Économie sociale et l'angle du genre

pdf Économie sociale et l'angle du genre Camille Lavictoire-Boulianne 2023

Dans le cadre d'un cours de maîtrise en gestion de l'innovation sociale, Camille Lavictoire-Boulianne, cofondatrice de Chez les Simone, tiers-lieu s'est intéressée aux données sur l'angle du genre en économie sociale, ou plutôt au manque de données. Nous vous partageons le résultat de ses recherches.

 

Réflexion individuelle – Le genre, angle mort de l’économie sociale?

Introduction

En parallèle à mon aventure à la maîtrise en gestion de l’innovation sociale, je suis activement impliquée au démarrage d’une entreprise d’économie sociale : Chez les Simone,tiers-lieu. Ces deux expériences s’enrichissant mutuellement, je suis particulièrement intriguée d’approfondir l’angle du genre au sein de l’économie sociale, une préoccupation à la genèse des Simone. Sa mission vise à célébrer le monde féminin dans un endroit non hiérarchique, multigénérationnel et multiculturel, pour permettre le partage de savoirs et compétences trop souvent mises dans l’ombre.

Lors de la lecture du texte de Demoustier & al. (2021), qui interroge le rôle de l’entreprised’économie sociale (EÉS) à titre de simple résistance ou de participation à un changementsystémique, les auteur.es soulignent la résistance aux crises économiques de l’EÉS par l’engagement de ses membres. Cela m’a amenée à questionner si cet engagement cache un ensemble complexe de contributions non reconnues et invisibilisées, qui permet effectivement la résilience du modèle. Quelle est la proportion de membres qui assurent le sain fonctionnement de l’EÉS par le biais de travail qui n’est pas justement rémunéré? Qui porte véritablement le poids du fonctionnement des EÉS dans un système capitaliste et dans quelle mesure ce travail est réellement reconnu et apprécié? La force des EÉS repose non seulement sur leur mission, mais aussi sur la communauté de personnes qui les soutient, dont 70% s’identifient comme femmes dans les plus récentes donnéesquébécoises disponibles. (Chantier de l’économie sociale, 2017)

L'émergence de l'EÉS trouve son origine dans son opposition au système capitaliste patriarcal. À mon sens, dans le contexte actuel marqué par la convergence et la multiplication des crises sociales, écologiques et politiques, il pourrait être opportun de promouvoir cette philosophie alternative. Cela pourrait offrir l'opportunité de transcender les paradigmes existants plutôt que d’adopter une approche palliative. Au même titre que Demoustier & al. (2021), je crois en une version renouvelée du rôle de l’EÉS dans une approche systémique, où l’association, la coopération et la mutualisation sont au cœur de notre système économique, et non plus à la marge. C’est dans cette perspective qu’il est clé de réfléchir à ce modèle en incluant l’angle du genre, afin de cesser la perpétuationd’une domination masculine de l’économie.

L’approche genre ici abordée vient faire écho à la réflexion d’Élodie Dessy (2022) : «Concevoir le genre en termes de rapports de pouvoir, et non simplement en termes de caractéristiques socialement construites et de rapports sociaux, permet d’éviter de verser dans un discours essentialisant, de promouvoir un sexisme bienveillant et de réduire le «genre » à un synonyme de « femmes ». L’approche genre ne consiste nullement à séparer femmes et hommes ou à revendiquer la supériorité de l’un.e sur l’autre. Au contraire, l’approche genre doit être conçue comme un outil visant l’égalité entre les femmes et les hommes, au sens où tout être humain est libre de développer ses propres aptitudes et de procéder à des choix, indépendamment des restrictions imposées par les rôles réservés aux femmes et aux hommes ».

La présente réflexion débutera par une compréhension historique des mouvements féministes et de l’émergence de l’économie sociale au Québec, se poursuivra par une exploration de l’état des lieux sur la question du genre en économie sociale pour terminer avec certaines pistes afin de mettre de l’avant cette perspective dans l’écosystème québécois.

Le passé : mouvements féministes et reconnaissance institutionnelle de l’économie sociale

L'histoire de l'économie sociale au Québec et des mouvements féministes documentée etexpliquée par Denyse Côté (2010) est marquée par des tensions, notamment en ce qui concerne la reconnaissance institutionnelle. L'essor des garderies préscolaires au Québec, souvent citées en exemple d'expériences réussies dans l'économie sociale, a émergé comme un mouvement d'inspiration féministe au milieu des années 1970. Ces nombreux Centres de la petite enfance (CPE), par la suite associés à l'économie sociale, représentent un fleuron du paysage social québécois et un gain pour l’autonomie des femmes, à ne pas tenir pour acquis. Cependant, la montée du paradigme de l'économie sociale a constitué à la fois une défaite symbolique et matérielle pour les mouvements féministes, qui en avait été le catalyseur initial.

