
📝 Ce texte, publié sur le site web de Sporobole, a fait l’objet d’une présentation à Montréal dans le cadre du Symposium « AI Companionability / Compagnonnage IA » le 6 mars 2025 à Hexagram.
Par Yan St-Onge, agent de documentation du Chantier IA
🔉 Beaucoup de bruit pour rien ou un véritable changement de paradigme?
J’accompagne les artistes en résidence chez Sporobole dans le cadre du Chantier IA pour essayer de comprendre l’impact et le changement qui s’opèrent dans les pratiques de création. Je vais donc vous partager aujourd’hui quelques constats qui ressortent de mes recherches depuis mai 2024 sur les enjeux de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans une démarche artistique.
⏳ Le rythme et le temps de création
Certaines étapes sont plus rapides quand on travaille avec l’IA, mais d’autres s’avèrent beaucoup plus longues, car il faut souvent énormément d’essais et d’erreurs avant d’arriver à produire quelque chose de satisfaisant.
Tous les projets qui ont été réalisés en résidence en 2024 à Sporobole reposaient sur un usage de nombreuses IA différentes. Par exemple, deux ou trois IA servent à générer des images, une autre IA pour faire un upscaling (une amélioration de la qualité), une autre pour générer de la vidéo à partir des images, une autre pour le son, et à travers tout ça, une ou deux IA de type LLM (Large Language Model ou grand modèle de langage) pour discuter du projet et chercher des solutions avec un agent conversationnel.
Jusqu’à maintenant, le marketing de l’industrie qui nous fait croire que l’IA générative permet de créer instantanément est tout sauf réaliste quand on regarde comment les artistes intègrent l’IA dans leur processus de création.
Pour la création vidéo, il n’est possible de générer que quelques secondes à la fois, ce qui rend la création d’un moyen ou d’un long métrage très fastidieux, du moins pour l’instant.
⤴️ La quantité d’images / de textes / de sons produits
L’enjeu de la quantité d’images existait déjà depuis l’apparition de la photographie numérique qui est beaucoup plus rapide et économique que la photographie argentique, et c’est tout aussi vrai en vidéo et en musique où le passage au numérique a fait qu’on n’est plus limité par des raisons matérielles quand on produit du contenu. Avec l’IA, cet enjeu de la quantité devient encore plus frappant.
On peut se demander si l’artiste ne devient pas artiste-commissaire de son propre travail. En effet, il n’est pas si simple de choisir ce qui est digne d’intérêt quand on produit du contenu à grande vitesse. Comment choisir une image parmi des milliers d’images semblables ne présentant que de légères variations?
Le geste de créer se déplace vers une tâche de sélection.
⚡ Rapidité de l’évolution des outils d’IA
En 2024, les artistes en résidence chez Sporobole ont eu de la difficulté à suivre et à s’adapter aux nouveaux outils d’intelligence artificielle qui sortaient à un rythme très rapide.
Le danger est de passer plus de temps à essayer d’apprendre à utiliser de nouveaux outils que de passer du temps à créer.
Les options pour utiliser l’IA en musique, par exemple, était beaucoup moins nombreuses et intéressantes que les IA en génération d’images et de vidéos, ce qui donne encore plus envie d’essayer une nouvelle application ou un nouveau modèle d’IA qui vient de sortir, en espérant que ça fonctionne davantage.
✋ Les biais de représentation
L’entraînement des IA se fait à partir de contenu préexistant sur le web ou à partir de bases de données. Ainsi, les biais et les stéréotypes qui existent dans la société se trouvent malheureusement amplifiés par l’IA générative. Il est courant de croiser des biais ethniques, racistes, sexistes ou homophobes dans le contenu généré par l’IA.
D’abord, les options de style d’images offertes par la plupart des IA ont souvent des esthétiques très définies, ce qui n’est pas très pertinent pour une démarche artistique où l’innovation et la créativité jouent un très grand rôle.
Ensuite, bien que ce problème tend à diminuer avec le temps, l’IA a de la difficulté à représenter fidèlement le corps humain, en particulier les mains, les doigts et les jambes.
