« le livre n’est qu’un moyen parmi d’autres pour donner accès à la connaissance et à la culture »

Entrevue accordée au magazine Archimag, en mai 2012.

Archimag: Est-ce encore le livre qui doit être au centre de la réflexion des bibliothèques?

Vincent Chapdelaine : je suis d’avis que le rôle de la bibliothèque dans la société est de défendre l’accessibilité la plus totale, pour tous les citoyens, à l’information, à la connaissance et à la culture. La bibliothèque est une « porte ouverte sur la connaissance », pour reprendre les termes du manifeste de l’Unesco sur les bibliothèques publiques. Cette mission est profonde et fondamentale, et il faut la ramener au centre de la réflexion des bibliothèques.

En ce sens, je crois donc que la bibliothèque doit identifier les obstacles qui nuisent à l’atteinte de cet idéal d’accès universel à l’information et à la connaissance. Elle doit ensuite jouer un rôle de premier plan pour apporter des solutions, que ce soit en travaillant à l’inclusion des personnes à faible littératie, en développant des technologies sociales et libres, en venant à la défense de la liberté d’expression ou en animant des occasions de partage de connaissances entre citoyens. Sous cet angle, le livre n’est pas l’élément fondamental de la bibliothèque, ce n’est qu’une de ses composantes, un moyen parmi d’autres pour donner accès à la connaissance et à la culture. 

Au regard de ces enjeux, percevez-vous des problématiques spécifiques propres aux bibliothèques montréalaises ou françaises?

D’abord, je dois dire que je note chez mes collègues bibliothécaires, tant au Québec qu’en France, un enthousiasme réel pour cette vision d’une bibliothèque sociale, centrée autour des citoyens, définie davantage par ses projets et ses programmes que par ses services documentaires. De nombreuses bibliothèques, un peu partout dans le monde, se développent en ce sens. C’est très encourageant et stimulant de suivre cette transformation. 

Il y a toutefois, en effet, plusieurs défis à relever. Un enjeu central se situe au niveau de la perception de la bibliothèque par le public, par les élus qui approuvent nos budgets, et par les bibliothécaires eux-mêmes. Car malgré toutes les innovations dans notre domaine, l’image classique de la bibliothèque comme simple espace d’accès public à une collection de livres prédomine largement dans la population, et même chez beaucoup de bibliothécaires qui ont été attirés par cette profession en raison même de cette vision classique. Je suis d’avis que pour pouvoir continuer à être innovateur, il faut réussir à nous en défaire, et je crois que cela entraîne nécessairement un recentrage autour de la question de l’accessibilité à la connaissance et la culture, plutôt que sur une approche de services documentaires. 

Dans cette même lignée, je remarque aussi dans la profession une tendance au clientélisme, cette approche qui positionne l’usager comme un client que l’on doit servir et satisfaire, et la population comme une clientèle qu’il faut développer. Cela me semble être une pente dangereuse à emprunter, qui non seulement établit une relation froidement transactionnelle avec la population, mais prive la bibliothèque de son plus grand atout : les citoyens sans doute disposés à prendre une part active dans la vie de leur bibliothèque, en autant qu’on les invite dans un esprit de communauté, et non en leur qualité de consommateurs. 

Vous travaillez à la réalisation d’espaces émergents : comment les définissez-vous?

J’appelle espaces émergents ces lieux relativement nouveaux, que l’on nomme également parfois les tiers-lieux. Ce sont des espaces physiques ouverts et collaboratifs d’échange et de partage de connaissances. Certains cafés jouent ce rôle, tout comme des lieux plus spécialisés comme les laboratoires de fabrication (fab labs), les laboratoires vivants (living labs) et les espaces de coworking. Chacun à leur manière, ces espaces jouent un rôle qui rejoint ou recoupe celui de la bibliothèque publique. Ceci devrait être extrêmement motivant pour les bibliothèques ! 

