Entrevue avec Hélène Certain et Julien Prost de la bibliothèque Louise Michel

En mai 2015, lors d'un voyage à Paris, ma collègue Marilyne Veilleux et moi réalisions cette entrevue avec Hélène Certain et Julien Prost, alors bibliothécaires à la bibliothèque Louise Michel, une bibliothèque du réseau parisien souvent citée comme un modèle de bibliothèque troisième lieu.

Hélène Certain et Julien Prost. Photo: Marilyne Veilleux

Qui êtes-vous et qu’est-ce qui vous a amené à venir travailler à la bibliothèque Louise Michel? Qu’est-ce qui vous motive dans votre travail?

Hélène: Je suis arrivée à la bibliothèque Louise Michel il y a trois ans maintenant. Au départ, je ne voulais pas du tout être bibliothécaire, comme beaucoup d’entre nous, en fait. On découvre ce métier à l’usage, parce que ce n’est pas forcément un métier qui fait rêver dès le départ. Ce que j’aimais bien c’était la relation au public. J’aime bien bouquiner, alors je me suis demandé comment j’allais faire pour joindre ça. 

J’ai été élevée dans une famille où les valeurs de coopération, collaboration sont très fortes. Mon père nous encourageait à faire plein de choses coopératives. La participation je l’entends depuis que j’ai à peu près deux ans, donc forcément, à la longue, c’est quelque chose qui est ancré en moi, ce côté on fait participer le plus grand nombre. L’intelligence collective c’est aussi quelque chose qui est très important dans ma famille. Alors, c’est mon héritage, si on veut. 

Donc, après, je suis arrivée dans le réseau parisien. Il y a 7 ans maintenant, je suis arrivée dans une bibliothèque de quartier, mais n’avait pas du tout conscience de son quartier. C’était une bibliothèque qui vivait un peu en tant que bibliothèque élitiste, très académique, qui proposait des choses très pointues pour un public qui n’en avait rien à faire, donc c’était la faute du public qui n’était pas assez intelligent forcément. Du coup, la fréquentation était très basse. J’ai passé deux ans et demi là-bas, c’était dur, et je me suis dit qu’il y avait vraiment un gros souci au niveau de l’accueil, et même sur qui on est nous, pourquoi on fait ce métier. Je fais ce métier pour les gens et une grande partie de l’équipe avec qui j’étais faisait ce métier pour les livres. Et c’était un gros souci, parce que j’avais vraiment conscience que dans certains quartiers, si on reste là-dedans, on meurt. Voilà.

Et pourquoi Louise Michel? Parce que Louise Michel avait déjà sa petite réputation de camp anarchiste, qui teste des trucs avec un fonctionnement assez différent, avec des valeurs très fortes aussi. C’est rare que dans un établissement, en tout cas dans une bibliothèque, il y a un projet d’établissement aussi fort. C’est-à-dire que si tu n’es pas d’accord avec le projet, t’as rien à faire là. Je trouvais ça super. Moi, c’est clair, y’a pas des gens qui arrivent là sans savoir et qui se disent : oui, mais quand même, moi ce que je préfère, c’est équiper des livres, acheter tous les livres de philo très pointus, parce que moi ce que j’aime dans la vie, c’est la philo. Ici, t’es pas content. Et je trouve ça aussi hyper important d’avoir un projet hyper fort, hyper cadré, avec des valeurs claires et affichées. Ce qui manque aussi pour certains établissements. Ça fait du bien. Si l’équipe est d’accord sur ce qu’on fait ensemble, après il y a beaucoup moins de malentendus.

Je voulais travailler à Louise Michel et il s’est avéré que le seul poste que je pouvais prendre était le poste de direction, donc du coup, j’ai pris la direction. Je voulais d’abord travailler à Louise Michel.

Photo: Marilyne Veilleux

Julien: Je suis bibliothécaire depuis 2007. C’est aussi un peu une question de circonstances. À un moment dans mes études, je me suis dit que j’avais envie d’arrêter d’étudier et de faire des trucs avec des gens. J’ai commencé par bosser dans des bibliothèques pas très accueillantes, des bibliothèques de musées un peu poussiéreuses, puis après des bibliothèques de lecture publique, mais qui étaient sur le même modèle de ce qu’Hélène vient de décrire, c’est-à-dire des gens qui sont profondément attachés à leurs collections, qui considèrent d’ailleurs que ce sont leurs collections. Elles veulent des stratégies d’accueil qui sont plutôt des stratégies de gestion des usagers pour éviter qu’ils rendent les livres sales et dégradés. Du coup, ça donne aussi quelques bonnes raisons de faire ce métier.

J’ai rejoint la bibliothèque Louise Michel un an avant l’ouverture, quand on était en train de bouillonner, justement, autour du projet, à essayer d’imaginer les choses. C’était un projet très compliqué, parce qu’il y avait beaucoup de contingences matérielles. Le chantier était démarré depuis 6 ou 7 ans et toujours pas terminé. Plusieurs équipes s’étaient succédé. C’était usé sur cette préfiguration. Je suis arrivé sur la fin, au moment où on arrivait à stabiliser les choses. Le bouillonnement de l’ouverture, découvrir qu’on avait la potentialité de faire confiance aux usagers et de construire des choses tous ensemble. Déjà d’arrêter de parler d’usagers, mais on essayait de parler tout simplement de parler de voisins, d’habitants ou de copains maintenant, pour certains. C’est vraiment quelque chose qui m’a profondément transformé. J’ai du mal à m’imaginer travailler ailleurs aujourd’hui. C’est assez compliqué. C’est un projet aussi multiple qui oblige à développer des milliards de compétences différentes, qui sollicite tellement de positionnements professionnels différents que c’en est passionnant.

Est-ce que vous pourriez expliquer quel est le projet de Louise  Michel exactement? Tu disais Hélène que c’était bien d’arriver dans un projet où les valeurs étaient aussi assumées et fortes. Comment vous expliquez ce projet-là?

Hélène: C’est ouvert à tous, vraiment à tous. C’est un projet qui à l’origine s’est dit, on va d’abord faire ça pour des gens qui a priori ne rentreraient pas dans une bibliothèque. Ça, c’est quelque chose qui a été très fort. L’aspect social est très assumé aussi. Du coup, on fait des choses pour favoriser le lien social et à la limite, c’est plus important d’être un lieu social, un lieu de vie, que d’être un lieu de culture. Enfin, même pas à la limite, c’est vraiment assumé, on est d’abord un lieu de vie et ensuite, un lieu de culture.

