J’observe à quel point il est difficile de réfléchir nos projets en dehors de la logique marchande et, par extension, de la compétition. Je vous partage ici un bref retour d’expérience sur une démarche, toujours en cours, qui vise à penser les plateformes En commun à travers le commoning.
Les réflexions présentées ici sont inspirées de discussions au sein de l'équipe de Projet collectif et en particulier de la démarche d'élaboration du modèle de soutenabilité des plateformes En commun, animée par Marie-Soleil L'Allier et accompagnée par Mònica Garriga de la coopérative femProcomuns, rendue possible grâce à l'apport financier du Programme de préparation à l'investissement.
L’économie sociale est une formule qui a largement démontré sa capacité à répondre de manière tangible et démocratique à divers types de besoins sociaux, tout en permettant l’intercoopération la mutualisation. Les coopératives restent néanmoins souvent dans une logique marchande, ce qui n’est pas mauvais en soi, mais qui apporte des limites dans certains contextes.
De plus en plus de personnes se demandent par exemple si des besoins cruciaux et actuellement fragilisés par diverses crises devraient faire l’objet d’une démarchandisation, notamment l’alimentation et l’habitation. Réfléchir ainsi demande bien sûr d’agir sur la forme, mais aussi sur les conditions systémiques.
Le journalisme est un milieu particulièrement intéressant à observer de ce point de vue. S’il s’agit d’un élément crucial au fonctionnement des démocraties, l’accès à l’information est plus que jamais menacé par la difficulté à renouveler le modèle actuel des médias. La vente de publicité, en particulier, constitue une source de revenus largement accaparée par les plateformes commerciales multinationales. Une équipe rassemblée autour du projet La nouvelle place tente de repenser le modèle travers un espace mutualisé de diffusion. Ces efforts posent une question importante: est-il possible de penser l’avenir des médias sur des bases différentes? Quels sont les modèles possibles?
Le développement de plateformes numériques éthiques et gratuites pour soutenir la collaboration et l’accès aux connaissances, comme les plateformes En commun, est confronté aux mêmes types d’enjeux. Nous connaissons les limites du modèle dominant de revente des données personnelles, alors que la monétisation de solutions numériques se confronte à un environnement commercial hautement compétitif, voir saturé.
Retour d’expérience
Je ne reviens pas ici en détail sur le modèle de soutenabilité des communs, qui est présenté ici. En résumé, il s’agit d’une alternative au populaire «Business Model Canvas», invitant à élaborer un modèle de projet qui repose sur le commoning. Il s’agit donc de structurer des réponses à des besoins en dehors de la sphère marchande, ce qui n’empêche pas d’explorer des formules hybrides.
Je ne présente pas non plus ici les résultats de la démarche, qui seront sous peu partagés à la communauté En commun. Je partage plutôt quelques observations découlant des ateliers internes et avec des utilisateurs·trices dans le cadre de cette démarche.
- D’abord, je réalise à quel point nous avons intégré la logique marchande dans notre manière de réfléchir nos projets, et ce, même dans le milieu de l’économie sociale et de l’action communautaire. Il est par exemple difficile de percevoir la communauté d’utilisateur·trices autrement que comme des client·es. Inversement, cette communauté peine à voir les plateformes En commun autrement qu’un produit. La nature de la relation et la manière d’exprimer des attentes sont nécessairement teintées par ce rapport.
- Nous sommes habitué·es à tout prendre en charge à l’échelle d’une équipe ou d’une organisation. Ainsi, si nous ne pouvons pas répondre à un besoin exprimé, il nous faut nécessairement accroître nos capacités. Le modèle de soutenabilité nous invite à réfléchir aux apports potentiels de la communauté, au partage de ressources et à la décentralisation des décisions et des responsabilités, ce qui accroît par ailleurs la résilience des projets.
- Si la démarche est par moment confrontante puisqu’elle remet en question certaines perceptions ancrées en nous, elle nous amène aussi à ouvrir nos imaginaires. Cela permet de nous projeter avec créativité et confiance dans d’autres futurs possibles.
- Le modèle n’apporte pas de solutions clés en main et rien n’est magique. Cela peut parfois être décourageant. Comme le «Business Model Canvas», sa fonction est de proposer un cadre pour réfléchir un modèle sur la base de certains principes, d’alimenter les réflexions et de structurer des solutions. La démarche permet néanmoins d’identifier des pistes concrètes et stimulantes qui n’auraient pas vu le jour autrement.
