Lettre publiée dans le Devoir le 20 mai 2023
Face aux crises systémiques actuelles — crise climatique, crise du logement, hausse du prix des aliments, crise du système de santé, épuisement des ressources naturelles, défaillances du transport collectif, capitalisme algorithmique, etc. — le recours au marché nous mène vers une impasse. Mais l’État providence ne semble pas non plus apte à gérer les perturbations ambiantes. Devant ce dilemme, comment ferons-nous pour nous nourrir, nous loger, nous soigner, nous déplacer ?
Nous devons explorer de nouvelles avenues et créer de nouveaux imaginaires collectifs. Surtout, nous devons soutenir l’effervescence des initiatives et des luttes citoyennes qui se multiplient sur le territoire québécois et dans le monde. Comment transformer nos institutions pour reconnaître aux collectivités le droit de s’organiser pour répondre aux besoins sociaux pressants ?
Nous croyons qu’une « société des communs » incarnerait un nouveau projet de société, un nouveau contrat social entre les collectivités et les institutions. Il s’agit de permettre à des collectifs d’habitants et habitantes de prendre soin, de produire, de partager et de décider ensemble des biens et services nécessaires à leur épanouissement.
Les communs se définissent comme une institution regroupant trois éléments : une ressource (le commun), une communauté (les commoners) et un ensemble de règles et pratiques sociales (la communalisation ou commoning). Les communs permettent ainsi à un groupe de personnes de produire ensemble et de gérer collectivement les biens, services ou activités dont elles ont besoin. Les exemples de communs incluent des forêts communautaires, des bâtiments publics récupérés (comme le Bâtiment 7), des coopératives autogérées (d’habitation, par exemple), des communs de connaissances comme Wikipédia, etc.
Plusieurs initiatives se réclament ouvertement des communs à travers le monde. En Amérique latine, les pharmacies populaires gagnent du terrain au Chili, où le municipalisme est utilisé comme tremplin d’initiatives collectives. Au Mexique, le quartier Santo Domingo a été créé à la suite d’une occupation à México et le mouvement collectif zapatiste a beaucoup d’adeptes au Chiapas.
En Europe, il existe le modèle de soutenabilité des communs de Barcelone, qui a permis la création des coopératives comme Som Mobilitat et Som Energia pour répondre de manière autogérée et soutenable aux besoins de mobilité et de consommation d’énergie. Bologne a quant à elle mis en place une Charte des communs urbains pour repenser le rôle du gouvernement local comme une infrastructure d’accueil des communs auto-organisés.
Au Québec, bien qu’elles n’utilisent pas toujours le vocabulaire des « communs », plusieurs initiatives s’inscrivent dans cette logique. Que l’on pense à la sortie de près de 400 logements du marché spéculatif par un OBNL à Drummondville, à la proposition de fermes pérennes pour le Québec fondée sur des fiducies, des coopératives et des OBNL, ou encore à la mobilisation citoyenne pour protéger un boisé enclavé dans l’est de Montréal. À Métis-sur-Mer, un partenariat public-collectif a été mis en place en 2023 pour bâtir un écoquartier abordable grâce à une entente de 35 ans entre la municipalité et l’organisme CMētis.
D’autres initiatives revendiquent explicitement leur volonté de créer des communs, comme la démarche Transition en commun qui met en place une alliance entre les citoyens, la Ville de Montréal et la société civile, dans un objectif de transition socioécologique dans les quartiers. Il y a aussi l’organisation Projet collectif qui a lancé récemment la plateforme numérique encommun.io, ou encore le CRITIC, un collectif de recherche sur les initiatives, transformations et institutions des communs.
Le « modèle québécois » 2.0
Le Québec a une longue tradition en matière d’économie sociale et d’autogestion. Pensons aux caisses populaires Desjardins et aux coopératives agricoles lancées au début du XXe siècle, ou aux cliniques communautaires et garderies autogérées des années 1960 et 1970. Ces dernières furent ensuite institutionnalisées sous forme de CLSC et de CPE pour devenir des composantes clés du « modèle québécois ».
Or, l’universalisation des services par les pouvoirs publics s’est souvent accompagnée d’une professionnalisation et d’une centralisation. En effet, beaucoup de communs québécois ont été « étatisés » ou « bureaucratisés » avec le temps.
L’économie sociale représente aujourd’hui environ 10 % du PIB du Québec, mais peine à dépasser ce plafond et à transformer notre modèle économique en profondeur. Les communs élargissent la solidarité au-delà de l’économie sociale en créant des ponts avec les milieux communautaires, les initiatives citoyennes, les luttes sociales et les projets de transition socioécologique. Ils permettent de repolitiser l’économie sociale, de favoriser un imaginaire qui déborde du cadre de l’entreprise en abordant les enjeux de contribution, de partage, de communalisation, de gestion horizontale, d’intelligence collective, etc. Ce paradigme offre un socle permettant de rassembler une foule de pratiques pour rendre le monde plus beau, viable, démocratique et écologique.
Dans tous les cas, un large débat de société doit avoir lieu pour penser les fondements d’un « nouveau modèle québécois », allant au-delà du « tout-à-l’État » ou du « tout-au-marché ».
Marie-Soleil L’Allier et Jonathan Durand Folco
La première est candidate au doctorat en sciences de l’environnement à l’UQAM ; le second est professeur agrégé à l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère à l’Université Saint-Paul, à Ottawa. Ils participent au forum international La Grande Transition : lutter en temps de crise globale, à l’Université Concordia du 18 au 21 mai 2023. L’événement est ouvert au public.