Julien: On imagine Louise Michel comme étant une bibliothèque qui devrait être un service public de proximité participative. On évacue même la notion culturelle : service public, qui est ouvert à tous et participatif, où les gens ont l’occasion de mettre les mains à la pâte, de s’emparer des lieux, des services, des bibliothécaires.

Je crois qu’à Paris, il existe la maison des associations des citoyens. Quels sont les autres lieux participatifs et citoyens? Comment la bibliothèque Louise Michel se positionne dans cet écosystème de lieux citoyens?

Julien: Dans les lieux participatifs, il manque parfois d’ouverture ou en tout cas, ils sont connus par une partie de la population qui est déjà familière avec toutes ces notions-là, notion de partage… qui sont aussi les mêmes populations qui vont avoir des considérations très écologiques, militantes, etc. On a tout plein de lieux pour desservir cette population.

Hélène: Je pense que ce sont des lieux participatifs thématisés. Nous on n’a pas de thématique. Notre thématique c’est qu’on est participatifs (rires). Ce n’est pas des jardins partagés, par exemple. Le principe du jardin partagé, c’est super, c’est participatif, mais c’est vraiment thématique. Les centres sociaux aux alentours font par exemple appel à des bénévoles pour faire des cours d’alphabétisation, d’écrivains publics. C’est des choses où chacun met la main à la pâte, mais c’est pareil, c’est très thématisé. Là, l’idée, c’est que tout le monde peut amener sa petite pierre à l’édifice, peut ramener son projet avec soi aussi et proposer le projet. Nous la thématique n’est pas la thématique culturelle, c’est juste qu’est-ce que tu veux proposer, comment on s’y prend pour amener le projet jusqu’au bout. Un lieu d’expression de ça, en fait.

Julien: Et d’être le plus ouvert possible, pour que ceux qui sont le plus loin de ça, qui n’ont pas forcément d’office l’idée de se dire : j’ai un projet à partager, je viens dans un lieu qui va me permettre de le réaliser; que ceux-là, en passant devant la bibliothèque, en fréquentant un peu les lieux, puissent se dire au bout d’un moment : je peux apporter quelque chose. Vraiment garder à l’esprit que ceux qui sont le plus éloignés, c’est vers eux qu’on doit faire un réel effort.

Quand vous dites les gens qui sont plus éloignés ou les gens qui n’ont pas l’habitude d’aller dans les bibliothèques, à qui pensez-vous plus précisément?

Hélène: On a beaucoup de familles qui viennent d’arriver en France, par exemple, qui ne maîtrisent pas la langue, qui ne sont pas du tout familières avec l’écrit, pour une partie. Mais en même temps, il faut aussi que quand elles sont dans ce lieu, elles trouvent une légitimité, qu’elles s’y sentent aussi bien que les autres. C’est vraiment notre boulot de leur faciliter la vie pour qu’ils s’y sentent bien. J’ai l’exemple des ateliers tricot et crochet. C’est super, car c’est animé par des gens du quartier, et plus ça va, plus c’est animé par ces personnes-là qui ne maîtrisent pas forcément le français, mais qui ont des super compétences en travaux manuels, notamment en crochet, on a pas mal de mamans africaines qui sont super douées et qui en voyant ça se disent : moi aussi, je peux proposer ça. Voilà. Tu apportes du contenu, des ressources, à la bibliothèque. Du coup, c’est carrément ta place. C’est une petite victoire pour nous ce genre d’initiative. Ce n’est pas venu tout de suite, c’est venu avec le temps, avec la discussion, quand on voit ce qui se passe, et ça commence vraiment à bien prendre.

Julien: Le taux d’inscription dans les bibliothèques à Paris est de 15 %, 15 % de la population qui est inscrite en bibliothèque. C’est juste ridicule. Donc, en fait, tous ces 85 % qui nous manquent, c’est vers eux qu’il faut aller. Les 15 % qui viennent, on est ravis qu’ils soient là, c’est bien, ils ont naturellement l’envie et l’habitude de venir, mais au-delà de ça, il y a 85 % de la population, donc il y a une partie qui va être ceux-là et l’autre partie, ça va être des gens des milieux plus ouvriers, qui n’ont pas eu l’habitude d’avoir des pratiques plus culturelles. D’autres qui ne vont pas trouver leur compte, même s’ils ont des pratiques culturelles à l’extérieur. Donc, c’est arriver à ce que tout le monde puisse un jour franchir la porte de la bibliothèque, se dire c’est un lieu dans lequel je peux me sentir à l’aise, dans lequel il y a quelque chose pour moi, que ce soit des collections, des services, rencontrer des gens.

Photo: Marilyne Veilleux

J’imagine que la plupart des Parisiens n’ont pas l’habitude d’aller à la bibliothèque pour rencontrer des gens, rencontrer le voisinage, être dans un lieu si animé? Comment faites-vous pour faire savoir à la communauté qu’à Louise Michel, ce n’est pas comme dans toutes les autres bibliothèques de Paris, que c’est vraiment un lieu animé?

Hélène: Il y a beaucoup de bouche à oreille. D’ailleurs dans le quartier, les gens ne disent pas qu’ils vont à la bibliothèque, ils disent qu’ils vont à Louise Michel. On a substitué bibliothèque. Quand ils disent qu’ils vont à la bibliothèque, c’est la bibliothèque Marguerite Duras qui est à côté. C’est des petites différences dans le vocabulaire. Nous, ils ne nous appellent pas les bibliothécaires, par exemple. Soit les enfants nous connaissent par notre prénom, soit ils disent les animateurs, mais bibliothécaires, ce n’est pas ici, en fait, c’est dans les autres bibliothèques.

Julien, quand tu es arrivé, la bibliothèque n’était pas encore inaugurée, mais le projet avait déjà été réfléchi avant ton arrivée. Qui est à l’origine de cette vision?

