Vers une gouvernance partagée : rôles des cadres juridiques dans la promotion des communs

Cette note a été produite dans le cadre de la programmation du colloque Politique des communs (2024) organisé par le CRITIC au 91e congrès de l'ACFAS.

Biographie Stella Warnier

Stella Warnier est juriste et membre du CRITIC depuis septembre 2022. Elle s’intéresse à la manière dont le droit structure les pratiques de commoning, ainsi qu’au potentiel de certains véhicules juridiques, en droit civil québécois, pour protéger les communs. Elle est co-rédactrice avec Alexandre Bouchard de l’article “De la propriété absolue aux communs : perspectives juridiques en droit civil québécois à la lumière des enseignements italiens”, publié dans la revue Recherches Sociographique en juin 2023.

Biographie Marie-Soleil L’Allier

Marie-Soleil L'Allier est étudiante au doctorat en sciences de l'environnement de l'UQAM. Ses travaux de recherche portent sur les pratiques de commoning émergentes au sein des néo-communs québécois et sur la transition socio-écologique. Elle a participé à plusieurs missions sur les communs en Europe et aux États-Unis. Elle contribue à plusieurs communautés de pratiques sur les communs (CRITIC, Cultiver les communs, Écosystème des communs) et est autrice du chapitre L'Économie des communs à Montréal de l'ouvrage Montréal en chantier: les défis d’une métropole pour le XXIe siècle (Écosociété, 2021), Cultiver les commun de l'Europe au Québec (À Bâbord, 2022) et co-autrice de Les communs urbains, regards croisés sur Montréal et Barcelone (C.I.T.I.E.S, 2019).

Résumé 

S’il n’existe pas de communs « purs » dans une société capitaliste (Euler, Le Roy), pour certains, le soutien de l’État est essentiel pour éviter la marchandisation des communs, et ce, malgré les risques que cela induit (Abraham et Fourrier). Effectivement, selon le degré de contrôle de l’État, il existe un risque que ces partenariats introduisent une ontologie capitaliste qui transforme les pratiques internes des communs, ainsi que les relations qu’ils entretiennent avec d’autres organismes ou entreprises. Dans cette optique, comment éviter de tomber dans le piège de la logique marchande ou bureaucratique, alors que certains véhicules juridiques semblent l’imposer de facto ?

Sur un échantillon de 70 projets de communs potentiels recensés au Québec, 35 étaient des OBNL, 17 des coopératives, 12 étaient des groupes informels, et 6 avaient une autre forme. Mais l’OBNL et les coopératives sont-elles véritablement les véhicules juridiques les plus adaptés aux pratiques de commoning ?

Nous émettons l’hypothèse que de par leur structure même, les OBNL et les coopératives influencent la gouvernance au sein des projets de communs. Nous émettons ensuite la proposition que la fiducie d’utilité sociale pourrait être une piste à creuser pour protéger les infrastructures nécessaires aux pratiques de commoning, tout en laissant la flexibilité nécessaire aux commoneur.ses pour choisir leur mode de gouvernance. Les partenariats public-communs, au niveau municipal, permettraient également de soutenir des pratiques de commoning. 

Introduction

Stella: Cette présentation est née de la thèse de doctorat de Marie-Soleil ainsi que de mes recherches sur les communs et le droit civil québécois, que j'ai menées avec Alexandre Bouchard. En combinant nos réflexions, nous avons tenté de réfléchir à la manière dont les cadres juridiques, en droit civil québécois, influencent les pratiques de commoning ou les protègent. Aujourd’hui, beaucoup de communs appartiennent à un propriétaire, qui peut à tout moment reprendre ses prérogatives sur le bien et vendre celui-ci, par exemple. On peut aussi penser à des municipalités dans lesquelles des changements d’élus peuvent signifier la destruction des communs et la fin des initiatives. Une coopérative, une OBNL, peuvent être dissoutes. Notre présentation s’articule donc autour d’un désir de trouver des manières de protéger les communs de manière pérenne, en tenant compte des contraintes juridiques existantes ainsi que des réalités sur le terrain.

Quelle typologie pour les pratiques de commoning en émergence au Québec ?

Marie-Soleil: Dans ma cadre de ma thèse de doctorat, je me suis intéressée aux communs pas en tant que ressources partagées, mais plutôt en tant que pratique sociale - le commoning. De manière générale, le commoning se définit comme le processus social par lequel un groupe de personnes – des pairs – s’organise pour répondre à ses besoins de subsistance, et ce, dans une perspective d’auto-production, d’autonomie, de partage et de collaboration (inspiré des définitions de Linebaugh, 2009; Federici, 2018; Dardot et Laval, 2014; Euler, 2018; Ruivenkamp et Hilton, 2017; Bollier, 2014).

