5.1.1. Les caractéristiques des CdP dans le champ de l’innovation sociale | Mémoire sur les communautés de pratique / discussion

ℹ️ Contexte 
Cette note fait partie du carnet "La communauté de pratique comme stratégie de transfert de connaissances dans le champ de l’innovation sociale", un mémoire qui propose un regard critique sur le déploiement de la démarche Passerelles 1 (2018-2022) et qui vise à identifier les conditions de succès et les facteurs à considérer pour ce type particulier de communautés de pratique (CdP).
Table des matières | Résumé | Références

Rappelons qu’une des principales questions de cette recherche était de déterminer s’il y a des facteurs spécifiques aux CdP dans le champ de l’innovation sociale qui devraient être pris en considération dans leur conception et leur animation. Cette recherche ne permet pas d’affirmer avec certitude que de telles caractéristiques existent et sont uniques à ce champ, mais elle permet de mettre en lumière des éléments de contexte qui sont rarement mentionnés dans la littérature et qui semblent avoir un impact réel sur les conditions de succès.

Ces observations sont embryonnaires et elles nécessiteraient des recherches plus approfondies. Elles permettent néanmoins d’avancer des hypothèses quant aux actions qui peuvent être déployées pour favoriser l’épanouissement de ce type de CdP.

5.1.1.1. Hétérogénéité

Ces CdP se caractérisent par une grande hétérogénéité de membres et de leurs organisations d’attache. On retrouve une diversité de professions, mais également de cadres de référence, de visions, de vocabulaire, de temporalité et de perspectives.

Il est possible de retrouver dans une même CdP des personnes qui interviennent à différentes échelles territoriales, dans différents secteurs et avec des approches professionnelles distinctives. Certains membres sont issus de milieux plus institutionnels alors que d’autres œuvrent dans des milieux plus près du terrain, voire au sein de groupes militants ou encore informels. L’intention et les besoins des membres sont variables, reflétant cette diversité de réalités. Ils sont rarement contradictoires, mais ils peuvent paraître difficilement réconciliables au début de la démarche.

Malgré tout, dans la plupart des cas, l’entreprise commune s’appuie sur des enjeux transversaux dont la complexité nécessite une collaboration large. Les problèmes sociaux tels que l’injustice sociale et la crise climatique, par exemple, sont complexes et exigent de la part des intervenant·es une grande collaboration et une circulation fluide des informations stratégiques. L’hétérogénéité des groupes étudiés génère des défis supplémentaires, mais amène aussi une richesse due à la diversité de perspectives, des compétences réunies et des stratégies d’action. On peut également émettre l’hypothèse qu’elles ont le potentiel de générer des innovations plus profondes et de transformer les dynamiques collaboratives au sein d’écosystèmes plus larges. Ultimement, de telles CdP peuvent créer des espaces de liaison et de médiation, contribuant ainsi à une meilleure cohérence et à la solidification des écosystèmes, des éléments essentiels pour soutenir le développement des capacités pour des changements systémiques.

5.1.1.2. Caractère spontané ou stratégique

Ces CdP émergent de manière spontanée en fonction des besoins identifiés par certains individus qui affirment un leadership rassembleur. Leurs constitutions sont parfois surprenantes et difficiles à prévoir à partir d’une analyse des enjeux.

Si certaines CdP sont conçues de manière stratégique et s’inscrivent dans des programmes gouvernementaux ou des projets spécifiques, la plupart sont spontanées et émergent à l’initiative d’une organisation ou d’un petit groupe d’individus. De ce point de vue, on peut affirmer qu’elles émanent d’une volonté portée par les acteur·trices et non d’une réponse à des orientations stratégiques externes émanant d’une organisation, d’un réseau sectoriel, d’une coalition citoyenne ou d’un ministère.

Les CdP qui sont plus stratégiques présentent des défis supplémentaires en termes de mobilisation. Un travail d’arrimage aux besoins des membres ciblés et d’adaptation à leurs contextes professionnels semble essentiel pour assurer un niveau d’engagement et de participation.

