Additionner plutôt que soustraire

Cette embarrassante et quelque peu démoralisante chronique parue dans La Presse de cette semaine me permet de traiter ici de quelques points de vigilance concernant les collections. Il semble qu'il s'agit en effet davantage de repérer ce qui manque que ce qui est de trop.

D'abord, précisons que lorsqu'on se préoccupe, de transition ou d'Éducation relative à l'environnement (ERE) et de bibliothèques, on traite bel et bien AUSSI d'Équité, de Diversité et d'Inclusion (ÉDI) car la cible de l'ERE vise en effet à transformer nos manières de penser et d’agir dans nos relations à notre milieu mais aussi, et principalement, dans nos relations les uns avec les autres. La question de la représentation dans ces collections des cultures autochtones et, en général, de toutes les diversités en fait donc intégralement partie. Plusieurs auteurs y compris en bibliothéconomie l'ont noté, il ne s'agit pas de vouloir corriger toutes les - très nombreuses - imperfections de nos collections mais bien d'avoir davantage conscience de leur caractère réducteur par définition et d'en profiter pour aiguiser notre sens critique, tout particulièrement en milieu scolaire.

Voici trois des nombreux points de réflexion à mobiliser :

1) Même les systèmes de classification sont limitants

Plusieurs bibliothécaires, y compris au Québec et au Canada, s'emploient actuellement à décoloniser les systèmes de classification et autres vocabulaires contrôlés utilisés dans nos bibliothèques. La tâche, nécessaire, est sans fin. En effet, ce n'est pas seulement de changer des intitulés dont il s'agit. La classification des documents multidisciplinaires relatifs aux questions environnementales pose notamment question autant aux libraires qu’aux bibliothécaires appellant de nouvelles façons de faire. Lanaspèze et Schaffner (2020, ref 1) considèrent ainsi que, dans les bibliothèques publiques, « les ouvrages des humanités écologiques vont rester dans leur discipline respective de rattachement, en attendant le point de rupture d’une recomposition totale du savoir, qui en finira une fois pour toutes avec la division en « humanités » et « sciences naturelles » au profit d’une nouvelle architecture des savoirs, qui est précisément ce dont l’humanité a besoin en ce 21e siècle pour pouvoir profondément repenser son action ».

2) Il est grand temps de faire davantage d'efforts pour mieux représenter les cultures non dominantes

Il y a aussi des enjeux à documenter ce qui n’est pas exprimable ou bien représenté par les écrits de la culture dominante ce que relève le bibliothécaire Edgardo Civallero dans plusieurs de ses contributions. Il met en tension l’idée même d’institutions bibliothèques réellement universelles appelant les bibliothèques des Amériques à " contenir tous les aspects identitaires et culturels du continent " et à devenir « un espace pluriel ouvert à de nombreux matériaux, de nombreux formats, de nombreuses connaissances et de nombreuses identités ». « Un espace dans lequel toutes les voix et tous les discours sont consciemment récupérés. Le résultat devrait être une bibliothéconomie qui fournit des outils adéquats pour faire face à cette "nouvelle" réalité. Un tel résultat devrait permettre d'autres classifications de la connaissance, d'autres mesures du temps, d'autres formats que le livre. Le résultat devrait être un lieu où il n'y a pas de hiérarchies, où il n'y a pas de savoir "supérieur" et "inférieur", mais plutôt un savoir unique, pluriel, multiforme et riche (ref 2) . La bibliothèque Kankuaka en Colombie, une bibliothèque publique primée par le programme d'innovation des bibliothèques publiques EIFL-PLIP (Prix de l’innovation pour la protection de l’environnement 2020) dont nous avons déjà parlé dans ces colonnes, va dans ce sens mais l’exercice reste délicat en raison des risques connus - et réels - d’appropriation non consentante ou insuffisamment respectueuses de ces cultures "autres".

3) Il faut documenter davantage l'information très locale y compris et surtout quand elle peut déranger et dans un effort de médiation plus appuyé

La question de l’information, associée à l’idée de pouvoir et de pouvoir faire, est au cœur de différents enjeux : accès, validité, complétude, angles d’approche critique, éthique, légale… Face à ces enjeux, il n’est pas rare que des bibliothèques reculent ou s’égarent. Parlons-nous suffisament par exemple des méfaits des minières sur les territoires autochtones et de notre capacité à tous d'avoir accès à de l'eau potable dans un proche avenir ?

La question est alors de savoir affronter ces enjeux surtout lorsqu’il s’agit d’informations locales importantes que les citoyens ne devraient pas ignorer. Raphaëlle Bats (2020, ref 4), de son côté, nous invite à avoir une réflexion sur la nature des informations offertes via la documentation mais aussi via la programmation et les services, que ces informations soient scientifiques, techniques et pratiques ou encore gouvernementales. Cette auteure fait l’hypothèse qu’en sélectionnant et présentant ces informations et ces documents, les bibliothécaires agiraient comme des « médiateurs » et, qu’à ce titre, ils et elles devraient pouvoir faire la preuve de leur impact transformateur. Des liens renforcés entre types de bibliothèques (accès à des chercheurs via les bibliothèques universitaires) et la facilité à croiser les sources et les disciplines et bien sûr le partenariat peuvent constituer des atouts importants à exploiter davantage de ce point de vue. La médiation est forcément non neutre. Dans le cas des musées et des parcs, Il s’agit de donner du sens aux réalités en constatant qu’il ne suffit pas d’observer les objets ou de les nommer mais qu’il faut aussi les situer en contexte, les relier et mettre en évidence l’univers de significations dans lesquelles ils s’inscrivent. Des efforts semblables seraient également requis des équipes de bibliothèques.

Bref, pour tenter de contribuer à la justice sociale, de nouveaux territoires seraient à investir résolument.

Voir aussi cet article de Catherine Lalonde (Le Devoir, 13 septembre 2021) aux vues très complémentaires : Comment décoloniser sa bibliothèque sans faire scandale . Des exemples précieux d'actions porteuses des bibliothèques universitaires québécoises dans le domaine.

Voir enfin cet article de Marie D. Martel et Carol Couture relayé également dans Le Devoir du 21 septembre 2021 qui s'étonne notamment de l'absence de poistionnement à ce sujet de nos professionnels en bibliothéconomie et nos institutions d'importance au Québec.

Références

1) Lanaspèze, Baptiste, et Schaffner, Marin. 2020. L’écologie dérange nos bibliothèques. Bibliothèque(s), Vert-ueuses bibliothèques. (Dossier) (102-103) :71‑72.

2) Edgardo Civallero. (2021, 27 mai) : A library where many libraries fit (IV) [Billet de blogue]. https://medium.com/letters-from-a-librarian-in-the-south/a-library-where-many-libraries-fit-iv-ded5b6057895

3) La bibliothèque encourage les enfants à aller dans leur communauté pour réaliser des interviews, prendre des photos et réaliser des vidéos. Elle sensibilise ainsi les enfants à la culture et aux traditions de leur communauté, ainsi qu'à la nécessité de protéger l'écosystème des montagnes. Source : https://www.eifl.net/eifl-in-action/protecting-environment-innovation-award-0

4) Bats, Raphaëlle. 2020. Un outil stratégique pour les bibliothèques. Bibliothèque(s), Vert-ueuses bibliothèques. (Dossier)(102-103), 29-31

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Réflexions d'une bibliothécaire qui veut en faire plus pour la transition
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Intégré par Pascale Félizat, le 15 mai 2023 14:15

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10 septembre 2021

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20 septembre 2023 11:03

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