Quand dire ce n’est pas faire : les écarts entre alimentation déclarée et alimentation réelle dans les enquêtes de consommation

Les enquêtes sur la consommation alimentaire sont courantes et informent les politiques alimentaires. Dans quelle mesure leurs résultats sont-ils fiables? C’est une question cruciale, d’autant qu’un ensemble de travaux signale et étudie depuis longtemps les écarts entre ce que les gens disent (vouloir) consommer et ce qu’ils consomment effectivement. Cette étude avait pour objectif d’offrir une synthèse neuve sur ces décalages. Son apport est double. D’une part, elle fait état d’un ensemble de limites inhérentes à ce type d’enquêtes; ces limites proviennent principalement de la psychologie même des répondants ou de la méthode utilisée pour collecter l’information. D’autre part, trois études de cas réalisées ont permis d’observer concrètement la fabrique même de ces décalages.

Les sources des écarts entre déclarations et consommation

La synthèse des travaux précédents révèle que le « problème » est avant tout humain. Nos capacités cognitives (par exemple, notre mémoire) sont limitées. Cette réalité est difficile à changer, mais quand elle n’est pas suffisamment prise en compte, elle produit ou amplifie les biais dans les enquêtes. Par exemple, presque toujours, il y aura des personnes qui choisissent de ne pas participer à une enquête ou de ne pas répondre à toutes les questions. Cela peut devenir un problème si ce choix cache lui-même des informations clés, de sorte que finalement les participants affichent des caractéristiques différentes de celles de la population étudiée (biais de sélection). Ce problème est particulièrement présent dans les enquêtes alimentaires auprès des volontaires, ou c’est le participant lui-même qui se propose. Ensuite, en ce qui concerne les panels de consommateurs, où les mêmes consommateurs sont régulièrement sollicités, ceux-ci peuvent finir par développer une expertise sur la question, ce qui peut fausser la généralisation de leurs comportements. À force d’être sollicités pour un même questionnaire, ils peuvent aussi se lasser et modifier leur façon de répondre aux questions.

Mais les enquêtes déclaratives, ponctuelles, présentent aussi leur lot de faiblesses. En plus d’être dépendantes du contexte de l’enquête (le lieu, le moment, etc.), ces enquêtes peuvent afficher un biais d’observation : le participant, parce qu’il se sait observé, déclare un comportement différent (et plus vertueux) de celui qu’il aurait adopté naturellement. On observe aussi qu’en général les participants sous-estiment les quantités consommées et surestiment la fréquence de leurs comportements alimentaires inhabituels. Ces erreurs sont exacerbées par les défauts de la mémoire : il est difficile de se souvenir dans les détails de tout ce qu’on a fait, mangé ou avalé. Enfin, dans les enquêtes, la consommation alimentaire éthique est particulièrement exposée à des écarts entre les opinions affichées (souvent positives) et la consommation réelle. Des obstacles physiques (disponibilité, localisation, temps, information, accès, etc.) ou psychiques (par exemple un certain attachement aux routines au moment des achats) semblent contribuer à ces écarts.

L’autre source de ces décalages est à rechercher dans les méthodes de recherche employées. Les principaux reproches faits aux enquêtes peuvent être résumés ainsi : trop longues, trop complexes, trop vagues. En outre, les catégories prédéfinies n’épuisent pas la diversité des comportements, ainsi le grignotage est rarement pris en compte. Ces enquêtes quantitatives partent aussi souvent d’un postulat questionnable, à savoir que les gens prêtent systématiquement attention à ce qu’ils consomment. Or, des comportements de « consommation automatique » ont été observés (surtout pour les produits faciles d’accès). Les modalités même de l’enquête (par exemple, en ligne ou face à face?), son protocole mais aussi les choix et les interprétations lors de l’analyse des données sont, enfin, autant de détails techniques qui peuvent influencer les résultats.

L’observation des décalages à travers trois études de cas

Les auteurs ont ensuite illustré ces problèmes à travers trois études de cas. Nous en présentons deux ici. La première consistait à observer le comportement réel d’une vingtaine de participants qui ont accepté de garder une caméra attachée à leur corps pendant trois jours consécutifs à celui que ces mêmes participants rapportaient dans un carnet alimentaire. Un seul carnet reflétait fidèlement la consommation réelle du participant! En moyenne, un participant omet deux produits par jour. Ces oublis concernent principalement les aliments consommés hors repas et les aliments qui accompagnent les repas. Les auteurs encouragent à prévenir les participants de ces tendances pour espérer limiter ces omissions.

La seconde étude de cas concerne des comparaisons entre des enquêtes nationales successives de consommation alimentaire en France. En 2006-2007, il était demandé aux participants de remplir un carnet alimentaire pendant 7 jours consécutifs; en 2013-2014, les enquêteurs ont préféré téléphoner aux participants à trois jours différents répartis sur trois semaines pour leur demander de rapporter leur consommation du jour précédent. La comparaison des résultats montre que les quantités rapportées par les participants sollicités pendant 7 jours consécutifs ont connu une chute significative (ce qui illustre un effet connu nommé effet de lassitude), contrairement aux quantités stables rapportées dans l’autre enquête.

Les enseignements

Cet article aborde une difficulté qui préoccupe les chercheurs mais aussi les décideurs publics : sur quelles données se baser pour prédire et agir sur les tendances de consommation. La survalorisation des comportements vertueux en matière de consommation éthique déforme l’image de la consommation de certains biens. C’est en particulier vrai dans le domaine alimentaire où les consommateurs affirment acheter bio ou local bien au-delà de leurs pratiques réelles. Cet article nous invite à la prudence. Ce faisant, il nous invite aussi, devant les écueils des méthodes quantitatives, à ne pas négliger la subtilité que peuvent offrir les analyses qualitatives.

pdf N°13, fiche n°4 - octobre 2020 - novembre 2020

Fiche n°4, Bulletin n°13 – octobre 2020 – novembre 2020
Rédaction : Stevens Azima & Patrick Mundler

Ce bulletin vous est offert avec le soutien du Partenariat canadien pour l’agriculture.

note Note(s) liée(s)

padding Carnet(s) relié(s)

file_copy 183 notes
Bulletin de veille bibliographique sur l’agriculture de proximité
file_copy 183 notes
person
Intégré par Anne-Sophie Thomas, le 23 octobre 2023 08:43
category
Fiche

Auteur·trice(s) de note

forumContacter l’auteur·trice forumDiscuter de la note

Publication

1 octobre 2020

Modification

10 novembre 2023 10:42

Historique des modifications

Visibilité

lock_open public