Entre modernité et traditions. Des tensions entre élus, agriculteurs et clients au sujet du marché fermier


Dans le comté de Tuscaloosa en Alabama (un État sévèrement touché par l’insécurité alimentaire), un marché fermier situé près d’un « désert alimentaire » existe depuis 1924. Ce marché a toujours été un espace relativement accueillant et inclusif. Une photo du marché en 1935, en pleine période de ségrégation raciale aux États-Unis, montre des participants noirs et blancs fréquentant le même espace sans problème apparent. Plus largement, les auteurs soulignent que les marchés fermiers de cette époque étaient parmi les rares endroits de mixité sociale, contrairement aux marchés fermiers plus récents qui accueillent surtout une population blanche, éduquée et aisée. Mais cette évolution n’avait jusqu’ici pas touché le marché de Tuscaloosa qui continuait à accueillir des vendeurs et des clients de diverses origines ethniques et sociales et proposait des produits frais à des prix intéressants.

En 2007, le terrain sans grande valeur (et identifié comme contaminé) loué par la ville au marché a commencé à intéresser les autorités qui souhaitaient le convertir en espace de stationnement pour un amphithéâtre à venir. Le site retenu pour la construction d'un nouveau marché fermier, que les autorités voulaient plus « moderne », s’inscrivait dans l’aménagement urbain planifié par la ville en occupant un espace le long de la rivière.

Ce projet a déclenché un conflit ouvert entre la ville et les acteurs du marché. Les auteurs de cet article, qui ont été amené à documenter les attentes des uns et des autres, afin de trouver des solutions à ce conflit, reviennent sur sa genèse et analysent comment une issue a été trouvée. Divers outils de recherche ont été mobilisés : observation participante, enquête de consensus auprès d’un échantillon d’agriculteurs et de consommateurs concernés, entretiens avec toutes les parties prenantes.

Le conflit

La recherche menée par les auteurs a révélé plusieurs problèmes ayant accentué le conflit. Les représentants de la mairie ont avancé sur leur projet de manière descendante, sans communiquer avec les usagers du marché. Un des planificateurs de la ville avouait même ne pas comprendre pourquoi les agriculteurs « n’appréciaient pas ce qu’on essayait de faire pour eux ». Le plan initial du nouveau marché proposé par l’architecte, était construit uniquement en fonction des objectifs de la ville, il révélait des conflits de représentations entre un marché moderne, beau, bien organisé et entouré de verdure et un marché fonctionnel, mais moins structuré et esthétique, avec des « gros et vieux camions boueux » garés devant des étals débordant sur le trottoir, mais accessible en voiture pour les clients et les agriculteurs.

L’analyse des résultats montre un large consensus entre les attentes des vendeurs et celles des clients questionnés. Il se décline en quelques grands points : a) le stationnement prévu pour le nouveau marché est jugé trop éloigné et le site lui-même peu accessible pour des personnes à mobilité réduite; b) l’accès des camions au nouveau marché est limité; c) le nombre de jours d’ouverture est jugé trop élevé (le nouveau marché serait ouvert chaque jour, alors que l’ancien marché ouvrait deux à trois jours par semaine); d) le nouveau marché s’ouvrirait à des revendeurs, perçus comme des concurrents; e) le nouveau marché s’adresserait à une clientèle de privilégiés, moins diversifiée que celle de l’ancien marché; f) le nouveau marché serait géré par la mairie et non par l’association de producteurs qui perdrait son autonomie. Certains points de divergence mineurs sont apparus en ce qui concerne la diversité des produits, les horaires d’ouverture et l’intérêt de faire évoluer le marché.

L’issue du conflit

Plusieurs revendications ont été prises en compte par la mairie et un nouveau plan a été proposé. Une moitié des agriculteurs l’a accepté alors qu’une autre moitié, plus intransigeante, est partie. En 2012, au lieu d’un seul, deux nouveaux marchés fermiers opéraient : celui de la mairie (River Market) et celui des fermiers dissidents (Northport Market) présenté par ses membres comme le « vrai » marché fermier.

Les auteurs ont comparé les deux marchés par rapport aux préoccupations initiales. Malgré quelques innovations, les résultats confirment dans l’ensemble les craintes exprimées concernant la perte de mixité sociale. Pour une clientèle deux fois plus nombreuse, River Market affichait seulement 10% de personnes provenant des minorités visibles contre 36% pour Northport. De plus, seuls 42% des vendeurs de River Market vendaient des fruits et légumes et la majorité de ces producteurs n’acceptaient pas les bons alimentaires (bénéficiant aux personnes à faible revenu), alors que tous les vendeurs qui offraient ces produits frais à Northport (95% des vendeurs) acceptaient les bons alimentaires.

Les enseignements

Cette recherche ethnographique fournit des pistes intéressantes pour comprendre la perte de mixité sociale dans les marchés fermiers, puisqu’il apparaît que l’image élitiste qui leur est parfois associée est au fond assez récente. Elle vient rappeler que les villes, qui s’intéressent aux marchés fermiers comme élément d’aménagement urbain, peuvent avoir des attentes qui ne correspondent pas à la réalité des pratiques. Les marchés traditionnels, tels qu’on les trouve encore dans de nombreux endroits dans le monde, sont des espaces de vie, de mouvement, de mélange des cultures, dans lesquels on achète son alimentation. Derrière un apparent désordre, une multitude de petites règles informelles permettent leur fonctionnement. Dans diverses villes nord-américaines, les choix urbanistiques s’orientent vers des marchés ordonnés, régulés, offrant une « expérience clients » comprenant des infrastructures gonflables pour les enfants, mais reléguant au second plan l’approvisionnement de la population en produits frais et abordables. Derrière ces marchés idéaux pensés par des urbanistes, ce sont aussi les phénomènes de gentrification et de mise à l’écart des populations moins favorisées qui se profilent.

pdf N°6, fiche n°4 - août 2019 - septembre 2019

Fiche n°4, Bulletin n°6 – août 2019 – septembre 2019
Rédaction : Stevens Azima & Patrick Mundler

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Intégré par Anne-Sophie Thomas, le 5 novembre 2023 12:40
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1 août 2019

Modification

5 novembre 2023 17:52

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