Des détaillants fermiers en milieu urbain : une manière de franchir le fossé entre la ville et la campagne ?

Les produits d’une agriculture pratiquée à petite échelle, selon des méthodes plus artisanales, gagnent en popularité dans les milieux urbains favorisés. En s’appuyant sur l’étude de deux épiceries fermières, le chercheur a tenté de comprendre comment ces magasins contribuent à combler l’écart de représentations à propos de l’agriculture entre les urbains et les ruraux au 21^e siècle. L’une d’elles, possédée par une ferme en grandes cultures se spécialisant dans la moutarde, commercialise toutes sortes de produits, dont les siens ne constituent qu’une minorité. Le couple de propriétaires choisit ses produits en fonction des émotions qu’ils provoquent chez la clientèle plutôt qu’en fonction de leur contenu, de leur provenance ou d’une certification. La boutique met en scène des produits en tentant de créer une ambiance rustique et authentique. Contrairement aux motivations souvent avancées en circuits courts, ce couple n’avait aucun goût pour le contact direct avec sa clientèle. Ses motivations étaient principalement économiques : vendre la moutarde produite dans les meilleurs conditions possibles et réaliser un placement financier. L’autre épicerie, détenue par une agricultrice, propose une gamme de produits assez similaire au précédent magasin, dont là encore peu viennent de la ferme. Elle se distingue par le fait qu’elle contient également un café et offre des produits prêts à manger préparés sur place. Son ambition est d’offrir une expérience rappelant le passé (par la décoration et l’ameublement) et par son désir que sa clientèle puisse prendre son temps et faire ses courses sans stress. En référence au « slow food », les auteurs évoquent ici le « slow retail ». Sa clientèle cible est constituée de retraités et de parents avec de jeunes enfants, des segments de population pouvant davantage prendre le temps de savourer leur visite.

Aucun de ces deux propriétaires ne correspond aux archétypes souvent en présence : l’agriculteur conventionnel et « productiviste », versus le producteur alternatif cultivant en bio et tourné vers ses consommateurs. Ces deux magasins fermiers se distinguent des autres types de détaillants par la mise en valeur d’un certain patrimoine alimentaire et d’une apparente décélération liée à l’authenticité d’un mode de vie rural. L’auteur conclut que l’intérêt des épiceries fermières n’est pas tant de rendre disponible des produits issus d’un type d’agriculture, que d’offrir un « espace émotionnel » où il est possible de respirer et de mettre de côté la distance entre les valeurs et les rythmes des mondes rural et urbain.

Les enseignements

La tendance observée en Suède se matérialise aussi au Québec, où plusieurs détaillants urbains mettent en valeur leurs produits venant directement de fermes opérant selon certaines normes éthiques et esthétiques. Ces détaillants sont parfois menés par des fermes ou encore des regroupements de fermes. La mise en valeur d’une culture alimentaire québécoise se matérialise également sous la forme de magazines, comme Caribou, mais aussi par le travail de certains restaurateurs dont les menus valorisent les produits locaux via la recherche d’une émotion. On se rappellera toutefois que ces mises en scène témoignent également d’une forme de soumission aux images projetées sur le monde rural par le monde urbain : rusticité, authenticité, lenteur sont-elles encore des spécificités de l’identité agricole ?

pdf N°31, fiche n°5 – février - mars 2024

Rédaction : Marilou Ethier, Pascal Genest-Richard, Patrick Mundler

Ce bulletin vous est offert avec le soutien du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ).