Introduction | Communs en émergence au Québec

Photo: Masaaki Komori | Unsplashed

🌿 Cette note fait partie du carnet Les communs en émergence au Québec (2007-2020), qui présente la thèse de doctorat de Marie-Soleil L'Allier. La thèse propose une première typologie des pratiques de commoning en émergence au Québec ainsi qu'une série de conditions pour créer un écosystème favorable aux communs.

🌿 Table des matières | Résumé | Intro | Remerciements | Références 

Devant l’ampleur des crises écologiques, économiques, politiques et sociales que rencontrent aujourd’hui les sociétés humaines, de plus en plus de personnes œuvrant dans les sphères militantes, politiques ou de la recherche croient que la réponse à ces crises ne proviendra pas de l’establishment politique ou économique, mais de la société civile. Plus précisément, de la « notion des “communs” [qui] ne cesse d’être mobilisée aujourd’hui en France, en Europe, et dans une grande partie des pays occidentaux » (Cornu, Orsi et Rochfeld, 2017:vii).

Le concept des communs, ancré depuis longtemps dans l’histoire humaine, semble aujourd’hui trouver écho dans les luttes du XXIᵉ siècle. Si les communs traditionnels sont souvent présentés comme des ressources naturelles – pâturages, forêts, animaux sauvages, etc. – auxquelles le peuple avait accès pour répondre à ses besoins de subsistance, les communs du XXIᵉ siècle s’incarnent dans des formes aussi variées que les communs sociaux, de connaissances, numériques ou urbains (Bauwens, 2017).

Une définition régulièrement mobilisée pour définir les communs est celle de la prix Nobel d’économie Elinor Ostrom. Cette dernière définit les communs comme une institution regroupant trois éléments : une ressource à partager, une communauté responsable de cogérer cette ressource ainsi qu’un ensemble de règles et contraintes définies par la communauté en vue de cogérer la ressource (Ostrom, 2008). Ce que Bollier (2014:27) résume par « une ressource + une communauté + un ensemble de règles ».

Une autre conceptualisation qui est de plus en plus mobilisée tend à mettre l’accent non plus sur la ressource, mais plutôt sur l’action de mettre en commun : le commoning. De manière générale, le commoning peut être caractérisé comme « le processus social par lequel un groupe de gens – des pairs – s’organisent pour gérer des ressources communes, des savoirs, des espaces et autres domaines. Ils font ceci pour répondre à leurs besoins fondamentaux et productifs, souvent pour leur subsistance et survie. Ce faisant, ils mettent en œuvre les communs et ils deviennent des commoners » (Sultan, 2017:206).  Le terme « commoner » désigne une personne qui participe et contribue à un commun1. Comme nous le verrons dans les prochaines sections, la forme et la définition des communs a grandement évolué et, derrière l’unicité du terme, se cache une pluralité de conceptualisations et d’appréhensions (Cornu, Orsi et Rochfeld, 2017:xi).

En effet, depuis les années 1990, on assiste à une résurgence du thème des communs, et ce, tant dans les grandes mobilisations politiques, les luttes locales (Dardot et Laval, 2014:16) ou dans la production d’articles scientifiques (Furukawa Marques et Durand Folco, 2023). Pour plusieurs, les communs ont le potentiel d’offrir une réponse à la crise de l’imaginaire à laquelle est aujourd’hui confrontée une partie de l’humanité (Dardot et Laval, 2010; Federici, 2018; Bollier, 2014). Face aux crises systémiques qu’engendre le capitalisme (Fraser, 2014), les communs offrent la possibilité de « transformer profondément l’économie et la société en renversant le système des normes qui menace maintenant très directement l’humanité et la nature » (Dardot et Laval, 2014:13). Que ce soit en luttant pour désarmer les systèmes destructeurs du vivant2, en subvertissant les institutions pouvant être mises au service du bien commun3 ou en créant de nouvelles façons d’habiter le monde, les communs ont le potentiel de créer des espaces pour expérimenter une autre raison du monde (Dardot et Laval, 2014) qui soit fondée sur une logique non pas de concurrence, mais d’entraide, de collaboration, de démocratie, d’autonomie et de respect du vivant4.

