Les conférenciers du dernier colloque de l’AQPERE L’éducation en transition ont insisté longuement sur le travailler ensemble dans des nuances qui m’ont donné à réfléchir. Il y a plusieurs raisons de s’engager résolument dans cette voie. Voici la dernière identifiée.

Je commence pour ma part à peine à m’approprier cette dernière dimension. Elle nous ramène au personnel tout en nous connectant à l’univers tout entier, rien de moins. S’il y avait une image pour la représenter ça serait celle d’une chimère imaginaire conçue par une artiste comme Kelvy Bird dont j’emprunte encore, avec grand respect, une des œuvres pour illustrer ce billet : ni bernache, ni étourneau, un bien drôle d’oiseau donc ! Cette dimension du travailler ensemble avec tout soi-même et toutes ses relations intériorisées demande visiblement bien d’autres aptitudes que celles dont nous avons l’habitude même si de plus en plus d’entre-nous tentent – semble-t-il (note 1) - d’y accéder à titre privé, seul-e, accompagné-e, en très larges groupes mondialisés et dans toutes sortes de cheminements.

50 ans en effet se sont écoulés depuis le rapport Meadows et la découverte des limites de la croissance et nous persistons largement dans le même. Cet échec globalisé à faire les pas qui assureraient notre survie semble indiquer que nos connaissances, acquises ou non en mode collaboratif, ne suffiront pas à nous sortir de nos ornières fonctionnelles. Nous savons parler d’innovations radicales, y compris dans nos bibliothèques, mais nous voyons bien que les changements que nous arrivons à opérer sur ces bases restent marginaux. Dennis Meadows a lui-même déclaré en 2019 « Le fait que nous ayons des mots pour décrire ce qui se passe ne changera rien si notre comportement, nos actions ne changent pas» (note 2). De plus en plus de gens partout dans monde y compris dans notre environnement immédiat, explorent activement en ce moment comment y arriver. D’après Otto Scharmer et son groupe du Presencing Institute, la compétence qui serait à rechercher pour aller plus loin est très personnelle c’est celle de savoir créer à partir du néant, celle qui permet de réimaginer et de redéfinir vraiment la façon dont nous opérons. Plus de guimauves et de spaghettis ici. La situation à expérimenter est celle de l’artiste face à sa toile vierge, celle qui oblige à puiser à sa propre source de créativité, à s’engager tout entier dans l’effondrement, à s’engager véritablement dans cet état de présence et de créativité, bien loin du mode pilote automatique que nous affectionnons la plupart du temps, nous les humains. En mode éco, à des années-lumière de l’ego mais tout de même au Je. Voir le court dessin animé publié par le Presencing Institute sur le thème « intégrer esprit et matière » pour se faire une idée de ce qui est visé ici et que les mots arrivent bien mal à décrire.

On n’est pas loin des récits de Joséphine Bacon sur ses ancêtres innus chassant le caribou. On brûle l’omoplate de l’animal et dans les craquelures qui apparaissent, on lit où se diriger pour que cet animal-frère s’offre enfin à nos chasseurs et assure ainsi la survie du groupe. L’enjeu serait que nous soyons plus nombreux à vivre ce type d’ouverture où proie et chasseur ne sont pas si distincts. Il est question ici de rechercher et de maintenir une connexion intime à la vie et d’essayer de décrypter ce que celle-ci nous dicte intérieurement. Et d’y puiser notre courage. Nous en aurons bien besoin. Bien sûr, lorsque ce n’est pas le Nutshimit qui a été notre université (note 3), lorsqu’on ne sait plus rien ou si peu de notre territoire et de l’état observé ou imaginé des autres êtres-vivants humains ou non-humains qui le peuplent avec nous et dont nous dépendons bel et bien, lorsque nous avons tout simplement oublié cette dépendance essentielle mais aussi le flot d’énergie et d’émerveillement qui vient avec la fréquentation du plus grand que soi, lorsque nous sommes individuellement et collectivement accablés de tous nos traumatismes accumulés sans avoir pu vraiment les intégrer, ou simplement profondément et peut-être intentionnellement distraits, on part avec un handicap. Je crois que dans nos sociétés occidentales, c’est encore la proximité de la mort et le besoin de fructifier à tout prix avant elle qui nous permet de nous rapprocher le plus de l’état de présence visé ici. J’ai lu quelque part qu’il y aurait trois portes vers l’essentiel, la porte de la beauté, la porte de l’amour et la porte de la souffrance et que, faute de savoir ouvrir la porte de la beauté et la porte de l’amour, les collectivités humaines se condamnent le plus souvent à n’apprendre l’essentiel que par la porte de la souffrance (note 4). Nous sommes si près, cette fois collectivement, du désastre généralisé que nous saurons peut-être nous reconnecter en plus grand nombre à cette « source » dont parle O. Scharmer et dont nous aurions tant besoin pour changer véritablement.