Sur ce point, certains responsables ont tendance à confondre les besoins des organisations d’attache et les besoins des individus qui sont invités à titre de membres. L’adaptation de l’entreprise commune aux besoins organisationnels a tendance à contribuer à leur reconnaissance tandis que l’adaptation en fonction des besoins individuels accroît la pertinence et la légitimité de la démarche aux yeux des membres.

Nous avons identifié des cas où le caractère stratégique d’une CdP est susceptible de nuire à l’atteinte des objectifs, dont les tables de concertation, les comités de pilotage de projets de transfert de connaissances et les actions politiques découlant des échanges au sein d’une CdP.

Tables de concertation

Les tables de concertation sont généralement des espaces qui facilitent les arrimages entre les acteur·trices d’un milieu et la coordination des actions sur un territoire donné. Certaines personnes souhaitent élargir le mandat de ces espaces pour y déployer des CdP, ce qui permettrait alors d’accroître la collaboration liée à la pratique des personnes ciblées ainsi que le co-apprentissage.

Or, nous remarquons que le caractère stratégique et orienté vers des indicateurs mesurables n’est généralement pas propice pour rassembler les conditions de succès des CdP.

Ainsi, nous croyons que les activités liées à une table de concertation et celles liées à une CdP devraient être clairement séparées ou encore s’inscrire dans des démarches distinctes. Ceci éviterait par exemple que des tensions politiques ou des mésententes concernant les stratégies d’action ne nuisent à la collaboration, au partage de connaissances et à l'apprentissage. Inversement, la confiance, le sens et l’identité qui se développent au sein d’une CdP peuvent en retour contribuer à la réalisation de mandats plus stratégiques ou politiques menés dans d’autres lieux par les mêmes acteur·trices.

Comités de pilotage de projets de transfert de connaissances

Lorsqu’un projet de TC se met en place, il découle généralement de l’identification d’un besoin de systématiser une pratique innovante et de faciliter son essaimage dans une volonté de contribuer à un changement des pratiques. Ce besoin est généralement bien réel et confirmé par les partenaires qui s’impliquent dans la démarche.

Dans le cadre d’une approche circulaire de transfert, il est souhaité que les parties prenantes puissent contribuer à la co-construction des connaissances. La communauté de pratique est souvent identifiée comme une stratégie appropriée pour y parvenir. Une telle CdP va généralement réunir des porteur·euses de projets qui ont expérimenté ou qui s’apprêtent à expérimenter la pratique étudiée ainsi que des accompagnateur·trices, des expert·es du domaine, des chercheur·euses et des conseiller·ères en TC. Ces personnes se réunissent au sein d’une CdP qui est parfois également un comité de pilotage de la démarche de transfert.

Comme dans le cas d’une table de concertation, nous remarquons qu’il peut être pertinent de distinguer les activités liées à l’opérationnalisation de la démarche et celles liées aux activités de collaboration et de co-apprentissage.

Étant donné que la démarche vise un objectif stratégique lié aux livrables, nous remarquons aussi qu’il est possible que les membres de la CdP aient une interprétation différente de l’entreprise commune. De plus, les différentes parties prenantes peuvent avoir des attentes différentes, des contextes organisationnels variés, des langages différents et des temporalités qui ne sont pas toujours compatibles.

Ainsi, il semble pertinent de s’assurer que le mandat soit bien compris par tous·tes. Si les membres ont peu d’emprise sur la définition de l’entreprise commune, ils peuvent néanmoins influencer le rythme, les thématiques abordées, les activités et la nature des livrables.

Pour favoriser l’engagement de chacun·e, il semble important sur la CdP puisse répondre aux besoins des personnes impliquées. Par exemple, les porteur·euses de projets doivent être en mesure de voir les effets concrets des activités de la CdP dans leur pratique et non pas se sentir comme un terrain d’étude.

Ici, les responsables de l’animation, qui sont souvent les conseiller·ères en TC, devraient notamment s’assurer de créer un climat de confiance, de favoriser la traduction de sens, de contribuer à la reconnaissance de la CdP et soutenir les membres dans le développement de leurs compétences, notamment dans la documentation de leurs pratiques.

