Personnes enseignantes universitaires... en apprentissage : une force ou une fragilité?

Je travaille dans le monde universitaire depuis 16 ans. Un haut lieu de savoir et d’apprentissage dans notre société. Et pourtant, j’ose nommer que je me sens encore fragile d’être en apprentissage dans une université. Certains diront : cordonnière mal chaussée😊Suis-je la seule à me sentir ainsi? Quand je parle des personnes enseignantes universitaires, j’inclus toutes ces personnes qui enseignent des savoirs à l’université : corps professoral, chargé.e.s de cours, conseiller.ère.s pédagogiques, auxiliaires d’enseignement, bibliothécaires, technicien.ne.s en documentation, etc. À toutes ces personnes, j’ai envie de vous demander : vous sentez-vous confortable d’être en apprentissage? Est-ce une force ou une fragilité de le reconnaître publiquement? Est-ce que nos institutions souhaitent qu’on dise ouvertement qu’on est en apprentissage... ou ça les gênerait? En 2024, est-ce une force d’admettre qu’on est en apprentissage... ou une faiblesse? Prenons le temps ensemble d’analyser cette question importante à mes yeux.

On a longtemps vécu dans un monde où l’enseignant.e, le maître ou la maîtresse, était vu.e comme celui ou celle qui savait tout. Et en opposition, l’élève ou l’étudiant.e était cet être incomplet, en apprentissage, qui devait recevoir les enseignements de l’enseignant.e. Cette même philosophie s’appliquait dans le bureau du médecin face au patient ou dans le bureau du gestionnaire face à son employé. On a fini par comprendre qu’il y avait beaucoup de faux, de biais dans ces rapports hiérarchiques. En 2024, sommes-nous complètement débarrassés de ces biais? Nos « mauvais » apprentissages semblent persister parfois inconsciemment. Car nous avons tous vécus cette position inconfortable de l’élève ou du patient qui s’est fait imposer des savoirs non désirés mais qu’on ne pouvait pas remettre en question. Et comme c’est ce qu’on a appris, une fois adulte, on l’a reproduit à notre tour dans nos rôles d’autorité. On parle souvent de l’inconfort de l’élève... mais mettons-nous maintenant dans le rôle inverse : l’inconfort du personnel enseignant, médical ou des gestionnaires qui devaient tout savoir. On a conscience aujourd’hui qu’il est impossible de tout savoir. Mais imaginez quelle pression que d’imposer cette illusion à un humain! Et elle vient d’où cette pression? Est-ce que l’élève, le patient ou l’employé, en se positionnant en mode « complète ignorance » n’imposaient pas inconsciemment aussi à l’enseignant, au médecin et au gestionnaire de tout savoir? N’y a-t-il pas interdépendance dans ce problème qui persiste?

Aujourd’hui, même si on veut être une personne enseignante, une personne soignante ou un gestionnaire exemplaire qui veut sortir de ces biais, nous serons toujours confrontés à des humains en apprentissage qui possèdent encore ces biais en eux. Et l’inverse est aussi vrai. L’apprentissage de l’un est dépendant de l’apprentissage de l’autre. Et finalement, c’est exigeant pour tout le monde tout ça... peu importe notre position😊Voilà un point commun intéressant! C’est là qu’entre en jeu l’éducation ouverte! Sortir de notre position d’ennemis pour entrer en mode allié quand on reconnaît que nous sommes dépendants des autres pour apprendre... et que nos apprentissages qu’on croyait opposés sont finalement très similaires!

Concrètement, comment entrer dans cette nouvelle façon d’apprendre ensemble, sur un même pied d’égalité? Voici des exemples concrets que je rencontre tous les jours dans mes accompagnements à la création de ressources éducatives libres (REL) avec des équipes projets comprenant des personnes enseignantes, des bibliothécaires, des conseiller.ère.s pédagogiques et des étudiant.e.s :