Si pour plusieurs, les communs ont le potentiel de jouer un rôle crucial dans la bifurcation vers des sociétés justes, démocratiques et écologiques, il est important de se rappeler que les communs ne sont pas par défaut anti-capitaliste et peuvent tout à fait reproduire les dynamiques de domination coloniale, patriarcale, classistes ou autres (Fraser, 2014; Federici, 2018). 

En effet, dans les sociétés capitalistes, il n’existe pas de communs « purs », car leur  cohabitation avec l’État et le marché tend à marchandiser et à bureaucratiser les communs (Le Roy, 2021; Euler, 2017). Ce faisant, il est primordial de ne pas homogénéiser les communs derrière une seule et unique définition (Hollender, 2016). 

C’est donc pour contribuer à la théorisation du commoning et pour éviter le piège de l’homogénéisation des communs, que ma thèse avait pour objectif de produire une première typologie des pratiques de commoning en émergence au Québec. L’étude de 70 initiatives issues de l’économie sociale, du milieu communautaire, des mouvements sociaux, des groupes citoyens informels ou d'initiatives autochtones, m’a permis de mettre en évidence 5 grandes familles de pratiques en émergence au Québec.

Étatisé-marchandisé et Administré sous-financé

Comme le suggère la littérature, j’ai pu observer que les communs les plus soutenus par l’État provincial ont tendance à être administrés et plus ils sont encadrés, plus ils ont également tendance à  reproduire les pratiques des entreprises privées et à se marchandiser. 

Héro-porté

Les initiatives recevant peu de soutien à la fois de l’État et de la communauté, ont tendance à reproduire les pratiques héro-portée de l’emblématique figure des start-up (l’entrepreneur héroïque qui porte tout à bout de bras).

Participatif

Lorsque les gouvernements locaux et les communautés colloborent pour mettre en oeuvre des projets non-marchands (ex. jardins communautaires, des ruelles vertes, des écoles de villages), on voit alors se mettre en oeuvre des pratiques particulièrement intéressantes où on voit collaborer employé et des citoyen·bénévoles, où il y a un interaction dynamique avec la communauté avoisisante et où on met en place des modes de gouvernance invitant à la participation du plus grand nombre.

Relationnel

C’est ici que j’ai pu observer les pratiques les plus radicales et potentiellement les plus préfiguratrices. Ces communs se distinguent par leur grande autonomie face au capital ou à leur bailleurs de fonds. On y retrouve peu de salarié de nombreux bénévoles, peu de relations marchandes, mais plutôt des relations de réciprocité libre et volontaire, des prix souvent fixés pour autofinancer les projets ou en contribution volontaire. Les décisions sont prises par toute personne volontaire au travers des comités où chacun·e est libre de se joindre. Grande autonomie vis-à-vis de l’État.

Quels outils juridiques pour encadrer les pratiques de commoning sans les dénaturer ?

Stella: À travers notre présentation, nous souhaitons apporter un angle juridique en présentant la fiducie d’utilité sociale comme véhicule particulièrement adapté à certains communs, et j’y reviendrai plus tard.

Il se peut que pour certaines pratiques de commoning, ce soit la coopérative qui soit l’instrument juridique parfait, et que pour d’autres acteurs, l’association fonctionne davantage. Dans un contexte de communs qui s’articulent autour de l’agriculture, quand des commoneurs.ses souhaitent mettre du foncier à l’abri de la spéculation, alors la fiducie d’utilité sociale sera plus adaptée.

Ces considérations s’inscrivent dans une réflexion beaucoup plus large sur le rapport entre les communs et notre système juridique. Le droit peut être un outil dont on se sert, mais c’est également un cadre normatif qui produit des effets sur les rapports sociaux.

Contrairement à ce qui se passe par exemple en Italie, ici nous n’avons pas de protection constitutionnelle du patrimoine et du paysage, et les citoyens n’ont pas non plus de droit constitutionnel à une implication dans la définition de politiques publiques aptes à satisfaire les besoins collectifs. J’ajoute que nous n’avons pas non plus consacré le droit à un environnement sain dans la Constitution, comme c’est le cas en Afrique du Sud par exemple.

Donc en présentant des outils juridiques, aujourd’hui, pour parler d’encadrer et de protéger les pratiques de commoning sans les dénaturer, on garde en tête évidemment que l’idéal serait d’avoir une inclusion directe du concept de commun dans le droit, par le biais de la création d’une nouvelle catégorie juridique ou en passant par des dispositions existantes.