Les formes que prennent les communs sont plurielles et multiples : que l’on parle de jardin communautaire, de monnaie locale, de territoire en transition, de bibliothèque d’outils, de centre culturel autogéré, de coopérative de santé communautaire, de logement communautaire, de réseaux d’échanges, d’école en forêt, d’intégration citoyenne d’immigrant·es, de luttes pour la souveraineté autochtone… les communs sont une notion aux diverses entrées (Cornu, Orsi et Rochfeld, 2017:VII) et ne s’inscrivent pas dans une logique d’État ou d’entreprise privée.

Pour Linebaugh (2008) et Federici (2018), les communs représentent une forme d’organisation sociale ayant historiquement permis de lutter pour l’émancipation des habitant·es et peuvent être aujourd’hui de nouveau mobilisés pour nous réapproprier notre capacité à répondre à nos besoins de subsistance, et ce, au-delà du marché et de l’État. Pour Euler (2016, 2019), les communs ont le potentiel de constituer l’élément premier d’une société fondée sur les communs, comme l’est aujourd’hui la marchandise pour les sociétés capitalistes.

Selon Ruivenkamp et Hilton (2017), au-delà de soutenir les luttes émancipatrices, les communs permettent de créer de nouvelles formes de vie, de travail et de façons d’habiter le monde. Si le capitalisme et l’habiter colonial (Ferdinand, 2019) ont détruit diverses façons d’habiter la Terre, les communs offrent aujourd’hui le potentiel de réimaginer et d’initier non pas une simple transition, mais bien une bifurcation vers une métamorphose des mondes (Pignocchi, 2019).

Cependant, pour y parvenir, il est primordial de comprendre pourquoi les communs ne sont pas par défaut anticapitaliste et comment, selon la définition choisie, ils peuvent reproduire les mêmes systèmes de domination que le capitalisme (Fraser, 2014), voire être cooptés par le capitalisme (Fraser, 2014, Federici, 2018, Linebaugh, 2009). En effet, si nombre de primo-communs – les communs créés avant les États et le marché généralisé (Le Roy, 2021) – n’ont pas su résister au capitalisme (Federici, 2018), les néo-communs qui naissent aujourd’hui dans les sociétés contemporaines sont « une création originale de notre temps, fondamentalement métisse et associant au mieux les exigences typiques des primo-communs (collectif, ressource, règles propres de gestion) mais en les interprétant, voire en les réinventant, pour faire une place plus ou moins décisive à la marchandisation » (Le Roy, 2021).

En effet, les communs qui émergent dans les sociétés occidentales comme le Québec évoluent dans un environnement qui leur est hostile. C’est-à-dire dans lequel ils doivent cohabiter avec des logiques d’État et de marché, et ce, au risque de transformer leurs pratiques internes (Ibid.).

Ce faisant, il n’existe pas de communs « purs » (Euler, 2019), mais plutôt toute une variété pouvant aller des « communs indigènes », aux « communs administrés » ou aux « communs marchandisés » (Le Roy, 2021). Par conséquent, les communs ne sont pas tous égaux quant à leur capacité transformationnelle – plusieurs communs coloniaux ayant été créés aux dépens de communs autochtones (Craig, 2019) –, d’où l’importance de ne pas homogénéiser les communs derrière une définition unique (Hollender, 2016).

Si l’émergence des communs est en pleine expansion au sein de la société civile et du monde de la recherche, ce concept attire par ailleurs de plus en plus l’attention des acteurs politiques, notamment au niveau municipal.

Dans la dernière décennie, plusieurs villes européennes ont commencé à mobiliser ce concept : en Belgique, la ville de Gand a développé un plan de transition vers les communs; en Espagne, la ville de Barcelone a intégré le concept à ses politiques publiques; en Italie, la ville de Bologne s’est dotée d’une charte des communs urbains et la ville de Naples a mis sur pied la constituante des communs; en France, plusieurs villes voient se multiplier les assemblées citoyennes de communs telles qu’à Paris, Grenoble, Lyon, Marseille, etc. (L’Allier, 2021:132-133). À l’automne 2022, Grenoble adoptait une politique de démocratie fondée sur les communs afin de permettre aux collectifs informels de prendre soin de la ville tout en rendant juridiquement possible les partenariats de type public-commun  (L’Allier, 2022).