Finalement, un biais touchant indéniablement à la liberté d’expression est celui de la censure morale et de la censure politique des outils d’intelligence artificielle. Si l’application chinoise DeepSeek censure des pans de l’histoire politique de Chine comme les manifestations de la place Tian’anmen, les outils occidentaux ont eux-mêmes des blocages sur certaines formes de représentations, qu’elles soient de nature érotique, violente ou haineuse.
⚖️ Le contrôle et la perte de contrôle
À quel point, comme artistes, acceptons-nous de laisser les algorithmes décider à notre place? Quand nous acceptons de donner une part d’intentionnalité à la machine pour un projet, à quel point est-ce que la possibilité d’innover est grande?
Bien que plusieurs artistes acceptent ou même souhaitent déléguer une part des décisions artistiques à l’intelligence artificielle, il arrive fréquemment que l’équilibre entre le contrôle et la perte de contrôle ne soit pas facile à trouver.
✨ La valeur artistique
Le traitement médiatique de l’IA donne généralement une image négative de son utilisation que l’on associe à la tricherie dans les écoles ou aux pertes d’emploi dans de nombreux domaines. Ainsi, les artistes font face à un dilemme : affirmer clairement leur usage de l’IA, qui peut conduire à des positions très tranchées du public et de gens du milieu des arts ou, ne pas le préciser, mais risquer que cela leur soit reproché.
Il faut probablement distinguer le geste de GÉNÉRER une image avec l’IA et le fait de CRÉER une image avec l’IA. Le premier verbe évoque un geste, une étape, tandis que le second évoque une démarche, un processus, dans lequel il y a plusieurs étapes de générations successives.
La génération automatisée par l’IA n’est pas une fin en soi, c’est un moyen qui peut servir à la création. Ainsi, contrairement au mythe véhiculé par les médias, l’IA ne permet pas de créer une oeuvre de façon automatisée, c’est un outil qui doit soutenir une démarche artistique.
✍ Vers une redéfinition de l’art
Mon titre se voulait un peu caricatural. En fait, l’IA aura possiblement l’effet d’un changement de paradigme dans l’histoire de l’art, reste à savoir de quelle ampleur.
L’impact est autant sur le travail de création comme tel que sur les choix esthétiques, mais aussi sur divers aspects du travail culturel. Le changement qui s’opère est aussi au niveau ontologique, puisque la popularisation de l’IA impose un questionnement sur ce qu’est fondamentalement l’art.
📌 Il faudrait collectivement réfléchir à la distinction entre une image et une œuvre. De la même façon que la photographie, le collage, le readymade, et plus récemment, l’art conceptuel, ont eu un impact indéniable sur la conception de ce qu’est une œuvre d’art, l’IA impose une réflexion et une redéfinition de l’art.
C’est donc tout le milieu artistique, ce qui inclut bien sûr le public, qui doit s’adapter à cette réalité, mais aussi aux changements que l’intelligence artificielle aura sur les autres médiums, même les plus traditionnels.
Comme toute nouveauté technologique, l’IA aura des avantages et des inconvénients. Il y a et il continuera d’y avoir un mouvement de rejet et de résistance, ce qui conduira à redonner de la valeur aux pratiques artistiques plus traditionnelles et plus artisanales. Mais qui sait s’il n’y aura pas aussi de nouvelles formes d’arts ou un nouveau mouvement artistique dans lequel l’IA générative occupera une place de choix.
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📝 This text, published on the Sporobole website, was the subject of a presentation in Montreal as part of the “AI Companionability / Compagnonnage IA” Symposium on March 6, 2025 at Hexagram.
🔉 Artificial intelligence in artistic creation: Much ado about nothing or a real paradigm shift?
By Yan St-Onge, AI Project (Chantier IA) documentation officer
I work with artists in residence at Sporobole as part of the Chantier IA, trying to understand the impact and changes in creative practices. So today I’m going to share with you a few elements of my research since last year on the challenges of using AI in an artistic process.
⏳ The rhythm and time of creation
Some steps are quicker when working with AI, but others take much longer, as it often takes a lot of trial and error before something satisfying is produced.