Julien: C’est Blandine Aurenche, la directrice précédente, qui avait dans l’esprit de faire une bibliothèque qui pourrait être une bibliothèque familiale. C’était vraiment son idée de départ. Donc, une bibliothèque qui s’adresse à la famille dans son ensemble, qui puisse considérer que les adultes et les enfants puissent avoir une place égale. Au fur et à mesure du recrutement de l’équipe, tout ça s’est enrichi avec les thématiques de chacun, qui a apporté la présence importante du numérique, qui a apporté l’envie d’avoir une vraie collection de DVD qui soit importante et que le cinéma puisse siéger dans la bibliothèque. Et après, petit à petit, on a fait glisser un peu le projet pour arriver à ce qu’on est maintenant, une bibliothèque familière. L’aspect famille est intéressant, mais on se coupe beaucoup d’une partie de la population quand on ne s’adresse qu’aux familles, alors que là, c’est vraiment la bibliothèque ouverte à tous et le côté lieu de vie de quartier, c’était quelque chose qui était là dès l’origine, qu’on a gardé, qu’on a développé.

Hélène: Un peu comme le square voisin, mais avec un tout petit peu moins de bruit (rires) et sans les jeux.

Julien: Peut-être qu’on aura des jeux de square.

Hélène: Ce serait bien.

Julien: Un toboggan à la bibliothèque et des balançoires, ce serait chouette.

Et le nom Louise Michel, pouvez-vous nous en parler? Comment ça s’inscrit dans cette vision?

Hélène: Il y a eu plusieurs allers-retours. Au départ, ce n’était pas forcément Louise Michel qui était prévu. C’était prévu la «bibliothèque Casque d’Or». Casque d’Or qui était un personnage de l’histoire du quartier, début 20e, une histoire de guerre des gangs entre des bandes, les Apaches parisiens. Donc, Casque d’Or c’était une splendide prostituée pour qui les bandes rivales s’attaquaient les unes les autres. Donc, le Square à côté s’appelle le Square Casque d’Or, donc c’était assez cohérent que la bibliothèque s’appelle Casque d’Or. 

Julien: Puis, il y a un appel aux habitants du quartier qui a été fait. Avant que la bibliothèque ouvre, on avait un petit comptoir de prêts dans lequel on maintenait une activité, et on pressurait la bibliothèque avec les gens qui venaient nous visiter. On avait fait un appel et on avait demandé : Comment voulez-vous que la bibliothèque s’appelle? Et le premier nom de la liste avait été Casque d’Or. Il y avait Louise Michel dans la liste, mais beaucoup plus bas. Donc, voilà, Casque d’Or, prostituée sympathique…

Hélène: mais prostituée tout de même…

Julien: Finalement, le nom n’a pas été retenu. Il a été changé par Louise Michel qui était...

Hélène: ...moins prostituée. 

Julien: Quelques semaines avant qu’on ouvre.

Hélène: Et ça nous va très bien. L’aspect militant, ça nous va très bien.

Est-ce qu’elle venait du quartier, Louise Michel?

Julien: Pas du tout. Vraiment aucun rapport avec le quartier. C’est à la commune de Paris. Elle est enterrée à Bagnolet. C’était le début du vingtième. Il y a un rapport très ténu avec le quartier.

Hélène: C’était le moment aussi où c’était tendance Louise Michel.

Qui a finalement pris la décision finale?

Hélène: L’élu à la culture auprès du maire de Paris.

Pour vous, le fait que ce soit une bibliothèque, que vous soyez des bibliothécaires, qu’est-ce que ça ajoute à la vocation du lieu, à l’offre? Vous dites que ce n’est pas un lieu de culture, mais on est quand même entouré de culture. 

Hélène: Dans l’imaginaire collectif, une bibliothèque, ça reste un lieu de ressources. Quand on se pose une question, il y a certes Internet, mais il y a aussi la bibliothèque. Alors nous, on a décidé de prendre le mot ressource dans toutes ses formes, mais c’est vrai qu’il y a des gens des fois qui nous arrivent et nous demandent : comment je fais pour aller à cette station de métro? À la bibliothèque, je peux tout leur demander! Est-ce que vous pouvez corriger ma phrase, est-ce qu’il y a des fautes d’orthographe? C’est rigolo, mais je pense qu’il y a vraiment ça dans l’imaginaire : dans un lieu-ressource, on peut poser toutes sortes de questions à un bibliothécaire, il sait tout de toute façon, il a lu tous les livres. Ce qui n’est pas forcément vrai.

Julien: Je pense qu’on peut aussi prendre l’inverse, c’est-à-dire, en quoi est-ce que ça nous limite d’être une bibliothèque. Au final, il a fallu beaucoup se détacher de cette image traditionnelle du bibliothécaire. La bibliothécaire, dans l’imaginaire collectif, c’est une nana de 50 ans avec un chignon qui n’est pas aimable, qui a une jupe à carreaux ou des goûts vestimentaires discutables et qui va sélectionner des livres en faisant chut! à tout le monde. Et ça, c’est vraiment quelque chose qui est inscrit profondément dans la culture populaire. Quand on dit qu’on est bibliothécaire, les enfants ne nous croient pas.

Hélène: D’ailleurs, en soirée, on ne s’en vante pas.

Julien: Il y a vraiment un gros travail à faire là-dessus pour dire, un bibliothécaire, une bibliothèque, ça peut changer d’image, vous pouvez y trouver votre compte. Là où on est limité, c’est qu’on fait partie d’une administration, et donc, on n’a pas autant de souplesse qu’on aimerait avoir. Par exemple, on est une équipe de 15 et on va chacun être inscrit dans des statuts particuliers qui vont déterminer notre paye, notre fonction, etc. Et là-dedans, nous, on a un fonctionnement qui ne colle pas du tout, parce que toute personne est amenée à coordonner des projets par exemple, alors que ce n’est pas du tout prévu par les statuts. Donc, il faut parvenir à dépasser ce paradoxe-là.

Hélène: Il faut assumer l’hybride.

L’administration du réseau parisien des bibliothèques est au courant de votre particularité?

Hélène: Normalement, oui. Ça vient.

Julien: On fait vraiment figure de laboratoire, donc on nous laisse globalement les mains libres sur pas mal de choses. Après, on voit où ça mène. On communique beaucoup autour de notre projet. C’est quelque chose qui est important pour nous, qui est même fondamental d’accueillir beaucoup de visites de professionnels, de discuter beaucoup avec les autres bibliothécaires, de participer à plein de journées de terrain. C’est aussi une visibilité pour le réseau parisien et ça, je pense qu’ils en sont pleinement conscients. Si on n’avait pas ces particularités-là, ce ne serait pas le cas, ce ne serait pas de la publicité pour le réseau.