Ce type de CdP présente un défi de pérennisation au-delà de la démarche de transfert, alors que les objectifs initiaux sont atteints. Les besoins de collaboration restent généralement présents, des habitudes se sont développées, la CdP est susceptible de générer des effets tangibles et il n’est pas rare qu’un potentiel d’élargissement soit identifié.

De plus, les outils de transferts développés doivent faire l’objet d’une appropriation par les publics ciblés et demandent une actualisation en fonction de l’évolution du contexte, des pratiques et des expériences menées. Or, le financement cesse lorsque la démarche est terminée et les conseiller·ères en TC n’ont plus le temps ni les ressources pour animer la CdP et les processus actualisation de connaissances. Il peut donc être intéressant de réfléchir en amont à un plan de pérennisation des activités, de transfert de la responsabilité de l’animation à un partenaire ou un plan de transformation de la CdP, par exemple une fusion avec une CdP existante.

Ces commentaires s’appliquent également à une CdP mise en place dans le cadre d’une recherche partenariale.

Notons finalement que l’entreprise commune d’une CdP comme stratégie de TC sera généralement liée à une partie des activités professionnelles des membres. Ces professionnel·les ou porteur·euses de projets agissent chacun·e dans des environnements complexes, sont engagé·es dans des tâches variées et composent souvent avec des ressources limitées. Les sujets traités par la CdP ne concernent donc pas leur pratique de manière globale, comme ça peut être le cas dans d’autres types de CdP. Ils sont plutôt liés à un projet spécifique, des tâches nouvelles, une expérimentation en cours, un objectif d’apprentissage, un mandat qui leur est attribué ou un intérêt personnel. Tout aussi pertinent que puisse être le mandat de la CdP à leurs yeux, leur capacité à s’engager dans les activités sera parfois limitée et affectée par les autres tâches en cours et le niveau de priorisation de la thématique par l’organisation d'attache. Cette réalité devrait être prise en considération dans l’analyse du contexte et des besoins, dans la conception de la CdP, dans les efforts de mobilisation, dans le choix des activités, dans la définition du rythme, dans les stratégies d’animation ainsi que dans l’évaluation et l’évolution de la CdP.

Actions politiques émergeant des CdP

Il arrive aussi que les membres d’une CdP souhaitent agir de manière politique sur un milieu donné. À titre d’exemple, un groupe rassemblant des acteur·trices varié·es, mais travaillant sur des thématiques communes, pourrait identifier des enjeux spécifiques et souhaiter intervenir dans l’espace public, en interpelant des élu·es, les médias et le public en général.

Or, une telle démarche n’est pas toujours conforme à la motivation initiale des membres qui se sont joints à la CdP. Les personnes s’y retrouvent généralement à titre individuel et il leur est parfois difficile de prendre une position au nom de leur organisation. De plus, le processus décisionnel et démocratique peut être lourd et complexe dans certaines organisations, par exemple les fédérations rassemblant de nombreux membres ou les syndicats.

Aussi, certaines organisations apprécient le caractère libre et ouvert des CdP pour y aborder des enjeux sur lesquels ils ne veulent pas se prononcer publiquement, ce qui est le cas par exemple des fondations privées, des sociétés d’État ou des chaires de recherche.

Si la CdP s’avère un espace propice pour mieux comprendre les enjeux sociaux et pour permettre la discussion sur d’éventuelles actions politiques, la mise en œuvre de ces actions devraient faire l’objet de démarches distinctes portées par les membres qui souhaitent s’y engager, sans que cela engage pour autant la CdP comme entité. Par exemple, une CdP peut permettre d’approfondir un enjeu, de rassembler les connaissances utiles et d’en produire de nouvelles autour de la problématique ciblée, de dégager une vision commune au sein du groupe, d’élaborer des hypothèses d’action, de faciliter la coordination des actions des membres et ultimement de mener à l’écriture d’un document collectif. Cependant, cette lettre ouverte, ce mémoire ou ce manifeste pourrait ne pas être signé au nom de la CdP ou impliquer l’ensemble de ses membres, mais être appuyé au final par les organisations ou même les individus qui se sentent interpelés et qui estiment détenir la légitimité nécessaire pour porter ce discours. On voit dans cet exemple que la CdP peut devenir un espace d’incubation d’idées ou d’actions sans pour autant devenir un nouvel acteur politique. En tant qu’espace neutre, sécuritaire et convivial axé sur des objectifs de collaboration et d’apprentissage, la CdP peut même faciliter la création de liens inédits et l’émergence d’innovations radicales qui auraient autrement été difficiles à soutenir. 