Plusieurs initiatives relevant des communs émergent aussi au Québec. En effet, depuis 2010, de nombreux organismes tels que Communautique, Vecam, Remix the common ou le Percolab ont organisé plusieurs événements sur les communs. En 2018, le TIESS a mis sur pied des ateliers « Communs 101 », un séminaire et un balado sur les communs, et ce, afin de sensibiliser aux communs les personnes élues, les fonctionnaires, le secteur de l’économie sociale et solidaire ainsi que le milieu communautaire. Pour sa part, l’organisme C.I.T.I.E.S a organisé deux missions sur les communs en Espagne et en Corée, et la Fondation McConnell, une mission à Boston. Chacune de ces visites a permis de regrouper des organismes, des fonctionnaires, des élu·es et des commoners afin d’aller à la rencontre de communs et de politiques publiques favorisant l’émergence de ces derniers. Au début de l’année 2022, un groupe de travail sur les écosystèmes des communs réunissant des commoners et organismes de l’Europe et du Québec mettaient en place des ateliers de transfert de connaissances dans le but de constituer une boîte à outils pour rendre visibles et renforcer les initiatives fondées sur les communs (L’Allier et Raymond, 2022).

À l’automne 2022, Montréal a également vu émerger la démarche Transition en commun, « [une] alliance entre les citoyen-ne-s, la Ville de Montréal et la société civile pour la transition socioécologique dans les quartiers à Montréal » dont la vision s’appuie notamment sur « [la] participation citoyenne, la démocratie et la création de communs » (Transition en commun, 2023). En parallèle, les chercheurs Durand Folco et Furukawa Marques fondaient le groupe de recherche CRITIC, « un collectif au croisement de la recherche et de la pratique [qui] documente les initiatives qui favorisent la mise à l’échelle des communs, notamment à travers des partenariats public-communs (PPC), dans une perspective de transformation sociale » (CRITIC, 2023).

Cependant, malgré cet engouement pour la notion de commun, il n’existe à ce jour aucune étude empirique permettant de dresser un portrait des communs au Québec. De plus, bien que de nombreux communs émergent dans les milieux urbains, « la plupart des recherches sur les communs urbains ont été éminemment théoriques (avec un haut degré d’abstraction) ou se sont concentrées sur un ou quelques cas paradigmatiques et relativement similaires qui illustrent très bien certains aspects du cadre théorique » (Cámara Menoyo et al., 2022). Ensuite, bien que les chercheurs et chercheuses soient de plus en plus nombreux·ses à mentionner l’importance du processus de mise en commun (le commoning) plutôt que sur la ressource (Linebaugh, 2009; Federici, 2018; Dardot et Laval, 2014; Euler, 2018; Ruivenkamp et Hilton, 2017; Bollier, 2014), ce concept demeure encore aujourd’hui très peu théorisé (Helfrich et Bollier, 2017). En effet, si plusieurs de ces auteurs et autrices ont proposé différentes caractéristiques du commoning, très peu en ont fait leur principal objectif de recherche. Finalement, la vaste majorité des articles sur les communs ne font que peu ou pas de distinction entre les primo-communs et les néo-communs et, à ce jour, aucune étude empirique n’a permis d’étudier l’impact de la cohabitation des néo-communs avec l’État et le marché sur les pratiques de commoning. 

En somme, considérant le rôle fondamental que les communs peuvent jouer dans la bifurcation vers une société juste, démocratique et écologique, considérant le manque d’études empiriques sur les différentes formes des communs émergents et sur le manque de théorisation du commoning, il me semble primordial de mieux comprendre la nature des communs et des pratiques de commoning qui y émergent actuellement. Puisque la majorité des recherches sont plutôt théoriques et concernent des cas précis, j’ai choisi d’adopter une approche radicalement différente, en étudiant de manière empirique et inductive un grand nombre de communs les plus hétérogènes possibles.