  • Je rencontre souvent des personnes enseignantes complètement honteuses de ne pas comprendre les notions de base en droit d’auteur ou des bonnes pratiques en recherche d’information. Ces personnes n’osent pas demander l’aide des bibliothécaires car elles ont peurs d’être jugées pour leur manque de connaissances. Et les bibliothécaires se sentent humilié.e.s qu’on ne leur demande pas leur expertise et se sentent parfois gêné.e.s de ne pas maitriser le sujet aussi bien que la personne enseignante. Je sers finalement souvent de médiatrice d’apprentissage, en mentionnant que finalement, les deux ont honte de ne pas savoir quelque chose qu’ils « devraient » savoir. Quand on ose nommer ça, on se sent moins menacé d’être en apprentissage devant l’autre. Et on se rend compte que « je devrais savoir ça » est plus une barrière inutile qu’autre chose, pour tout le monde.
  • Dans mes projets, j’ai vu des étudiant.e.s complètement confiant.e.s en eux qui osaient partager leur perspective, leurs forces sans gêne. Et le personnel enseignant qui savait les accueillir était en retour beaucoup plus confiant face au projet car il sentait qu’il n’avait pas toute la pression de performance sur ses épaules. Et j’ai vu l’inverse. Des étudiants frileux à partager leur perspective et qui souhaitaient qu’on leur donne des tâches de copier-coller, face à du personnel enseignant inflexible sur leurs savoirs et complètement en dépassement de leurs limites à tout vouloir faire seul. Encore une fois, la clé c’est de mettre en lumière la même peur qui se cache derrière chacun. J’ai aussi vu des projets « entre-deux », c’est-à-dire que le personnel enseignant osait s’ouvrir un peu à la perspective de l’étudiant et vice versa, mais la confiance n’était pas totale de part et d’autre. Et j’ai fini par comprendre que c’est parfait ainsi. Vaut mieux respecter le rythme d’apprentissage de chacun.
  • Et j’ai envie de vous partager ma propre situation. Je réfléchis l’éducation ouverte de manière passionnée depuis plusieurs années maintenant. Et j’adore cocréer. Et quand je suis face à des personnes qui n’osent pas partager leur perspective, il m’arrive de vivre beaucoup d’impatiences et de frustrations. Je vois la richesse des savoirs des autres et je suis toujours triste de voir que ces personnes ne la voient pas autant que moi. Et j’ai conscience qu’il y a des biais en moi alors j’ai compris que j’ai besoin de la perspective de l’autre pour apprendre et évoluer. Et dernièrement, j’ai réalisé que je le prenais personnel quand les autres ne voulaient pas me partager leur perspective. Comme s’ils m’envoyaient le message que ma perspective n’était pas valable. Et en insistant un peu, j’ai fini par obtenir la perspective de certains qui m’ont dit : « Mais Marilou, tes réflexions sont beaucoup trop avancées pour moi. Je me sens intimidé par ta perspective. Ce que tu décris, je ne l’ai pas rencontré ou réfléchi encore. Je ne le comprends pas tout-à-fait. » Ces personnes étaient un peu gênées de me dire ça. Tout comme j’étais gênée de leur dire que finalement, j’avais peur que ma perspective soit complètement ridicule à leurs yeux. Cette cocréation m’a permis d’apprendre que parfois, il faut lâcher prise sur le résultat d’apprentissage d’une cocréation. On peut souhaiter créer une REL avec certaines personnes et finalement, se rendre compte qu’il est mieux de ne pas créer cette REL ou tout simplement de la créer avec d’autres personnes. Et arrêter de voir tout ça comme un échec.

Et j’ai envie de terminer en revenant à ma question de départ : personnes enseignantes universitaires... en apprentissage : une force ou une fragilité? Pour ma part, une partie de moi voudrait dire haut et fort que c’est une grande force que d’admettre qu’on est en apprentissage continue, parce que c’est la réalité de tous les humains. Et plus on l’accepte et plus on apprend, et plus on apprend, plus on peut l’apprendre aux autres... n’est-ce pas important d’enseigner ça à nos apprenants du monde universitaire? Un bonne personne enseignante qui veut enseigner comment apprendre ne doit-elle pas être elle-même une très bon apprenante? Et une autre partie de moi à envie de dire que parfois, j’ai honte de me sentir fragile d’être en apprentissage. Une partie de moi aimerait donc ça tout savoir ou à l’inverse, ne pas vivre d’inconfort face à mes apprentissages. Et n’est-ce pas la clé pour oser avancer sur notre chemin d’apprentissage avec force ensemble? Accepter de nommer nos fragilités en voyant ça comme une force. Et mon rêve c’est que cet inconfort que j’ai face au fait d’être en apprentissage, j’aimerais donc ça qu’on se lève et qu’on le nomme haut et fort ensemble, collectivement. Parce que ce que je vis, je le vois chez toutes les personnes avec qui je cocrée dans le monde universitaire depuis 16 ans. Il me semble que ça apporterait un soulagement collectif, ça nous aiderait à guérir cet inconfort ensemble. Mais bon, vouloir imposer ça, ça irait à l’encontre de mon message, donc... respectons notre rythme d’apprentissage 😊

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Intégré par Marilou Bourque, le 7 mai 2024 13:44

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7 mai 2024

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7 mai 2024 13:47

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