoritaire actuellement. Pour poursuivre la réflexion à ce sujet voir par exemple : Stein, Sharon, Vanessa Andreotti, Rene Suša, Cash Ahenakew, et Tereza Čajková. 2020. « From “education for sustainable development” to “education for the end of the world as we know it” ». Educational Philosophy and Theory 0(0):1‑14. doi: 10.1080/00131857.2020.1835646 . Voici une traduction du résumé : « Dans cet article, nous abordons les limites du développement durable en tant qu'horizon éducatif orienté vers l'espoir et le changement, étant donné que le développement traditionnel présume la possibilité d'une croissance et d'une consommation infinies sur une planète finie. Pour faire face à ces limites, nous devons considérer la nature intrinsèquement violente et non durable de nos modes d'existence modernes et coloniaux. Nous proposons donc de passer de "l'éducation au développement durable" à "l'éducation à la fin du monde tel que nous le connaissons". Nous soutenons que la situation difficile à laquelle nous sommes confrontés n'est pas d'abord enracinée dans l'ignorance et donc soluble avec plus de connaissances, ni d'abord enracinée dans l'immoralité et donc soluble avec plus de valeurs normatives ; elle est plutôt enracinée dans les dénis qui découlent de désirs et d'investissements nuisibles dans la poursuite des sécurités et satisfactions promises par la modernité-colonialité. Face à ces dénis, nous mettons l'accent sur un besoin collectif de "grandir" afin de pouvoir nous "montrer"(show-up) différemment pour faire le travail qui est nécessaire alors que nous faisons face à des défis mondiaux sans précédent.

Crédit photo : Photo: © privat ; https://www.goethe.de/en/kul/bib/22113099.html

Commentaires importés

Tabata Barthoulot - 22 juin 2021 à 4:02 :
Très intéressant Pascale, merci !
Solen ça pourrait t'intéresser. Les bibliothèques étant des organismes publics, il y a peut-être un lien à faire entre municipalités / transition / innovation sociale.

Pascale Félizat - 22 juin 2021 à 10:10 :
Merci beaucoup pour ces encouragements, Tabata. Je prépare actuellement un article sur le sujet et je suis convaincue de la fécondité de rapprocher la bibliothéconomie de l'éducation relative à l'environnement (ERE) : deux disciplines disjointes aujourd'hui qui gagneraient à se reconnaître mutuellement. Je crois que Montréal, qui héberge depuis 30 ans un laboratoire de recherche en ERE (Centr'ERE, UQAM) reconnu internationalement et une grande diversité de partenaires très actifs dans le domaine, pourrait même servir de phare national et même mondial à ce sujet. J'espère bien convaincre les bibliothèques de mon milieu de vie de tenter une recherche-action-participative commune visant à le démontrer. Pour avancer efficacement nous ne pouvons pas nous passer du soutien des institutions. Là aussi nous avons besoin d'accélérer la profondeur des prises de conscience.

Lëa-Kim Châteauneuf - 7 septembre 2021 à 11:15 :
Merci Pascale de mettre le doigt sur le travail énorme que doivent/devraient/pourraient faire les bibliothèques.

Pascale Félizat - 8 septembre 2021 à 10:16 :
On lâche pas  !