Hélène: Puis nous, plus on communique, plus on bétonne, plus on protège le système. Ça fait vraiment partie des fiches de poste, la communication. Ce qui n’est pas forcément le cas dans tous les établissements. Il y a des choses super qui se passent dans plein d’établissements, mais qui restent cachées, ce qui est vraiment dommage. On mérite nous les bibliothécaires d’avoir plus d’image positive quand même.

Avec toute la visibilité qu’a la bibliothèque et votre approche partout en France, avez-vous observé que d’autres établissements se sont transformés ou ouverts?

Hélène: C’est vrai que certains professionnels qui ont visité la bibliothèque pour leur projet d’établissement, ont ensuite vendu leur projet à leurs élus ou à leur tutelle en leur disant : je propose ça, mais ça se fait déjà, donc ça va, on limite la casse. Ce sont des choses qu’on a entendues pas mal en retour. Que c’est possible de le faire et que ça fonctionne. Nous on montre qu’on peut avoir un projet, des valeurs très assumées et que ça marche.

Photo: Marilyne Veilleux

Connaissez-vous des bibliothèques en France qui auraient eu l’audace d’assumer ces valeurs-là autant que vous?

Julien: Je pense que c’est un mouvement qui est assez global. Nous, on s’est positionné à un moment précis, mais globalement, il y a avait cette idée de faire évoluer les bibliothèques, et il y a beaucoup de projets concomitants qui ont vu le jour sur ces mêmes idées de troisième lieu. C’est difficile de trouver des exemples qui ont été inspirés par Louise Michel.

Hélène: C’est inspiré par plein de choses, par petites touches.

Julien: Il y a plein de tiers lieux qui naissent un peu partout, qui sont autant de lieux inspirants pour toutes les structures qui peuvent se créer. C’est un tout, vraiment.

Parlons un peu de ce mouvement des bibliothèques troisième lieu. Comment voyez-vous cette appellation? L’utilisez-vous dans vos communications?

Hélène: Oui, on l’assume carrément. On revient même à la racine, c’est-à-dire que quand on présente la bibliothèque, on sort du Ray Oldenburg dans le texte. On se base vraiment sur l’idée de troisième lieu comme il le déclinait.

Julien: L’idée de troisième lieu était en fait ce qui avait inspiré à la périphérie le projet de départ, mais autant que les librairies un peu ouvertes et ce genre de choses, mais on final, on se rend compte qu’on s’inscrit complètement dedans. C’est important aussi pour nous de l’assumer, parce que dans les débats internes des bibliothèques françaises, on a beaucoup tendance à entendre que le troisième lieu, c’est un effet de mode, que ça va se tasser. Il y a une espèce de réaction face à cette ouverture des bibliothèques sur leur public et cette idée que la bibliothèque puisse être vraiment un lieu de socialisation. Donc, c’est vraiment important de l’assumer. On est un troisième lieu.

Hélène: Et ce n’est pas juste parce qu’on a des canapés confortables… Parce que c’est souvent réduit à ça en France par les détracteurs de dire : ben oui, t’as un canapé, du coup, t’es un troisième lieu.

Photo: Marilyne Veilleux

Je pense qu’on s’entend pour dire que pour avoir un troisième lieu, on doit avoir un travail d’animation, une vision forte. À quel point est-ce que l’aménagement est une composante importante?

Julien: C’est fondamental qu’on ait un lieu qui se prête à cette facilitation. Dès qu’on entre dans ce lieu, il ne faut pas que ce soit impressionnant. On doit donner envie de s’installer. On doit donner toutes les clés d’office pour que qui que ce soit qui passe la porte se sente à l’aise. Donc, ça passe évidemment par le positionnement des professionnels, mais ce n’est pas le premier truc que les gens voient quand ils entrent. Il faut vraiment travailler sur cet aménagement, sur ces couleurs, sur les livres qu’on fait signe, sur les assises qui vont être confortables, sur ce qu’on va trouver à quel endroit pour permettre que ce soit inspirant et que l’on ait envie de s’installer, de boire un thé. Dans un deuxième temps, on voit qu’il y a un bibliothécaire qui est coincé dans sa banque d’accueil là-bas et qui s’affaire à droite et à gauche et là, le bibliothécaire peut venir vers vous, dire bonjour et commencer à discuter.

Hélène: C’est aussi une question d’atmosphère, une ambiance qui est donnée par les espaces et nous, on se considère aussi comme des garants de l’ambiance. C’est écrire des mots rigolos à l’entrée, c’est proposer du thé, c’est montrer qu’on est attentif à l’autre, qu’on se connaît, qu’on s’est déjà vu.

Julien: Qu’on connaît le nom des gens qui viennent.

Hélène: On serre la main. On se fait la bise, parfois. C’est hyper important l’ambiance. Les gens qui viennent ici viennent pour une ambiance précise et ça ce sont des choses qui ressortent souvent dans ce qu’ils nous disent : On vient ici parce qu’on aime bien l’ambiance. Le gros boulot il est là, dans les espaces, et faut aussi animer les esprits du lieu.

Julien: Les projets participatifs qui peuvent éclore au fur et à mesure, ils n’ont pas éclos la première année. Il a fallu du temps avant justement pour que cet esprit-là puisse passer auprès de tous les usagers, qu’ils puissent se dire : c’est autorisé, je peux m’investir dans ce lieu, je peux l’investir de ma créativité, de mes projets, de mes envies. C’est un lieu qui est ouvert à tous. Et pour ça, il faut du temps. Il faut justement ce travail-là d’arriver à s’apprivoiser, de dire : bon, vous êtes bibliothécaire, mais vous êtes quand même cool. Il y a un jardin, j’ai le droit d’y aller? Je vois que vous avez un bac-là, je peux planter des trucs? Il faut des semaines et des semaines pour arriver à ce que ce dialogue se passe.

L’ambiance que vous allez créer n’est pas entièrement neutre, votre personnalité s’y retrouve, vous mettez beaucoup d’efforts pour créer une atmosphère accueillante et chaleureuse. Est-ce que certaines personnes vous disent qu'elles aimeraient mieux que ce soit plus silencieux et austère?

Hélène: On essaie d’avoir des zones, par exemple, la zone petit salon qui donne sur la vitrine est plutôt calme. On a une salle de travail à l’étage qui est une salle silencieuse, mais il y a un manque de place. La vraie solution serait de faire 1000 mètres carrés, le double, et de pouvoir zoner davantage. Il y a peut-être des gens qui dans la journée ont besoin de calme, et après ils ont besoin d’une atmosphère plus décontractée. On veut pouvoir accompagner l’itinéraire de chacun.

