Les émotions dans l'action collective pour la transition

Avant-Propos

Cette note a été réalisée à partir des résultats d'une revue de littérature effectuée dans le cadre d'un examen doctoral. Elle vise à proposer quelques éclairages sur le rôle et les usages des émotions dans l'action collective pour la transition. Cette proposition de l'auteure se veut ouverte aux contributions et actualisations de la communauté.

Pourquoi parle-t-on d'émotions dans la lutte contre les changements climatiques ?

Nous choisissons délibérément de formuler la question ainsi, sans préciser davantage la définition d'une « émotion », dont les interprétations sont variées. Nous considérons ici les émotions comme des pratiques sociales et culturelles pouvant produire des connaissances sur les expériences vécues du changement climatique. En effet, nous nous intéressons au rôle social des émotions – telles que la peur, l'espoir, la honte ou la colère – et à la manière dont elles influencent et sont utilisées dans l'action collective contre les changements climatiques.

Le dernier rapport du GIEC alerte sur les risques majeurs auxquels sont exposées les sociétés humaines et les écosystèmes de notre planète. Les scientifiques prévoient des pénuries d'eau, des vagues de chaleur, des inondations ainsi que des risques sanitaires élevés en raison des dérèglements climatiques (IPCC, 2022).Ces événements ont des conséquences directes sur la qualité de vie, la santé et les modes de vie des individus. Les effets du changement climatique sont déjà visibles, et les populations les plus vulnérables en sont les premières cibles. La transition vers une société plus durable induit des changements culturels profonds, affectant à la fois nos modes de vie et notre environnement physique.

Dans ce contexte de transformation rapide, la projection dans le futur impliquent pour les individus et les communautés une charge émotionnelle inédite (Loisel et Rio, 2023). Plusieurs chercheurs plaident pour prendre en compte ces subjectivités dans les politiques climatiques, dont l'approche est encore très quantitative (Bee et al., 2015).

De la sphère intime à la gestion collective des émotions : les émotions comme moteur d'action ou d'inaction ?

Bien que les émotions puissent sembler d'abord des phénomènes individuels, de nombreuses études ont démontré l'existence de pratiques collectives de gestion des émotions. Par exemple, la honte de prendre l'avion est une expérience émotionnelle partagée et régulée par des normes sociales (Brunet, 2021). Ces études montrent comment les émotions peuvent favoriser la mobilisation comme l'inaction des individus face aux changements climatiques dans leur communauté. La sociologue Kari Marie Norgaard (2006) a étudié une communauté locale en Norvège où, malgré le niveau élevé d'éducation et d'information des individus, le statu quo persiste. Son enquête révèle une stratégie psychologique commune visant à éviter les émotions négatives liées à la crise climatique, motivée par la nécessité de préserver un système socioéconomique basé sur l'économie pétrolière. Les membres de cette communauté faisaient circuler différents narratifs et adoptaient des normes émotionnelles locales pour se déresponsabiliser vis-à-vis de la crise climatique.

Face à ces émotions négatives et à la « culture de la peur » qui entretiennent le déni climatique, d'autres enquêtes identifient les militant.e.s comme des « courtiers d'espoir » (Kleres et Wettergen, 2023). Selon ces auteur.e.s, iels se détournent de cette charge émotionnelle paralysante pour diriger leur colère contre les institutions qui n'agissent pas à la hauteur des enjeux.

Ces exemples illustrent le rôle crucial des récits collectifs partagés à différentes échelles pour lutter contre les changements climatiques. L'utilisation de grands récits universels dans les discours politiques risque de justifier des réponses inadéquates visant un idéal « consensuel » de la ville verte et carboneutre (comme les quartiers écologiques gentrifiés, solutions technologiques, etc.), sans prendre en compte la diversité des réalités vécues des changements climatiques, ce qui tend à exacerber les inégalités sociales existantes (Di Chiro 2018, Harper, 2022).

Dans le cas de la France, Manon Loisel et Nicolas Rio montrent comment les contraintes écologiques ont alimenté la montée des sentiments d'injustices parmi les citoyens qui ont la sensation de « payer pour les autres ». Selon eux, la solution réside dans l'intégration de ces contestations et de ces colères dans les politiques publiques afin de renouveler le dialogue avec les citoyen.ne.s et avancer vers le chemin de l'acceptabilité.

À Montréal, ces enjeux sont sur la table des discussions entre les membres de l'alliance Transition en commun. Le bilan de l'assemblée générale de la CMTQ soulève une préoccupation commune visant à limiter la violence symbolique portée par les discours sur la transition sur certaines populations.

Et concrètement... Comment prendre en compte les émotions dans l'action collective ?

  • Prendre en compte les émotions dans les espaces consultatifs 

CNAM - ATD Quart-Monde : Espace collaboratif "croiser les savoirs avec tou.te.s"

Cet espace a pour vocation de créer un savoir collectif avec des personnes ayant vécu l'expérience de la pauvreté. Des groupes de pairs en non mixité ont été mis en place pour écouter ces personnes dont les réflexions et les contributions peuvent être initiées par des émotions, des sentiments d'injustices, des ressentis. Le processus mis en place alterne ces groupes de pairs avec des réunions pleinière mixtes pour renforcer leur posture et leur pouvoir d'agir.

