
Contexte: Il y a quelques mois, j'ai reçu comme mandat d’agir à titre de conseillère en mobilisation de connaissances chez Présâges, un organisme communautaire du milieu aîné. Cette expérience a agi comme catalyseur pour une série de réflexions sur différents aspects liés à la mobilisation des connaissances (MdC) en contexte communautaire.
Préambule
Ce texte est construit comme un va-et-vient entre des bribes d’idées notées dans un calepin (en retrait et en italiques) et des sections un peu plus développées qui font écho aux bribes d'idées. Ce va-et-vient tente de préserver l’immédiateté de mon expérience, mais aussi le travail de réflexion qui en a découlé. Il m’offre aussi la possibilité (l’illusion?) de ne pas figer mes réflexions et d’espérer pouvoir y revenir, à un moment donné, en y incluant d’autres perspectives.
Quand le présent réactive de vieux intérêts (et encourage le radotage)
Les enjeux autour de la production des savoirs par les milieux de pratique, de leur reconnaissance et de leur partage sont des questions qui me suivent depuis longtemps. Une partie des réflexions présentées ici ont ainsi vu le jour il y a longtemps, alors que j’étais intervenante dans une maison d’hébergement pour femmes en situation d’itinérance. Elles m’ont accompagnée pendant mes études graduées et elles ont orienté une partie de mes recherches lorsque je suis devenue prof en travail social à l’UdM. Quand j’ai pris ma retraite, je ne pensais pas les revoir de sitôt – d’autant plus que j’avais déjà eu l’occasion de les aborder dans d’autres contextes et avec d’autres intentions.
Mais récemment, en me retrouvant à nouveau impliquée dans le communautaire, elles sont revenues en courant… Comme si elles n’attendaient qu’un nouveau prétexte pour se (re)mettre au travail. Ces réflexions ont tout d’abord pris la forme de quelques interrogations partagées sur LinkedIn. Puis l’envie m’a pris de prendre le temps pour mettre un peu d’ordre dans mes pensées, même si cet ordre est bien provisoire et pas toujours sûr de lui...
Vous avez bien dit conseillère en MdC dans le communautaire?!
La mobilisation des connaissances est souvent pensée à partir des logiques universitaires ou de milieux institutionnels de recherche - ces logiques étant autres que celles du milieu communautaire où les savoirs ne circulent pas de la même manière et ne sont pas mobilisés pour les mêmes fins. Que signifie alors la MdC lorsqu’elle s’inscrit dans un tel contexte?
La MdC en contexte communautaire : un rôle à définir
En tant que conseillère en mobilisation des connaissances dans un organisme communautaire, mon rôle ne peut pas se limiter à mettre en place une stratégie de MdC pour partager les savoirs de l'organisme. Il y a bien sûr un peu de cela dans mes tâches. Pour ce faire, je peux m’appuyer sur plusieurs guides bien conçus qui m’aideront à élaborer une démarche de MdC visant à identifier les savoirs qu'on souhaite partager, par quels moyens, auprès de quels publics, etc…
Ce dont les guides parlent peu, c’est de la forme que peut prendre la MdC quand elle se déploie hors de son terreau naturel – les institutions académiques et de recherche. Un peu comme s’il allait de soi que cela n’existait pas. Un autre thème rarement abordé est celui du statut des savoirs et des connaissances produits par les pratiques communautaires. Or, cette question est centrale dans mon travail puisque de faire la MdC en contexte communautaire implique (oblige?) une réflexion sur le statut accordé (et à accorder) aux savoirs que produisent nos pratiques.
Chose certaine, être conseillère en MdC dans le communautaire est un rôle à la croisée de plusieurs dynamiques : la reconnaissance des savoirs non formels, la construction de leur légitimité et la mise en place de stratégies concrètes pour que ces savoirs soient non seulement partagés, mais aussi valorisés.
Ce n’est pas tout à fait le même rôle que celui d’une conseillère en MdC qui évolue dans un milieu de recherche où les savoirs mobilisés sont déjà investis d’une légitimité institutionnelle en tant que produits de la recherche. Je ne dis pas que cette légitimité ne peut pas être remise en question – ou même qu’elle ne l’est jamais. Ce que je souhaite souligner c’est le fait que les savoirs pratiques se font plus souvent poser la question de leur validité et de leur légitimité et que cela a un impact quand vient le temps de les mobiliser…
Dans un environnement où on sait que nos savoirs risquent d’être discrédités, est-il possible de réfléchir collectivement à leur pertinence et à leur légitimité.
Penser les savoirs ensemble, mais selon quelles règles du jeu?
Le fait de parler de la validité et de la légitimité des savoirs produits par une pratique communautaire est essentielle à mes yeux. Je peux toutefois comprendre les hésitations que pourraient avoir des milieux de pratique à se prêter à un tel exercice. Leurs savoirs sont souvent perçus – même encore aujourd’hui – comme étant « de moins bonne qualité » par d’autres producteurs de savoirs.
Aux yeux de certain·es ces savoirs demeurent suspects. Et lorsqu’ils trouvent le moyen d’occuper l’espace, ils sont encore souvent interrogés : « Êtes-vous fiables? », « Pouvez-vous être généralisés? ». J’exagère bien sûr.