Julien: Il y a vraiment une nécessité d’être attentif à chacun. Quelqu’un qui n’est pas à l’aise, si on est attentif, on va le repérer très vite. Quelqu’un qui va commencer à grogner, qui va râler, parce qu’il y a des enfants qui lui courent dans les pattes, c’est important de le prendre en charge très vite et d’essayer de voir ce qu’il lui faut, pourquoi ça ne va pas. Si vous venez un mercredi à 16h, je vous conseillerais plutôt de venir un jeudi à 14h, parce que là, vous aurez vraiment la bibliothèque pour vous, vous serez plus à l’aise. Si vous avez des demandes spécifiques, on peut les traiter au calme. On peut prendre rendez-vous à part, etc. Prendre en charge les gens de façon individuelle. Être capable d’appréhender de voir quand il y a un malaise. Réunir la dépression entre l’ambiance, le lieu, l’instant et la personne qui vient, et proposer une solution qui soit individualisée.

Hélène: Ça, ça marche parce qu’on est nombreux aussi. Quand on est nombreux à l’accueil, on a le temps de voir tout ça, de repérer les gens qui ne sont pas forcément à l’aise et tout. C’est le boulot, quoi.

Julien: C’est ce qui fait que le boulot est chouette.

Qu'en est-il par exemple des adultes sans enfant? Est-ce qu’il y a des façons de leur montrer que ça peut être intéressant de s’impliquer dans leur quartier, de rencontrer leur voisinage. En voyez-vous des personnes qui correspondent à ce profil-là?

Julien: Oui. On est sur un type de population qui aime naturellement la fréquentation des bibliothèques parce que c’est des choses qu’ils ont eues depuis tout petit. Par contre, l’idée de s’impliquer dans la bibliothèque c’est parfois quelque chose qui leur est complètement inconnu. Donc, c’est en discutant, parfois le premier pas c’est une discussion autour des collections : je cherche tel bouquin, vous ne l’avez pas… et bon, on va discuter et on va s’apercevoir qu’on peut poser tel ou tel truc. Et là, il va y avoir la naissance d’une relation qui va permettre ensuite de dire : vous savez telle soirée, on va faire une soirée pub, vous pouvez venir et si vous êtes musicien, on fait une scène ouverte. Tel autre jour on va faire un atelier tricot macramé peinture, et dans ce que vous êtes en train de me dire, je pense qu’il y a quelque chose qui pourrait potentiellement vous intéresser. Vraiment nouer des relations de personne à personne. Il faut vraiment désamorcer le côté institution à usager.

Hélène: On ne prend pas le public par segment. On ne se dit pas les 30-40, les personnes du 3e âge. Parce qu’en fait chacun est différent. C’est trop facile de segmenter. T’as pas nécessairement les mêmes besoins en fonction du moment de ta vie, mais ce n’est pas forcément ton âge qui va définir ton besoin.

Photo: Marilyne Veilleux

Vous disiez tout à l’heure que quand on entre, il ne fallait pas être impressionné. Souvent, je remarque que dans des grandes bibliothèques, on va beaucoup célébrer l’architecture audacieuse, les grands espaces merveilleux, le design extrêmement poussé, êtes-vous d’avis que c’est une erreur?

Hélène: Ça dépend à qui tu t’adresses. Si tu t’adresses à un public très au fait de la culture, qui va vraiment être sensible au geste architectural, pourquoi pas. Mais quand nous notre projet est de s’adresser à des gens qui a priori ne passent pas la porte, le totem d’artiste à l’entrée, plus la flèche vers le haut, c’est peut-être un peu trop. Je pense qu’il y a vraiment une histoire de profil bas, c’est important de ne pas en mettre plein la vue.

La relation que vous avez avec les voisins, appelons-les comme ça, est une relation très personnalisée parce que vous êtes dans un quartier, c’est une très petite bibliothèque, vous avez les moyens de développer des relations avec les gens. Supposons que vous étiez à la tête des bibliothèques de Paris, avec plusieurs établissements beaucoup plus grands, comment pensez-vous que ce modèle pourrait être étendu à plus grande échelle?

Julien: À mon avis, ce serait d’avoir un réseau de bibliothèques de petites tailles, mais extrêmement dense… d’avoir un maillage important. Dans une bibliothèque très importante, on peut malgré tout apporter des choses, apporter un positionnement qui soit différent et essayer un maximum de limiter les effets néfastes de la taille de l’établissement. On a matière à faire ça. Dans la politique d’accueil d’un établissement, c’est important d’essayer de contrecarrer ça, de contrecarrer tous les effets néfastes qu’un bâtiment peut avoir.

Hélène: Même un gros établissement peut faire l’effort d’avoir une politique d’accueil beaucoup plus offensive. Ce qui est compliqué dans les gros établissements, c’est qu’on est un peu anonyme parce qu’il y a un gros flux, parce que ça fait un peu gros centre commercial. Si on est plus nombreux, c’est vraiment une question de positionnement, on peut vraiment décider qu’on va parler avec les gens, et ça change tout, parce qu’après on se reconnaît.

Julien: On a quelques tentatives malgré tout pour que des choses qui nous animent, qui nous motivent particulièrement puissent passer auprès d’autres bibliothèques. On a fait il y a 15 jours maintenant, un Biblio Remix à la bibliothèque Louise Michel, qui était un Biblio Remix un peu spécifique, parce que normalement il faut intégrer des usagers, des designers, des architectes pour avoir un peu de mixité. Là, on a fait un Biblio Remix constitué uniquement de bibliothécaires du réseau. Oon a réuni 50 bibliothécaires de tous horizons, de tous types d’établissements, avec des idées très variées sur ce qu’était leur métier, et on les a fait bosser pendant deux jours sur de nouveaux projets, de nouveaux services, de nouveaux bâtiments pour les bibliothèques. Je pense que quand on fait le pari de faire confiance aux gens qui vivent ce métier-là, quand on fait le pari de cette intelligence collective, on arrive à des résultats qui sont extrêmement intéressants.

Qu’est-ce qui est ressorti de ça?

Hélène: Ce que j’ai vraiment retenu, c’est que dans tous les projets, il y avait vraiment un changement de positionnement du métier. C’était vraiment dans chaque projet. C’est fini, on ne passe pas que notre temps à s’occuper de notre collection. Ce qui est important, c’est le lien social, c’est la relation. C’était ça dans tous les projets. J’ai trouvé ça vraiment très marquant.