5.1.1.3. Moyens limités

Dans la plupart des cas, les moyens financiers pour assurer le fonctionnement de la CdP sont rares ou inexistants. Nous pouvons constater que de telles ressources contribuent pourtant à la formalisation de la démarche et à la capacité de rassembler les conditions de succès.

Ces ressources permettent notamment aux personnes qui jouent un rôle clé dans le déploiement de la CdP d’y consacrer du temps et de développer les compétences nécessaires, notamment celles liées à la mobilisation, l’animation, à la documentation des pratiques et à la curation.

Un meilleur soutien financier permet également de dynamiser la communauté par des activités répondant aux besoins des membres, de multiplier les occasions de rencontre entre les CdP, de mener une évaluation facilitant son évolution et de contribuer à la reconnaissance du groupe.

Cela permet également de bénéficier d’un soutien externe dont les effets bénéfiques ont été démontrés dans le cadre de cette recherche. Ce soutien pourrait par ailleurs être encore davantage facilité en finançant directement une organisation dont le mandat serait de soutenir l’ensemble des démarches collaboratives et de documentation dans un écosystème donné ainsi que de travailler sur les conditions générales facilitant leur mise en œuvre, par exemple en développant une plus grande culture de collaboration et de mise en commun de savoirs ouverts.

Comme on le voit, des moyens financiers adéquats permettent d’avoir un impact structurant sur plusieurs conditions de succès. Le milieu de la santé, davantage structuré et où la collaboration et le TC sont davantage formalisés, un tel appui financier ainsi qu’un accompagnement personnalisé sont disponibles. Même si cette pratique est relativement nouvelle et qu’elle se bute à divers défis internes, il semble en découler des effets bénéfiques sur le succès des CdP, sur le développement des compétences des membres ainsi que sur la capacité d’adaptation et d’innovation au sein même des équipes. Il serait intéressant d’étudier plus en profondeur cette démarche et d’évaluer la possibilité de reconnaître, structurer et soutenir davantage les CdP dans le champ de l’innovation sociale, sans pour autant affecter leur agilité et leur liberté.

5.1.1.4. Adaptations proposées à la grille des caractéristiques structurelles

La grille des 21 caractéristiques structurelles proposée par Dubé, Bourhis et Jacob (2006) s’avère utile pour définir les CdP. Dans le cadre de cette recherche, elle a aidé à identifier des particularités propres au champ de l’innovation sociale, mais aussi à préciser les différences entre les cas étudiés. Une telle caractérisation contribue à l’analyse et à l’identification d’actions qui peuvent être priorisées par les groupes.

À l’issue de cette recherche, nous proposons deux ajouts qui nous sembleraient pertinents.

  • Il serait intéressant de préciser encore davantage la diversité culturelle liée aux membres d’une CdP en ajoutant une caractéristique concernant la diversité des contextes dans lesquels agissent ces personnes ainsi que la diversité des perspectives.
  • Outre l’orientation du mandat, il serait pertinent de définir le niveau de précision de ce mandat, pour indiquer s’il est large ou ciblé. Si le mandat est ciblé, il serait pertinent de préciser quelle proportion des tâches des membres est concernée par ce mandat.

Enfin, l’analyse en fonction des caractéristiques structurelles devrait être complétée par une analyse plus large du contexte, des besoins, des moyens disponibles, des compétences des personnes composant l’équipe initiale et des freins potentiels.

Suite : 5.1.2. Les conditions de succès des CdP dans le champ de l’innovation sociale | Mémoire sur les communautés de pratique / discussion

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Intégré par Joël Nadeau, le 6 décembre 2023 10:47
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6 décembre 2023

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6 décembre 2023 17:37

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