Mon objectif est d’effectuer une analyse transversale afin de produire un état de la situation et une typologie des pratiques de commoning émergentes.

La question de recherche est donc la suivante :

Quelles sont les pratiques de commoning émergentes au Québec et quels en sont les principaux types qui permettraient de mieux les différencier?

Les objectifs de recherche sont triples : 

1. Construire un répertoire d’initiatives fondées sur les communs au Québec. 

Cet objectif représente un prérequis de la recherche. Le but n’est pas de construire un répertoire exhaustif, ni de juger les initiatives en termes de « vrais communs » ou de « faux communs », mais plutôt de présenter un aperçu de la diversité des projets. Ce répertoire permettra par la suite de sélectionner une série de communs à étudier plus en profondeur.

2. Créer une typologie des pratiques de commoning.

Cet objectif vise à valider quelles sont les caractéristiques et les dimensions des pratiques de commoning, et comment ces dimensions se mobilisent pour créer les idéaux types de pratiques de commoning.

3. Définir les conditions favorables à un écosystème des communs.

Cet objectif vise à mieux circonscrire les conditions favorables à l’émergence des communs et ultimement à agir plus stratégiquement pour transformer les institutions alliées des communs, et ce, afin de favoriser la création, la protection, la reconnaissance, l’essaimage et la mise en réseau des communs.

Les résultats de la recherche contribueront, d’une part, à l’avancement des connaissances reliées au concept de commoning. Ensuite, cette recherche produira des outils heuristiques qui pourront être mobilisés par les commoners pour revendiquer, légitimer et rendre visible les formes d’organisations sociales propres aux communs et au commoning. Ensuite, ils apporteront une meilleure compréhension des différentes formes de commoning afin d’agir plus stratégiquement sur la transformation et la subversion des institutions existantes. Finalement, la recherche permettra d’analyser et de documenter les expériences de commoning actuellement en plein essor au Québec.

Notes

1 Il n’existe pas de mot en français qui traduise toutes les nuances du terme anglais « commoner » (Sultan, 2017). Même si plusieurs ont tenté d’offrir une traduction française du terme  – commoneur (Bollier, 2014), commoniste (milieu wikipedien), communard (commune de Paris), communeux, communalistes –, il n’existe pas encore de formulation adoptée par le plus grand nombre (Sultan, 2017). Dans le cadre de cette recherche, j’ai choisi d’utiliser le terme « commoner » pour sa caractéristique épicène et parce qu’il s’agit du terme retenu dans le Dictionnaire des biens communs (2017). D’autre part, comme nous le verrons dans les sections résultats, les commoners ont tendance à inventer leur propre vocabulaire pour référer à leurs commoners. Par exemple, les Accorderies utilisent le terme « accordeurs », la ZAD (Zone à défendre) utilise le terme « zadistes ».

2 Le désarmement des systèmes destructeurs du vivant est un narratif entendu et utilisé par les zadistes de Notre-Dame-des-Landes dans le cadre du festival Zadenvie à l’été 2022 (https://zad.nadir.org/spip.php?article6861).

3 Telles que les écoles, les universités, les milieux hospitaliers, les gouvernements locaux, certaines entreprises locales (agriculture, alimentation, vêtements), etc.

4 Cette formulation émerge notamment du livre Pour une écologie sans transition, des Rencontres « Sans Transition » de la Fondation Danielle Mitterrand 2022, de ma lecture de Pour un anticapitalisme du XXIᵉ siècle d’Erik Olin Wright et de Commun, Essai sur la révolution au XXIᵉ siècle de Dardot et Laval.

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Intégré par Marie-Soleil L'Allier, le 4 avril 2024 16:24

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1 avril 2024

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13 mai 2024 20:03

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Pour citer cette note

Marie-Soleil L'Allier. (2024). Introduction | Communs en émergence au Québec. Praxis (consulté le 17 juillet 2024), https://praxis.encommun.io/n/nRfJNSZDxwt7Ao3r6xL7ZqRN54o/.

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