Or, je ne pense pas que dans le contexte actuel, ce soit une avenue que l’on puisse réellement envisager dans un avenir proche. Alberto Lucarelli souligne avec justesse que le droit à la propriété est intimement lié au développement du capitalisme, et pour opérer un changement de paradigme dans le droit, il faudrait probablement des mobilisations sociales d’une grande ampleur et une symbiose entre les mouvements sociaux et la communauté juridique.

L’objectif ici n’est pas de faire de la théorie du droit, mais de trouver des solutions concrètes et immédiates parmi les outils juridiques existants, et de transmettre de l’information de manière pratique. 

Quelles relations entre la forme juridique est les pratiques émergentes ?

Marie-Soleil: Si nous revenons aux résultats de ma recherche, on observe qu’il y a une forte proportion des véhicules juridiques choisis pour encadrer les communs, au Québec, qui sont des associations ou OBNL. 

La section qui suit est extraite de ma thèse à venir (L'Allier, 2024) :

L’analyse des données a permis d’observer que les communs qui s'organisent en groupes informels ou selon une forme juridique OBNL tendent à établir leurs propres règles de fonctionnement, qu'ils adaptent en fonction des changements de contexte. En revanche, ceux qui prennent la forme de coopératives sont souvent contraints de suivre les règlements plus stricts de la loi sur les coopératives. Ces derniers connaissent généralement une centralisation plus marquée du pouvoir, souvent concentré au sein du conseil d’administration ou déterminé par des décisions à la majorité +1. Pour leur part, les projets constitués en OBNL ou non-informelle ont tendance à reposer davantage sur le consensus, le consentement, ou des décisions prises par toute personne volontaire.

Pour L’Innue An Antane Kapesh critique cette forme de gouvernance (majorité +1), qu’elle qualifie de « démocratie des blancs », pour souligner le manque de participation inclusive. 

Malgré ces distinctions, tant dans les OBNL que dans les coopératives, on observe une volonté commune de « sortir de la toute-puissance du conseil d’administration », et ce, en créant d’autres instances telles que des cercles ICI (Inclusion. Cohésion. Information.) ou des anti-assemblées générales, car « les assemblées générales ne représentent pas une réelle implication des personnes ».

Ces observations nous invitent ainsi à repenser les contraintes liées aux formes juridiques traditionnelles et à réfléchir aux façons de faire évoluer ces contraintes, voire à repenser l’exigence même de s’instituer en forme juridique formelle pour avoir accès à des ressources

Nous émettons l’hypothèse que de par leur structure même, certains véhicules juridiques ne sont pas toujours adaptés à la réalité sur le terrain des pratiques de commoning et peuvent influencer la gouvernance au sein des projets de communs. De plus, de par leur impermanence, les associations ou OBNL ne permettent pas d’offrir une protection durable pour la ressource, par exemple une terre agricole, et c’est dans cette optique que l’on propose de présenter la fiducie d’utilité sociale.

La fiducie d'utilité sociale (FUS)

Stella: Il y a plusieurs types de fiducies dans le Code Civil du Québec, mais celle qui nous intéresse dans le cas des communs est la fiducie d’utilité sociale. Pour la définir le plus simplement possible, c’est un acte juridique par lequel on affecte un bien (somme d’argent, un fonds de terre) à une destination particulière, c’est-à-dire une mission, une vocation, dans un but d’intérêt général.

Dans la fiducie, les biens sont pensés selon leur possible affectation, leur destination, plutôt qu’en fonction de leur appartenance, parce que les biens qui font partie d’une fiducie ne sont plus la propriété de personne; ils sont désormais au service d’une mission. Ils ne peuvent donc pas être vendus.

Ni les constituants de la fiducie, ni les fiduciaires, ni les bénéficiaires ne peuvent changer l’affectation, et le rôle des fiduciaires est de s’assurer de son respect. On peut même effectuer un recours devant les tribunaux si cette mission n’est pas respectée.. Dans de rares cas, le tribunal peut modifier le but de la fiducie s’il est devenu impossible ou trop onéreux de poursuivre le but initial, à la suite de circonstances imprévisibles; mais mis à part ces cas exceptionnels, la fiducie d’utilité sociale aura un caractère permanent.

Lors de la constitution de la fiducie, on définit les rôles et les devoirs des fiduciaires ainsi que les règles de gouvernance; ces règles ne sont pas préétablies par la loi, comme c’est le cas pour les associations ou les OBNL, et on peut donc adapter la fiducie aux besoins spécifiques au cas d’espèce.