L’idée d’ouvrir des espaces collectifs de discussions sur la légitimité des savoirs produits par des pratiques communautaires continue cependant de me sourire. Je souhaite réfléchir avec d’autres sur le sujet, car j’y vois une belle occasion de penser les savoirs ensemble. En fait, la seule chose qui me dérange profondément c’est que cet échange ait lieu dans un cadre déjà biaisé, où l’étalon de mesure de la légitimité d’un savoir demeure celui des savoirs produits par la recherche. Dans un tel cadre, les savoirs issus de la pratique ne peuvent être perçus que comme étant incomplets, comme étant les parents pauvres de la « vraie » connaissance. Autrement dit, je crains qu’on nous invite à la table, mais que les règles des bonnes manières soient toujours celles des autres…
Faire de la MdC dans le communautaire : tenter d’être à la hauteur du terrain
Les savoirs produits dans la pratique n’ont jamais attendu d’être documentés ou reconnus par des acteurs externes – par exemple, une conseillère en mobilisation des connaissances – pour se rendre utiles. Ils ont déjà vu neiger, ils ont déjà transformé des pratiques… Ce n’est pas parce qu’ils leur arrivent parfois de ne pas circuler avec aisance, que ça donne le droit de penser qu’ils ne savent pas comment se mobiliser. Comment alors parler de MdC à ces savoirs sans reproduire des dominations?
Des savoirs qui circulent autrement
Les chercheur·es disposent de moyens bien établis pour faire circuler leurs savoirs (communications dans des colloques, articles, etc.). Ces moyens sont valorisés dans leur monde puisqu’ils sont ceux qui leur permettent de faire reconnaître leurs travaux et leurs savoirs. La plupart du temps, les praticiens du terrain partagent leurs savoirs autrement. Leurs codes ne sont pas les mêmes, les formes de partage s’inscrivent dans d’autres espaces, d’autres canaux de transmission (accompagnement entre pairs, ateliers, réunions d’équipe, rétroactions dans l’action, etc.).
Comme les connaissances scientifiques qui voyagent d’une recension des écrits à une autre, pour trouver place dans un projet de recherche, se rendre ensuite vers une conférence et se retrouver à quelque part citées dans le travail d’un·e doctorant·e, les savoirs pratiques sont, eux aussi, en mouvement. Ils circulent et se transforment au fur et à mesure de leurs déplacements… Incorporés dans des pratiques, ils sont portés par des personnes, transmis dans des récits informels, partagés lors d’une discussion entre intervenant·es ou dans le cadre d’un forum ou d’un atelier, etc. Bref, les savoirs pratiques savent se mobiliser, même si c’est rarement nommé ainsi.
Les chemins où circulent les savoirs produits par les personnes qui ont une pratique terrain ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux qu’empruntent les savoirs produits par les personnes qui ont une pratique de recherche. Mais ces chemins ne sont-ils pas tout aussi pertinents?
La reconnaissance de l’existence d’une variété de voies (voix) de circulation des savoirs invite à un respect réciproque de l’utilité ou de la valeur de chacune. Pourtant, j’ai souvent l’impression que l’on s’attend des milieux de pratique qu’ils apprennent à partager leurs savoirs en adoptant les mêmes stratégies de mobilisation que les savoirs académiques.
Accompagner sans trahir, est-ce utopique?
Comment mobiliser des savoirs qui sont, la plupart du temps, enfouis dans les projets et les pratiques quotidiennes de l’équipe? Est-ce que mon travail consiste surtout à soutenir un processus de mise en mots de savoirs non formalisés? Est-ce que mon rôle est d’enseigner les bonnes manières? De montrer comment rédiger un article? Est-ce qu’il s’agit plutôt de prendre au sérieux ce qui se transmet autrement que par les outils que maîtrisent bien le monde de la recherche?
Je me demande ces jours-ci si mon rôle est de transmettre aux acteurs du milieu communautaire les codes et les outils valorisés dans les milieux de recherche afin de les « aider à mieux exprimer » leurs savoirs pour être « capables de mieux » les mobiliser. Si mon rôle se limite à cela, il est clair pour moi que je participe ainsi à une forme de domination où la seule façon de faire de la mobilisation des savoirs est celle des autres… Et ça me cause un petit malaise…
Comment être une bonne conseillère en MdC en contexte communautaire? Au-delà du risque d’imposer un modèle de MdC pensé pour d’autres contextes, comment faire pour que le milieu où j’évolue ne m’assigne pas une identité sur la base d’incompréhensions mutuelles? Comme suis-je perçue? Quelles sont les attentes du milieu par rapport à mon rôle? Mon rôle en est-il un de scribe? Suis-je celle qui « qui permettra à leurs savoirs de traverser la frontière de la respectabilité académique sous la plume [d’une conseillère en MdC] qui se charge de les rendre « intelligibles » et de les raconter? »
Est-ce que je suis une sage-femme des savoirs tacites? Une personne qui parle plusieurs langues et qui peut servir d’interprète? Dans de telles postures, je crains d’être plus nuisible qu’utile, au sens où je contribue à entretenir l’idée que les savoirs pratiques doivent être traduits avant de pouvoir être partagés avec d’autres.
Je ne dis pas qu’il faut renoncer à mettre en place des démarches d’accompagnement à l’élaboration des savoirs pratiques. Mais comment concevoir ces démarches de façon à ce qu’elles ne deviennent pas une raison de plus pour montrer que les « gens du terrain » ne savent pas comment « dire » leurs savoirs? Et, tout aussi important, comment légitimer des formes de transmission des savoirs qui sont souvent invisibles aux yeux des autres producteur·trices, car elles ne prennent pas la forme attendue?
Si je me permets de (re)poser la question d’autant de manières, c’est que ça m’aide à rester vigilante face à la tentation d’appliquer les outils et les moyens développés pour la MdC en contexte de recherche à la mobilisation des savoirs issus de la pratique. Ces questions me poussent aussi à vouloir imaginer des formes de partage des savoirs qui respectent ce qui est déjà en place dans le communautaire, tout en souhaitant ouvrir des espaces où on pourrait accueillir une pluralité de pratiques de partage des savoirs.
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