Dès 1996, à la suite de leur implication lors du Sommet sur l’économie et l’emploi autour du plan d’action du Chantier de l’économie sociale, les regroupements régionaux féministes ont été désignés par le gouvernement québécois comme coresponsables de l'application locale des nouvelles mesures d'appui à l'économie sociale. Pourtant, les groupes de femmes sont exclus de la définition des critères d'octroi et d'approbation des projets en économie sociale, privés de subventions, même si la majorité des emplois créés en économie sociale sont occupés par des femmes. La co-construction des politiques publiques entre le mouvement de l'économie sociale et l'exclusion d'une vision féministe suscite alors des interrogations. En investissant de manière significative dans la construction des communautés locales à travers leur travail de reproduction, celles-ci créent les conditions indispensables à toute activité économique, y compris dans le domaine de l'économie sociale. Les groupes féministes québécois contestent entre autres la rupture imposée par la science économique classique entre la société et l'économie, soulignant que les mesures sociales sont nécessaires à la reproduction de la main-d'œuvre et à la création des conditions préalables à la production économique. « Tout projet féministe qui se concentre exclusivement sur les discriminations sexuelles et qui omet de placer la féminisation de la pauvreté dans le contexte de l'évolution des relations capitalistes est condamné à être non pertinent et/ou à se faire coopter. » (Federici, 1999)

Les tensions émergent également entre la philosophie entrepreneuriale, pilier du mouvement coopératif et du Chantier de l'économie sociale, et les initiatives issues des collectivités. La définition gouvernementale axée sur la création d'emploi et la rentabilité économique diverge de la perspective féministe qui met plutôt l’accent sur la création d'emplois durables et sur une rentabilité sociale en vue de réduire la pauvreté et d'améliorer la qualité de vie. En outre, le concept de tarification pour déterminer l'éligibilité des projets d'économie sociale au financement gouvernemental a exclu le travail sociocommunautaire des femmes, privilégiant des critères mesurables plus facilement identifiables, tels que la vente de biens ou de services produits.

Cette expérience révèle ainsi comment l’émergence de l’économie sociale institutionnalisée au Québec intègre les revendications des mouvements des femmes en écartant discrètement le paradigme féministe de l'économie et l'analyse du genre. Malgré son caractère novateur quant à l’entreprise privée capitaliste, l’entreprise d’économie sociale québécoise conserve la même notion de travail productif. Avec les années, les critères de performance de l’économie sociale ont évolué, les mesures d’impact social étant en essor depuis les années 2010. (TIESS, 2023) En dépit des limites théoriques de l’évaluation, cette tendance pourrait favoriser la démocratisation d'autres types de production de valeur.

À ce jour, la légitimité des mouvements féministes s'est construite à travers diverses mobilisations sociales, et sa stabilité actuelle est étroitement liée à la fourniture de services considérés comme essentiels: soutien aux victimes d'agression sexuelle ou de violence conjugale, éducation à l'égalité, insertion professionnelle, entre autres. Les groupes de femmes au Québec, ayant survécu au reflux du mouvement féministe des années 1970, forment désormais un secteur consolidé, reconnu principalement par l'État pour les services essentiels qu'ils offrent en complément des services publics. Ces groupes ont connu des processus d'institutionnalisation et de professionnalisation variés, évoluant pour devenir des acteurs incontournables sur l'échiquier politique. Après avoir pris connaissance du contexte d’émergence de l’économie sociale au Québec, une question importante soulevée dans l’article de Costantini & Sebillo (2022) suscite mon intérêt : pourquoi est-ce qu’on s’attend à ce que l’économie sociale améliore l’égalité des genres au travail? Les priorités des EÉS reposent sur des objectifs sociaux et écologiques et des principes de gouvernance démocratique. Par leur participation à la gouvernance, les femmes ont historiquement inscrit à l’agenda des sujets tels que les enfants, la famille, leur santé et les violences de genre. Cependant, comment s’assurer que les EÉS offrent bel et bien un contexte favorable à la promotion de l’égalité de genre? Comment inclure l’approche genre au sein de l’économie sociale québécoise?

Le présent : comment évaluer ce qui n’existe pas

J’ai trouvé peu de données et encore moins d’articles scientifiques sur la thématique du genre en économie sociale au Québec. Le Portrait de l’entrepreneuriat féminin en économie sociale au Québec met en contexte un constat lors de l’exercice de sa revue de littérature qu’« il existe très peu de données dans la littérature québécoise qui portent spécifiquement sur les femmes entrepreneures en économie sociale. La majorité des données à ce sujet proviennent de l’étranger » et ce, en 2015. Il est à noter que je n'ai trouvé aucune suite ou mise à jour à cette réflexion, que ce soit par l'intermédiaire du Chantier de l'économie sociale ou de Condition Féminine Canada, qui sont les deux principaux collaborateurs de ce portrait. J’ai également noté une absence d’approche intersectionnelle au sein de cette étude québécoise, et suis d’avis que « d'étudier le genre et faire l’impasse sur une approche intersectionnelle, c’est adopter une conception limitée du genre et prendre le risque de ne s’adresser qu’à une partie des femmes et des hommes, les plus privilégié.es d’entre elleux[...] quand bien même que les recommandations et pistes d’action sont centrées sur le genre, celles-ci ne peuvent être déconnectées des autres rapports de pouvoir à l’œuvre dans notre société. » (Dessy, 2022)