On retrouve au Québec des Fiducies d’utilité sociale agricoles (ou FUSA), qui ont pour objectif de préserver une terre agricole au bénéfice de la communauté. Si l’affectation est de nourrir les gens de la communauté (qui seront donc les bénéficiaires), les fiduciaires auront donc la responsabilité d’assurer à perpétuer la réalisation de cette mission. Puisque le foncier fait partie de la fiducie et n’appartient plus à personne, ça a pour effet de retirer la terre agricole du marché de la spéculation, et ne peut être revendue. La FUSA contracte avec un agriculteur ou une agricultrice pour céder les droits de cultiver la terre ainsi que la propriété superficiaire (équipements, bâtiments), qui pourront être revendus lorsque l’agriculteur, l’agricultrice souhaitera se retirer du projet, mais l’acheteur devra se conformer aux conditions de l’entente avec la FUSA.

Je donne l’exemple des FUSA, mais chaque fiducie d’utilité sociale est unique et peut avoir une mission qui lui est propre; elle peut être à caractère culturel, éducatif, philanthropique, religieux ou scientifique. Par exemple, la fiducie du Domaine Saint-Bernard est un lot de 595 hectares de nature. L’affectation donnée au terrain est de « protéger à perpétuité le territoire, la faune, la flore et les processus naturels ainsi que de permettre aux utilisateurs de bénéficier d’un site naturel, accessible et à prix modéré pour des activités éducatives, culturelles, récréatives, sociales, sportives et scientifiques ».

Divers acteurs peuvent constituer une fiducie ou s’impliquer dans leur administration sans en être constituants, des municipalités par exemple. Ce type de partenariats publics-communs permet de mettre en œuvre des processus de fiduciarisation des infrastructures nécessaires pour subvenir à nos besoins de subsistance, de manière pérenne.

Bien sûr, il s’agit ici d’un champ de recherche en soi. Comme le souligne l’avocate Émilie Therrien, malgré le fait que les fiducies d’utilité sociale existent depuis 1994 au Québec, il subsiste encore plusieurs incohérences dans l’écosystème juridique. De plus, aucune fiducie d’utilité sociale n’a encore été testée devant les tribunaux, il est donc encore difficile de juger de sa solidité juridique.

Conclusion

En l’absence d’une reconnaissance directe du concept de communs en droit québécois, les commoneurs et commoneuses doivent choisir parmi divers véhicules juridiques et se conformer à ces derniers, malgré le fait qu’ils ne sont pas forcément adaptés et qu’ils peuvent influencer la gouvernance. Nous avons donc voulu mettre de l’avant le fait qu'au-delà des associations, des coopératives, il existe les fiducies d’utilité sociale qui peuvent être pertinentes pour certains types de communs en raison de leur flexibilité lors de leur création et de leur permanence, mais surtout en raison de la liberté qu’elles laissent aux commoneurs et commoneuses pour déterminer leur gouvernance interne.

Dans le cadre de ma recherche, un seul projet avait mobilisé la Foncière d'Utilité Sociale (FUS) et relevait des pratiques héro-portées. En effet, au début de mes travaux, les FUS étaient peu connues et seulement mobilisées par des personnes visionnaires.

Le travail de documentation et de diffusion réalisé par des organismes tels que le TIESS ou Protec-Terre a considérablement aidé à démocratiser cet outil juridique. Nous concluons donc notre présentation par un appel à nous approprier collectivement les FUS pour démarchandiser et soustraire à la spéculation des ressources cruciales telles que les terres agricoles ou l'habitat.

Exigeons et contribuons à établir des FUS qui soient portées par les communautés et mobilisons nos gouvernements locaux pour en créer au travers des partenariats publics-communs. Réapprenons à construire ensemble une société fondée sur les communs.

Ressources pour aller plus loin

🌿 Protec-Terre

🌿 Trousse d'accompagnement pour FUS

🌿 Les communs en émergence au Québec : typologie, enjeux et leviers

🌿 De la propriété absolue aux communs : perspectives juridiques en droit civil québécois à la lumière des enseignements italiens

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Intégré par Yann Pezzini, le 2 mai 2024 11:36

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Publication

1 mai 2024

Modification

29 mai 2024 16:28

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Pour citer cette note

Stella Warnier. (2024). Vers une gouvernance partagée : rôles des cadres juridiques dans la promotion des communs. Praxis (consulté le 1 juillet 2024), https://praxis.encommun.io/n/210PwPsfkdY6www44UN-WFG-_x8/.

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