Coworkings et fab labs : à quoi ces espaces servent-ils?

Les coworkings sont des espaces parta- gés de travail, conçus pour permettre aux travailleurs autonomes et pigistes d’éviter l’isolement d’un bureau à domicile. Il s’agit toutefois bien plus que cela. Ce sont des lieux de travail ouverts et vivants où règne un réel esprit d’entraide et de collaboration. Bien qu’il s’agisse généralement de lieux privés, les coworkings, comme Ecto à Montréal ou La Cantine à Paris, pour ne citer que ceux-là, deviennent naturellement des lieux événementiels en mesure d’accueillir des activités de réseautage ou de partage de connaissances ouverts à tous. 

Les fab labs, pour leur part, sont des ateliers citoyens destinés à encourager l’appropriation par tous des moyens de production. Grâce à des imprimantes 3D, découpeuses au laser et autres outils, et grâce au personnel sur place et aux bibliothèques numériques de modèles 3D, il est à la portée de tous de concevoir et produire des objets. En quelque sorte, les fabs labs sont des bibliothèques spéciali- sées autour de la connaissance relative à l’environnement matériel. Ces lieux sont intéressants, non seulement en leur quali- té d’espaces physiques riches en occasions d’apprentissage et de collaboration, mais les ressources qu’on y retrouve que par la communauté de personnes qui la com- posent. Il me semble qu’il y a là des leçons à tirer pour nos bibliothèques. 

Les bibliothèques doivent-elles accueillir ces types d'espaces?

Je crois qu’elles doivent étudier les dynamiques qui se développent dans ces lieux, et s’en inspirer pour développer au sein des bibliothèques un environnement propice à l’esprit de collaboration que l’on peut voir dans les espaces émergents. En plus de l’ambiance et du design des lieux physiques, il est important d’animer la communauté des usagers des bibliothèques, afin d'encourager un esprit de collaboration, et appuyer toute initiative de partage de connaissance qui pourrait provenir de la communauté elle-même. Je suis d’avis que le bibliothécaire doit être un facilitateur de l’échange de connaissance entre les citoyens. Et cet échange peut se dérouler dans l’espace qu’est la bibliothèque, en ligne ou même ailleurs dans la ville. Il faut distinguer la bibliothèque en tant que lieu physique délimité, et la bibliothèque en tant qu’institution, qui doit agir dans l’ensemble de la société. 

Vous organisez le BookCamp Montréal, « anticonférence sur l’avenir du livre ». Quels principaux messages en ressortent-ils?

BookCamp Montréal, c’est une occasion annuelle, pour une centaine d’éditeurs, librairies, bibliothécaires, auteurs, programmeurs et autres intervenants du milieu du livre ou citoyens intéres- sés, de se réunir afin d’échanger sur les enjeux du livre en regard au numérique. La journée est ponctuée de discussions variées, que ce soit sur les nouvelles formes de narrativité rendues possibles par les supports numériques, sur les complexités légales de l’industrie du livre au Québec ou sur les nouveaux modèles d’affaires à imaginer pour les librairies. Ce qui ressort de ces rencontres, ce ne sont pas des solutions ou même des messages clairs, mais mille et une idées, mille et une rencontres, et le sentiment que le milieu du livre travaille ensemble à comprendre et créer les règles du jeu de cette ère numérique à laquelle nous prenons part. 

Comment imaginez-vous les bibliothèques dans dix ans?

Je rêve d’espaces physiques parsemés à la grandeur de nosvilles s: des cafés, des ateliers, des salles de lecture, des salles de spectacles. Tous ces espaces seraient publics, reliés en réseau et animés par des événements, des programmes, du personnel et des ressources dévouées au partage de la connaissance et de la culture, pour tous les citoyens.  

Propos recueillis par Michel Remize 

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Intégré par Vincent Chapdelaine, le 11 juillet 2023 07:25

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11 mai 2012

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