Dans le cadre d'un partenariat avec l'ADEME, un groupe de pair s'est prêté à l'exercice de se projeter dans les scénarios Transition(s) vers la neutralité carbone en 2050. Cette démarche a contribué à soulever un certain nombre d'angles morts dans les discours et les outils de modélisation utilisés par l'ADEME. 

Eau FuturE, Grand Lyon : remettre l'eau au coeur du débat public

"En 2022, la Direction de la Prospective et du Dialogue Public (DPDP) de la Métropole de Lyon a mené une démarche innovante et expérimentale de prospective-participative, appelée « Eau FuturE », qui invitait les habitants à se projeter sur une question : à quoi ressemblera un quotidien où l’eau sera plus rare ? L’objectif était de faire la pédagogie des enjeux de fond de façon différente, à partir d’expériences sensibles (ateliers d’écriture, balades, ciné-débat, théâtre, etc.), pour faire de l’eau un sujet enthousiasmant, saisi collectivement, et ouvrant sur un avenir désirable."

Les émotions, les valeurs et les imaginaires des citoyen.ne.s ont été pris en compte pour "pouvoir construire une action publique autant à l’écoute des perceptions des usagers que de leurs attentes et de leurs espoirs."

  • Construire des espaces de soin et des outils pour accueillir la charge émotionnelle de la transition 

Le collectif Eco-motion au Québec

Éco-Motion est le moteur d’un mouvement composé de personnes mobilisées vers la déstigmatisation des éco-émotions, outillées face à la transformation socio-climatique et influentes envers les décideurs publics. Le collectif offre des espaces favorisant la normalisation des éco-émotions pour accélérer le changement social. Ces espaces sont offerts auprès des personnes pour créer des communautés régénératives et mobilisées ayant les moyens de s’adapter dans un contexte de transformation socio-climatique sans précédent. Le collectif est porté par des valeurs d’entraide, de bienveillance, de responsabilité, d’équité et d’accessibilité.

  • Restaurer les relations au lieu, au territoire et aux éléments naturels à travers les arts et la culture 

Le Parlement de Loire - POLAU, Tours

Pour plus d'informations, voir la note détaillée sur cette initiative. Extrait du livre "Le fleuve qui voulait écrire" de Camille de Toledo, publié en 2021:

« Ce qui est ici rassemblé, édité, partagé, c’est un chemin collectif qui part de la vie sensible, du constat de notre séparation d’avec le fleuve, d’avec les éléments naturels, pour pointer d’autres formes d’assemblées et de lois, pour vivre avec, parmi, et non plus contre. Les lecteurs pourront à tout instant quitter le livre pour aller vers les documents visuels ou sonores en ligne ; ils y verront des collectifs inquiets, tentant de s’inspirer d’autres situations territoriales, d’autres régions du monde. Ils y verront la trace de plus vastes expériences. » (page 13)

Les belles histoires de Kerourien - Brest

Cette initiative a fait appel à des artistes pour travailler avec les habitants sur la narration de l'histoire d'un quartier dit "sensible", afin de renforcer la fierté et le sentiment d'appartenance, et d'inciter à l'engagement.

Ressources pour aller plus loin 

Les études citées 

Baztan, Juan et al. ‘Facing Climate Injustices: Community Trust-Building for Climate Services through Arts and Sciences Narrative Co-Production’. Climate Risk Management 30 (2020): 100253. https://doi.org/10.1016/j.crm.2020.100253.

Bee, Beth A., Jennifer Rice, and Amy Trauger. ‘A Feminist Approach to Climate Change Governance: Everyday and Intimate Politics’. Geography Compass 9, no. 6 (2015): 339–50. https://doi.org/10.1111/gec3.12218

Brunet, Lucas. ‘#Flygskam : Le Pouvoir de La Honte de Prendre l’avion Pour Gouverner Le Changement Climatique’. Lien Social et Politiques, no. 86 (28 July 2021): 54–70. https://doi.org/10.7202/1079492ar

Di Chiro, Giovanna. ‘Canaries in the Anthropocene: Storytelling as Degentrification in Urban Community Sustainability’. Journal of Environmental Studies and Sciences 8, no. 4 (2018): 526–38. https://doi.org/10.1007/s13412-018-0494-5

Harper, Earl T. ‘Ecological Gentrification in Response to Apocalyptic Narratives of Climate Change: The Production of an Immuno‐political Fantasy’. International Journal of Urban and Regional Research 44, no. 1 (2020): 55–71. https://doi.org/10.1111/1468-2427.12842

Kleres, Jochen, and Åsa Wettergren. ‘Fear, Hope, Anger, and Guilt in Climate Activism’. Social Movement Studies 16, no. 5 (3 September 2017): 507–19. https://doi.org/10.1080/14742837.2017.1344546

Loisel, Manon et Rio, Nicolas. Contraintes écologiques et sentiments d’injustice : les collectivités locales en première ligne, Presses universitaires de Grenoble, 2023

Norgaard, Kari Marie. ‘“People Want to Protect Themselves a Little Bit”: Emotions, Denial, and Social Movement Nonparticipation*’. Sociological Inquiry 76, no. 3 (2006): 372–96. https://doi.org/10.1111/j.1475-682X.2006.00160.x

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June 10, 2024

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June 17, 2024, 5:10 a.m.

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Noémie Rabetaud. (2024). Les émotions dans l'action collective pour la transition. Praxis (consulted July 19, 2024), https://praxis.encommun.io/en/n/XS3yTeNvoehNUXCZlOzKq5tvnzk/.

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