Julien: Y compris de participants qui viennent d’établissements qui sont beaucoup sur cette ligne-là, sur les collections et beaucoup moins sur les liens sociaux.

Est-ce que vous constatez que le nombre d'allié·es à cette approche centrée sur les liens sociaux dans le réseau parisien augmente d’année en année?

Julien: Plus on communique autour de notre projet, plus on a des gens qui sont intéressés, qui vont poser des questions, qui ne vont pas nécessairement être d’accord avec notre positionnement, mais au moins qui vont voir cette démarche de questionner, et qui vont eux-mêmes se mettre à questionner leur métier, ce qui est quand même le truc le plus sain de la terre. Au départ, quand on a ouvert, on faisait un peu l’objet de l’hostilité du réseau, parce qu’il y avait beaucoup de choses qui n’étaient pas compréhensibles. Quand on disait qu’on avait une banque ouverte avec des chaises qui ne sont pas confortables, parce qu’on ne va pas passer 3 heures sur un poste d’accueil, on doit bouger tout le temps, c’était extrêmement mal compris. Ça nous a amené beaucoup de discussions stériles au départ. Il fallait désamorcer le fait que chez Louise Michel, on ne torturait pas les agents de la bibliothèque pour qu’ils soient obligés de dire bonjour aux gens, que c’était un vrai plaisir.

Hélène: On était un peu perçu par une bonne partie du réseau parisien comme des hippies. On nous appelait les Bisounours, ou oui-oui… des gens trop gentils. 

Julien: Et ça, c’est en train de changer. C’est assez intéressant parce qu’il y a plein de nouveaux projets de bibliothèque qui émergent et il y a des bibliothèques très anciennes qui changent leur projet pour être plus en phase avec leur temps, qui ne font pas des trucs qui ressemblent forcément à Louise Michel, mais qui au moins, vont coller un peu plus à leur quartier. C’est vraiment génial à regarder.

Hélène: D’ailleurs, c’est ce que m’ont dit plusieurs participants quand Biblio Remix s’est terminé. Ils m’ont dit : En fait, ça m’a montré, même si on ne pourra pas mettre à jour tous nos projets qu’on a fait pendant les journées, qu’on peut tout tester. Ça ne coûte rien de tester des trucs. C’est bien d’avoir donné l’envie de tester des trucs.

Plutôt que d’être dans une logique très classique, de tout planifier d’avance?

Hélène: Le spontané, c’est super aussi. Tout n’est pas forcément budgété. Nous on fait plein de trucs qui ne nous demandent rien. On a envie de le faire, on se donne les moyens de le faire, mais ça ne demande pas d’argent. On s’est dit aussi qu’ici, on va tester des choses. Les gens qui viennent ici, les professionnels, nous, l’équipe, on a envie de tester des choses. Du coup, on se donne cette liberté-là de tester des choses.

Julien: C’est vraiment le squelette de notre projet aujourd’hui, c’est cette culture du test, d’avoir envie d’essayer plein de trucs et si ça marche, on pérennise, on met les moyens, on essaie de structurer les choses. Si ça ne marche pas, on arrête, on commence autre chose. C’est vraiment le geste sur lequel on va tous se retrouver en tant que bibliothécaires chez Louise Michel.

Est-ce que vous êtes d’avis qu’un des grands défis est d’ajuster le sens commun que les professionnels et les citoyens ont des mots «bibliothèque» et «bibliothécaire»? 

Hélène: Ce serait bien, mais il y a un gros travail à faire, parce que même les bibliothécaires ne savent pas nécessairement le sens de leur métier.

Pensez-vous qu’une solution pourrait être de créer des établissements qui n’utilisent pas le mot bibliothécaire?

Hélène: Oui, ce serait bien. Ça nous ferait du bien. Un de nos modèles pour ici, ça a été les Idea Store londoniens. C’est l’exemple parfait de ça.

Comment pourrait-on nommer un établissement comme celui sans utiliser le mot bibliothèque? Quel serait le qualificatif du lieu?

Julien: On s’est déjà posé la question, mais on n’a jamais vraiment trouvé. 

Hélène: Si tu dis Espace culturel, c’est nul. Centres sociaux culturels, c’est déjà pris.

Julien: Ça correspond à une autre réalité.

Hélène: Juste Louise Michel. Mais c’est vrai, ça manque. On aurait besoin de ça, d’un truc qui nous positionne différemment. Idea Store, c’est super, ça marche super bien. Il y a 10-15 ans, il y a eu des programmes offerts par le ministère de la Culture en France, pour créer dans les zones rurales en tout cas, ce qu’on appelait des ruches, et les ruches étaient un peu le même principe que ce que l’on propose aujourd’hui, surtout dans les zones où il n’y a rien, des endroits où tu fais du lien social, il y a de la culture. L’idée de ruche était sympa aussi. Le côté il s’y passe plein de choses et ça vit, ça bouillonne. Et ça maintenant, si on prend ce mot-là, c’est connoté, là, on ne peut plus le prendre.

Et par rapport à la profession, elle-même, on entend souvent facilitateur.

Julien: Nous, on l’utilise aussi. On s’est beaucoup posé la question, parce que bibliothécaire, c’est quelque chose qui ne colle pas trop, parce que l’imaginaire n’est pas là. Et médiateur, c’est un mot qui nous pose problème, parce que la médiation, c’est souvent quelque chose qu’on utilise quand on a un souci entre deux parties. Et c’est même pire que ça, je trouve, dans les débats internes de bibliothécaires, j’ai l’impression que l’idée de médiation est reprise pour reprendre la main. Il y a des années, on avait besoin d’accéder à l’information par les bibliothécaires. Les bibliothécaires se positionnaient en tant que filtres.

Hélène: Quand j’ai fait mes études, on disait qu’on était les médiateurs du livre.

Julien: En fait, les bibliothécaires ont besoin qu’on les aime. C’est pour ça qu’ils inventent toujours des trucs.

Hélène: Je te donne un bon livre, tu vas m’aimer.

Julien: Il faut se placer complètement sur un autre paradigme. Facilitateur, nous, c’est quelque chose qui nous parle énormément. Mettre en place les conditions symboliques, physiques, matérielles pour que les gens s’emparent du lieu.

Hélène: Parce qu’animateur, c’est pareil. En France, animateur, c’est animateur des centres aérés. C’est un vrai métier, surtout.