En ce sens, faute de données locales, le rapport produit en 2022 par Élodie Dessy au sein du Centre d’économie sociale d’HEC Liège, s’adresse directement au sujet. Inspiré du rapport du même nom, celui-ci soulève qu’il est pertinent de se demander : le genre, angle mort de l’économie sociale?

Pour faire écho à une précédente interrogation face à nos attentes de l’EÉS, le rapport confirme que la perception de l’économie sociale, avec ses valeurs de solidarité, de justice sociale, de participation et de démocratie ainsi que sa force de travail majoritairementf éminine, est souvent présentée comme une économie inclusive, voire un lieu d’émancipation féminin. Malgré cela, le rapport démontre que la répartition des tâches reste guidée par une division sexuée du travail, les rapports de domination et les inégalités. Comme l’explique La Manufacture coopérative, « peuvent ainsi coexister des innovations organisationnelles, mobilisant l'intelligence collective et gouvernance partagée, et une assignation parfaitement genrée des tâches ».

Élodie Dessy a également nommé avoir été frappée d’observer que peu des personnes d’intérêt dans le cadre de sa recherche s’étaient posé la question de l’égalité femmes-hommes et/ou des réalités rencontrées par une femme qui entreprend en économie sociale. Un désintérêt a été identifié et prend alors la forme d’un certain « déni », une « dilution» de la question du genre dans les autres inégalités et même de l’« esquive » –« ce n’est pas de notre ressort! » – c’est « une affaire de femmes ». Cet enjeu de société semble dépasser les champs d’intervention des acteur.es de l’économie sociale.

Le futur : pistes de réflexion

D’abord, l’enjeu le plus frappant est le manque de données différenciées selon les sexes en économie sociale au Québec et l’absence flagrante de littérature s’intéressant au sujet. Le rapport le plus achevé datant de 2015 n’aborde pas l’angle du genre dans une approche intersectionnelle. De plus, celui-ci se concentre seulement sur la posture de l’entrepreneuriat en économie sociale, n’ayant pas de couverture précise sur les instances de gouvernance ou sur les travailleuses. Sans données, les enjeux relatifs au genre en économie sociale deviennent invisibles.

De plus, force est d’admettre que malgré la déclaration sur l’égalité entre les femmes et les hommes en économie sociale signée par le conseil d’administration du Chantier de l‘économie sociale en 2017, l’absence d’actions concrètes à cet égard indique que la question du genre n’occupe pas une place centrale dans la philosophie du mouvement.

Au sein de son rapport, Élodie Dessy propose plusieurs solutions parmi celles-ci:

- Renforcer les statistiques genrées en économie sociale

- Intégrer le genre dans les différents aspects de la communication sectorielle del’économie sociale

- Sensibiliser et former les acteur.es de l’accompagnement en économie sociale augenre, aux stéréotypes et aux inégalités de genre

- Assurer la parité qualitative dans les instances de gouvernance de l’économiesociale

- Consolider les politiques qui visent à faciliter la conciliation vie privée et viepersonnelle

Ces différentes actions auraient le potentiel de contribuer à une économie sociale plusinclusive. En effet, elles représentent des étapes cruciales vers la reconnaissance et lacorrection des inégalités de genre au sein de l’écosystème québécois.

Conclusion

À titre de conclusion, les recherches menées dans le cadre du présent travail me conduisent à formuler une hypothèse : même les initiatives les plus prometteuses en économie sociale doivent consciemment intégrer l’angle du genre pour éviter une dérive vers des rapports de pouvoirs inéquitables et une invisibilisation du travail. L’ajout de l’approche genre au sein de l’EÉS constitue l’une des clés pour transformer le secteur en une solution contribuant à un changement systémique plutôt qu’une alternative en marge du système actuel. À titre d’entreprise d’économie sociale féministe, abordant de plein front le genre dans une perspective intersectionnelle, je me questionne : de quelle manière Chez les Simone peut influencer le contexte actuel et contribuer aux pistes d’action pour une approche genre au sein de l’économie sociale québécoise?

Ce travail alimentera nos réflexions en vue de la participation de Chez les Simone à l'ACFAS en mai prochain. Nous serons heureuses de vous partager les résultats de nos recherches dans quelques semaines. 

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Valorisation des savoirs du monde féminin - Chez les Simone, tiers-lieu
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Intégré par Stéfanny St-laurent, le 25 mars 2024 13:27

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25 mars 2024

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27 mars 2024 16:59

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