Bon, me direz-vous, quel rapport avec les institutions bibliothèques ? Et bien, cherchons ensemble ! Je sais pour ma part que certaines personnes qui travaillent dans nos bibliothèques opèrent déjà visiblement depuis ce genre d’état d’être et que ça fait certainement tout une différence pour leur équipe de travail comme pour les membres de la bibliothèque (note 5). Je sais aussi :

  • que plusieurs arpenteurs de la spiritualité d’aujourd’hui et d’hier - artistes, poètes, philosophes, scientifiques ou tout à la fois - figurent bien sûr dans nos collections.
  • que plusieurs bibliothèques – main dans la main avec leurs membres et partenaires et dans le cadre de la facette fonctionnelle « Berceau de la démocratie » -  s’emploient à initier à des pratiques d’expression et d’affirmation de soi comme citoyen à part entière y compris via l’autobiographie
  • que certaines bibliothèques en viennent à inviter des spécialistes de la conscience pour mieux nous initier à ses failles et particularités (note 6)
  • que le conte, un instrument chéri des bibliothèques, ouvre sur le différent, l’ailleurs et l’imaginaire collectif...
  • que les bibliothécaires, les wikipédien-e-s et autres amoureux-ses de l'histoire qui gravitent autour des bibliothèques et leurs archives peuvent certainement donner un bon coup de main pour répondre au besoin identifié par Lucie Sauvé : " revenir à notre paysage intérieur" en nous demandant : Quel est ce lieu où j'habite ? Avec qui je partage cet espace de vie humains et autres qu'humains ? d'où est-ce que je viens ?, d'où venons-nous ?, qui suis-je ici ?, qui sommes-nous en ce lieu réunis ?, quelle est mon histoire dans ce lieu ?... notre histoire ?, qu'y faisons-nous ?, que savons-nous de ces maisons, de cette rivière... ?".
  • que bien communs et bibliothèques font vraiment bon ménage

Je ne sais pas encore jusqu’où nous pourrons aller dans cette dimension du "travaillons ensemble" mais je suis bien convaincue, avec d’autres, que cette dernière dimension est essentielle et certainement, de nos jours, prioritaire.

Et je crois que c’est bien toutes ces dimensions détaillées dans ces trois billets et d’autres encore qu’il faudrait, maintenant et enfin, pouvoir conjuguer – en même temps – dans nos bibliothèques comme en dehors.

Note 1 : Je pense à toutes les pratiques corporelles et spirituelles en forte recrudescence au Québec comme ailleurs qui permettent de retrouver d’une façon ou d’une autre sa relation au tout : yoga, méditation, vipassana et autres pratiques semblables bien sûr mais aussi redécouverte de pratiques curatives autochtones (ayahuasca, temazcal…) ou non-autochtones. Il y a aussi de multiples pratiques de groupe qui s’intéressent précisément à s’attaquer aux causes profondes des résultats indésirables que nous produisons collectivement comme les groupes du Presencing Institute cité plus haut présents depuis plusieurs années dans de nombreux pays et représenté notamment à l'Université Concordia.

Note 2 : Conférence de juin 2019, 47 ans après « The limits to growth, 1972 » .

Note 3 « Nutshimit c’est l’intérieur des terres. C’est là où il y a les médicaments, c’est là où il y avait la nourriture, c’est dans le Nutshimit qu’on retrouvait notre identité, notre culture », Josephine Bacon dans le long métrage documentaire de Kim O’Bomsawin « Je m’appelle humain ».

Note 4 : Jacqueline Kelen rapporté par Patrick Viveret, 2015

Note 5 : Mon meilleur exemple en vidéo , jamais égalé, est la bibliothécaire Pam Sandlian ; Je connais bien sûr quelques autres bibliothécaires semblables au Québec que je ne citerai pas par discrétion.

Note 6 : Conférence-débat de la Bibliothèque Publique d’information (2019) : Neurosciences, les méandres du cerveau .

padding Carnet(s) relié(s)

file_copy 37 notes
Réflexions d'une bibliothécaire qui veut en faire plus pour la transition
file_copy 37 notes
person
Intégré par Pascale Félizat, le 15 mai 2023 16:00

Auteur·trice(s) de note

forumContacter l’auteur·trice

Communauté liée

Collaboratoire des bibliothèques en transition

Communauté Passerelles

Profil En commun

forumDiscuter de la note

Publication

6 janvier 2021

Modification

17 février 2023 09:12

Historique des modifications

Licence

Attention : une partie ou l’ensemble de ce contenu pourrait ne pas être la propriété de la, du ou des auteur·trices de la note. Au besoin, informez-vous sur les conditions de réutilisation.

Visibilité

lock_open public