- La mise en place d’un tel modèle prendra du temps, beaucoup d’itérations et diverses remises en question. Le modèle identifie surtout des axes concrets de travail et plusieurs conditions restent à rassembler. Même si nous ouvrons collectivement nos imaginaires et que nous arrivons à changer de posture, nous continuons d’agir dans un système capitaliste et dans un contexte de rareté de ressources financières.
Ce que ça change
Rien ne change fondamentalement à l’issue de la démarche. Il s’agit d’ouvrir un dialogue avec la communauté pour explorer et bonifier des pistes d’action autour d’une vision qui commence à se dessiner. Mais déjà, cela apporte des changements à petite échelle et génère de nouvelles questions.
- Parallèlement à l’élaboration du modèle de soutenabilité, nous avons également travaillé avec la Coop Interface sur une étude de marché et un modèle d’affaires pour une troisième plateforme, Babillard. Nous partagerons également des informations sous peu à ce propos. Cela nous permet de voir que des avenues intéressantes se dessinent pour la monétisation de certains services, ce qui est encourageant. Comment peut-on arriver à déployer des modèles hybrides qui sont clairs, cohérents et pertinents?
- Bien sûr, cela soulève des questions quant au financement, qu’il soit philanthropique, public ou à travers la finance solidaire. Quel peut être le rôle de ces partenaires? Comment peut se développer une relation de confiance qui ne nuit pas aux orientations du commun? Est-il possible de contracter des prêts sans compromettre la solidité et l’autonomie du projet?
- Le partage avec la communauté est l’une des clés du commoning. Déjà, nous avons apporté des modifications dans notre manière de répondre aux requêtes des utilisateur·trices. Nous prenons le temps d’expliquer de manière transparente et détaillée les défis qui se présentent et les solutions qui s’offrent. Nous avons également démarré un carnet pour partager les statistiques de fréquentations. Cela est plus exigeant pour nous et pour les personnes qui nous communiquent des besoins, mais déjà cela nous permet d’alimenter des discussions fort intéressantes et d’explorer de nouvelles solutions, qui ne seraient peut-être pas apparues autrement.
De manière plus fondamentale, la démarche nous amène à nous questionner sur certaines hypothèses de départ, dont le rôle de Projet collectif à long terme.
- Est-ce que les plateformes devraient être portées de manière collective à travers une autre structure, alors que Projet collectif se concentrerait sur sa mission de soutien à la collaboration et l’accès aux connaissances?
- Quelle est la place du salariat dans ce type de démarche et quelles sont ses limites?
- Comment pouvons-nous élargir la portée des plateformes dans d’autres écosystèmes ou d’autres pays?
- D’un point de vue technique, comment favoriser la libération du code et sa gouvernance, le déploiement d’instances autonomes et l’interopérabilité entre plateformes numériques?
- Comment la communauté peut mieux participer à la conception, au financement (par exemple à travers des commandites de développements spécifiques), à la mobilisation, au soutien et à la transformation des pratiques?
- Comment pouvons-nous travailler de manière encore plus étroite pour répondre collectivement aux différents besoins numériques issus de différentes organisations?
- Quelles conditions doit-on mettre en place pour mieux réfléchir la mise en commun de nos connaissances et de nos outils, au-delà du chapeau organisationnel ou sectoriel?
Penser en dehors de la logique marchande oblige à penser en termes de collaborations et d’interdépendances, donc de dialogue et de confiance. Nous avons hâte de soumettre les idées et pistes qui découlent de cette démarche et de les faire grandir avec vous. Nous espérons aussi que la démarche et les idées inspireront des réflexions pour d’autres solutions numériques et pour d’autres milieux (on pense, par exemple, à nos ami·es maraîcher·ères).
Si En commun répond réellement à un besoin partagé et si le moment est propice pour une mobilisation de la communauté autour du déploiement et la soutenabilité de ces plateformes, je suis confiant que nous en ferons un véritable commun numérique. Cela sera exigeant, mais si nous y parvenons, je suis convaincu que les plateformes En commun seront encore plus pertinentes, ancrées dans les milieux et résilientes.