Julien: C’est un rôle très actif, qui ne peut pas être repris par les utilisateurs de lieux. 

Hélène: Facilitateurs, ça nous va bien. C’est une position un peu en recul. Tu donnes les conditions, puis ensuite tu te mets en recul, tu vois comment ça peut émerger, comment ça prend. 

Photo: Marilyne Veilleux

Supposons que vous ayez un budget illimité, que feriez-vous? Je sais que ce n’est pas uniquement une histoire d’argent, mais admettons que vous ayez tout l’argent que vous vouliez.

Hélène: On aurait des franchises et on construirait plein de structures un peu partout. Plutôt d’avoir un gros machin, on aurait des essaims un peu partout, ce serait top.

Julien: Financer des projets un peu partout.

Est-ce que chaque lieu serait comme celui-ci?

Hélène: Non. Il ne faut surtout pas que ce soit un système, en fait. La démarche serait celle-là, si on mettait des essaims un peu partout.

Julien: La philosophie du lieu transpire. Cette adaptation au territoire, cette notion d’accueil personnel. 

Hélène: Et qu’est-ce que tu testes avec tes usagers, avec ton public.

Supposons que vous fassiez exactement ça. Dans quelques années il y aurait des bibliothèques dans chaque quartier qui ont été développées avec les citoyens. Comment verriez-vous le lien entre toutes ces bibliothèques? Comment le réseau se concrétiserait-il?

Julien: Je pense que l’idée importante est qu’il y a une identité professionnelle collective, c’est-à-dire que globalement, on se retrouve tous sur les mêmes questionnements. … avancer concrètement tous ensemble. Donc, on pourrait imaginer qu’il y ait des moments dans lesquels chacun rend compte des différents tests et des différentes expériences qu’il a mis en place, que ce soit très collégial, qu’on puisse suggérer des améliorations pour tel ou tel truc. Qu’on puisse aussi aller bosser de temps en temps ailleurs, voir comment ça se passe dans d’autres quartiers pour revenir avec d’autres idées. On pourrait imaginer mettre en commun plein de trucs, tous les trucs logistiques chiants. Il faut continuer à essayer de les gérer le plus facilement possible. Nous, c’est un de nos gros avantages ici, c’est qu’on a un gros réseau et qu’on s’en sert un maximum. Recevoir nos livres tout équipés, c’est génial. Ça veut dire que tout ce temps, on peut le passer avec les gens. Je garderais cet aspect de centraliser des questions de métier. Centraliser et après essaimer. 

Hélène: Et aller jouer dans l’intelligence collective à fond les ballons. Ce qui nous manque dans notre système hybride, c’est que notre hiérarchie n’est pas vraiment dans l’intelligence collective. Ils ne sont pas prêts. Parce que le pouvoir est important et que l’intelligence collective signifie ne pas avoir le même pouvoir qu’on avait avant, en tout cas pas l’idée qu’on se faisait du pouvoir.

Julien: L’idée même de confiance est assez complexe même à un niveau local. Arriver à dire je vais pouvoir faire confiance au public qui fréquente la bibliothèque, lui faire confiance profondément quitte à lui laisser les clés du bâtiment, du moins lui laisser les clés du service. C’est quelque chose qui est un gros pas à franchir.

Comment espérez-vous que les gens qui viennent ici parlent de cette bibliothèque?

Julien: Il y a une maman qui dit que c’est la deuxième maison de ses enfants.

Hélène: Il y en a qui nous disent qu’ils aimeraient bien habiter ici aussi, que ça fait un super loft et qu’ils mettraient bien leur canapé dans un coin.

Mais vous, comment aimeriez-vous que les gens en parlent?

Julien: S’ils en parlent comme d’un lieu sympa où on peut passer du temps, déjà, c’est bien. Où on peut rencontrer des gens chouettes, je pense que ce serait déjà gagné.

Hélène: Que des gens se donnent rendez-vous à la bibliothèque. Enfin, ils ne se sont pas forcément rencontrés là, mais au lieu de se donner rendez-vous au café, ils se donnent rendez-vous à la bibliothèque. Ils vont juste causer entre eux. Ça déjà, c’est top.

Julien: Un lieu de rencontre.

Hélène: S’il y a certains usagers qui disent : C’est bien, on peut vraiment tous mettre la main à la pâte, enfin qui ont vraiment repéré l’aspect participatif du lieu. Mais, pas tous.

Julien: Enfin, on est au final assez jeune. On n’a que quatre ans. On a encore des milliards de gens qu’on n’a pas touchés. Et on n’a pas tout testé encore. Donc, il y a encore plein de gens qui n’ont pas encore fait ce chemin-là, qui n’ont pas réussi à s’emparer complètement du lieu pour proposer quelque chose. Je pense qu’à la fin, il y aura une partie qui souhaitera utiliser le lieu, plutôt que d’y participer.

Hélène: L’idée n’est pas de forcer les gens non plus…

Photo: Marilyne Veilleux

Les personnes qui sont les plus impliquées dans la bibliothèque, comment est-ce que ça se manifeste? De quel type de personne s'agit-il?

Hélène: Ce sont les personnes avec qui on a le plus d’affinités, on se connaît vraiment bien.

Julien: Je crois aussi que c’est le profil de gens qui sont aussi investis ailleurs. Des gens qui peuvent être déjà militants, qui peuvent déjà fréquenter des structures associatives de quartier, qui sont les premiers venus nous voir. Un des premiers trucs qu’on a fait était sur le jardin. On a un monsieur qui est venu et nous a dit : j’aimerais bien faire des trucs dans votre jardin, j’aimerais bien planter des trucs, montrer les plantes aux enfants. Ce monsieur est parti du jardin partagé d’à côté. C’est une pratique personnelle qu’il a exportée à la bibliothèque parce qu’il a vu qu’il y avait cette ouverture-là.

Hélène: Après, il faut aussi veiller à ce que ceux qui sont les plus impliqués ne prennent pas toute la place non plus. Il faut laisser la place aux autres initiatives. Ce n’est pas assez de dire qu’on va sur un cercle d’habitués. C’est important. Ça aussi c’est notre rôle de facilitateur, de faire en sorte que ceux qui auraient des initiatives, mais qui n’osent pas parce qu’ils voient qu’il y a déjà quelque chose de constitué et que ça peut être un peu un barrage, ils s’y sentent aussi. Donc, c’est vraiment à nous d’animer ça. Il faut être vraiment vigilant. Surtout quand on ouvre la porte comme ça, qu’il n’y ait pas une main mise.