Several projects that were done in residence in 2024 at Sporobole relied on the use of many different AIs. For example, two or three AIs are used to generate images, another AI to do upscaling (a quality enhancement), another to generate video from the images, another for sound, and through it all, one or two LLM-type AIs to discuss the project and seek solutions with a conversational agent.
So far, the industry marketing that makes us believe that generative AI enables instant creation is anything but realistic when you look at how artists are integrating AI into their creative process.
For video creation, it’s only possible to generate a few seconds at a time, which makes the creation of a medium or feature-length film very tedious, at least for the time being.
⤴️ The quantity of images/text/sound produced
The issue of image quantity has existed since the advent of digital photography, which is much faster and cheaper than film photography. It also applies to video and music, where the switch to digital means that content production is no longer limited by material constraints. With AI, the issue of quantity becomes even more striking.
One wonders whether the artist isn’t becoming an artist-curator of his own work. Indeed, it’s not so easy to choose what’s worthy of interest when you’re producing content at high speed. How do you choose one image from thousands of similar images with slight variations?
The act of creating is shifting to a task of selection.
⚡ Rapid evolution of AI tools
In 2024, artists found it difficult to keep up and adapt to the new AI tools that were being released at a very rapid pace.
The danger is spending more time trying to learn how to use new tools than spending time creating.
For example, the options for using AI in music were far fewer and less interesting than those in image and video generation, a reality that makes artists even more eager to try out a new application or fresh AI model.
✋ Representation bias
AIs are trained on pre-existing content. As a result, the biases and stereotypes that exist in society are unfortunately amplified by generative AI. It’s common to come across ethnic, racist, sexist or homophobic biases in AI-generated content.
The image style options offered by most AIs often have very definite aesthetics that are hardly suitable for an artistic approach where innovation and creativity play a big role.
Although this problem tends to diminish over time, AI has difficulty accurately representing the human body, particularly hands, fingers and legs.
Finally, a bias that undeniably affects freedom of expression is the moral and political censorship of artificial intelligence tools. While the Chinese DeepSeek application censors parts of China’s political history, such as the Tiananmen Square protests, Western tools themselves have blocks on certain forms of representation, whether erotic, violent or hateful in nature.
⚖️ Control and loss of control
At what point do we, as artists, agree to let algorithms decide? When we agree to give a share of intentionality to the machine for a project, is the possibility of innovation great?
Although many artists accept or even wish to delegate a share of artistic decisions to artificial intelligence, the balance between control and loss of control is often not easy to find.
✨ Artistic value
The media treatment of AI generally gives a negative image of its use, which is associated with cheating in schools or job losses in many fields. As a result, artists face a dilemma: to clearly state their use of AI, which can lead to very trenchant positions from the public and people in the arts community, or, not to state it, but risk being reproached for it.
We probably need to distinguish between the gesture of GENERATING an image with AI and the fact of CREATING an image with AI. The first verb evokes a gesture, a step, while the second evokes a process, in which there are several successive stages of generation.
Automated generation by AI is not an end in itself, but a means that can be used to create. So, contrary to the myth propagated by the media, AI does not enable us to create a work of art automatically; it is a tool that must support an artistic approach.
✍ Towards a redefinition of art
My title was intended to be a little caricatural. In fact, AI may well have the effect of a paradigm shift in the history of art, it remains to be seen how far-reaching.
The impact is as much on the creative work itself as on aesthetic choices, but also on various aspects of cultural work. The change that is taking place is also ontological, since the popularization of AI is forcing us to question what art fundamentally is.
📌 We need to collectively reflect on the distinction between an image and a work of art. Just as photography, collage, the readymade and, more recently, conceptual art have had an undeniable impact on our conception of what a work of art is, AI is forcing us to reflect on and redefine art.
The entire art world, including the public, must adapt to this reality, as well as to the changes that artificial intelligence will have on other media, even the most traditional.
Like any new technology, AI will have its advantages and disadvantages. There is and will continue to be a movement of rejection and resistance, which will lead to a return of value to more traditional and artisanal artistic practices. But who knows if there won’t also be new art forms or a new artistic movement, in which generative AI will occupy a prominent place.