Julien: Par exemple, on est en train de se poser la question de mettre en place un nouveau service à la bibliothèque. On a une petite salle d’animation qui nous sert régulièrement pour faire des animations, jeux vidéo, projection ciné, voire des rencontres d’auteurs, etc. Mais on ne s’en sert pas tout le temps, et donc on voudrait faire de cette salle, une salle sur demande. La salle Harry Potter. Une salle qu’on puisse s’approprier dès qu’on en a besoin pour faire quelque chose de collectif ou pas, mais c’est quelque chose qui nous pose question et qu’on brûle de faire très vite. On va se donner les moyens de le faire en mettant en place souvent des chartes, des choses qui puissent complètement cadrer dans l’envie des gens. On va essayer de faire en sorte que ce ne soit pas toujours les mêmes.

Hélène: Que ça laisse la place à la spontanéité. J’en ai besoin pour après demain, que ce soit possible, que tous les créneaux ne soient pas pris par la même association qui truste le truc jusqu’à la fin de l’année.

Pensez-vous que ça pourrait fonctionner si une association décidait de créer un lieu comme celui-ci avec d’autre financement? Est-ce que le fait que ce soit un lieu officiel de la Ville fait en sorte que ce soit plus facile de garantir cette ouverture à tous?

Hélène: Possible. Il y a quand même l’aspect neutre, le côté ouverture à tous. Il n’y a pas de thématique si on veut bien.Aussi, le fait d'être municipal nous permet d’avoir beaucoup de personnel, 15 personnes, c’est quand même beaucoup. Et ce n’est pas dit qu’une bibliothèque associative ait les moyens de financer 15 personnes à temps plein.

Est-ce que vous avez des inspirations à partager?

Hélène: Pour les bibliothèques, toutes les bibliothèques finlandaises. Les Finlandais ont tout fait, ils ont tout compris. Les Pays du Nord sont vraiment avancés sur plein de trucs.

Julien: Les problématiques sur lesquelles on se penche, ils les ont déjà rencontrées il y a 30 ans.

Hélène: Quand on voit des rendus des journées d’étude où ils sont là, on fait : Ouais… c’est bon, vous avez tout compris!

Julien: On aime bien la Ludo-médiathèque de Fosses. C’est vraiment une bibliothèque qui a changé le paradigme en disant on est à la fois une ludothèque et une bibliothèque. Comment est-ce qu’on fait ça avec peu de moyens? Ils ont pu avoir un bâtiment tout neuf, donc ça leur a fait vraiment quelque chose d’intéressant, où le jeu, le jouet, a autant sa place que les collections légitimes, « culturelles ». Ils ont développé un truc qui est vraiment intéressant. Quand on a développé notre espace jeux, c’est vraiment vers eux qu’on s’est tourné, en demandant conseil, en voyant comment ils fonctionnaient.

Julien: On est inspiré au fur et à mesure des rencontres qu’on peut faire, quand on fait des interventions à droite ou à gauche, des gens qu’on va suivre.

Photo: Marilyne Veilleux

Et du côté des lieux qui ne sont pas des bibliothèques? Avez-vous des modèles qui peuvent vous donner des idées?

Hélène: Les pubs en Irlande. 

Julien: J’aime beaucoup le manga café, qui est un truc pas du tout original, mais qui est un concept japonais qui a été mis à Paris, avec une grosse collection de mangas et plein de fauteuils partout. La première fois que je suis rentré là-dedans, je ne travaillais pas encore ici et je me suis dit : c’est vraiment à ça que devrait ressembler une bibliothèque. Un lieu ouvert, dans lequel il y a à boire et à manger, dans lequel je peux m’installer dans une bulle si j’ai envie ou avec d’autres si j’ai envie. Après, c’est payant à l’heure et c’est extrêmement cher, mais globalement, je trouvais que c’était un lieu d’inspiration important.

Est-ce que vous aimeriez qu’il y ait un café ou un bar à l’intérieur de la bibliothèque?

Hélène: Oui, ce serait génial de tenir le bar et on pourrait servir des pressions… (rires), mais on n’a pas la licence 4, qui est la licence pour pouvoir servir de l’alcool. Ça, c’est un autre objectif.

On en parle souvent à la blague de cette question-là, mais ça fait longtemps que j’y pense et je me dis qu’il n’y a pas de raison vraiment de ne pas le faire.

Julien: Non, y’a pas de raison. Les seules raisons qui existent sont des raisons réglementaires qui font que les lieux publics ne sont pas…

Hélène: On pourrait servir de la limonade en pression…

Julien: On pourrait aussi avoir un café intégré dans la bibliothèque. On pourrait déléguer les choses aux habitants.

Hélène: Et ça s’y prêterait vachement bien ici un bar. Il y aurait du public. Ça marcherait super bien.

Julien: Après, on détourne les choses. Boire et manger, c’est quelque chose qui est important, surtout dans un lieu qui ne se veut pas coupé des usages de la vie, donc, c’est quelque chose qu’on propose régulièrement dans tous nos trucs, mais c’est la structure, quoi. Un vrai bar.

Hélène: Et un tablier et une cloche pour les happy hours. C’est vrai que c’est quelque chose qui nous tenterait vraiment de faire ce genre de chose. Notre soirée pub a bien fonctionné.

Comment ça marche?

Hélène: C’était un test.

Est-ce qu’il y avait de l’alcool?

Hélène: Oui, on avait de la bière, mais c’était en soirée, donc ce n’était pas ouvert à tous les enfants.

Julien: Toutes les soirées, on peut être amenés à proposer de la bière ou du vin.

Hélène: Ça fait partie des traditions françaises. On dit qu’on fait un apéro littéraire, s’il n’y a pas d’apéro… ça ne va pas passer!

Julien: C’est comme quand on fait des soirées jeux vidéo, s’il n’y a pas quelques packs de bière, ce n’est pas normal. Au final, c’est quand même l’aspect de discussion qui est le plus important, donc, bon, ça favorise les échanges. Ça détend les échanges.

Photo: Marilyne Veilleux

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Textes de Vincent Chapdelaine sur les bibliothèques
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Intégré par Vincent Chapdelaine, le 11 juillet 2023 08:19

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France

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11 mai 2015

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1 février 2024 11:53

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