Le rôle des relations sociales dans la durabilité environnementale des circuits courts alimentaires

Les relations directes entre producteurs et consommateurs sont une caractéristique des circuits courts alimentaires, notamment des marchés fermiers souvent décrits comme des lieux emblématiques de cette dynamique sociale. Pour plusieurs observateurs, cette dynamique est opposable à celle de la grande distribution, perçue comme marchande et déconnectée du contexte social. Le concept d’encastrement social (de l’anglais embeddedness) a souvent été utilisé pour analyser le rôle structurant des relations sociales dans les marchés fermiers. Diverses retombées positives (comme la confiance) sont censées en découler. Un appel à plus de prudence a toutefois été lancé, soulignant que cette fracture conceptuelle entre circuits courts et circuits longs résiste mal à un examen plus approfondi. D’une part, l’économie en circuits longs n’est pas totalement déconnectée de la sphère sociale. D’autre part, les circuits courts, même socialement « encastrés », restent sensibles aux signaux du marché et aux motivations plus personnelles de leurs participants. L’analyse des retombées supposées de cet encastrement social des circuits courts ne doit donc pas négliger le rôle que peuvent jouer d’autres forces actives dans ces initiatives.

Cet article analyse le rôle des relations sociales entre producteurs et consommateurs en circuits courts dans l’adoption de certaines pratiques agroenvironnementales (utilisation de pesticides et gestion de la fertilité des sols). Les auteurs introduisent pour cela le concept d’encastrement socio-écologique des circuits courts. Cette analyse examine le rôle des relations sociales et des échanges directs entre agriculteurs et consommateurs, mais reconnait aussi l’apport d’autres facteurs (marché, objectifs individuels poursuivis) dans l’explication des retombées. Pour cela, en plus d’une observation sur le terrain, 20 entrevues qualitatives ont été conduites auprès de 20 agriculteurs dans un réseau de marchés fermiers fondé en 1976, dans la ville de New York. Les résultats montrent une faible influence des relations producteur-consommateur dans le court terme (elles favorisent le statu quo environnemental) et le long terme (elles favorisent des changements marginaux), à côté d’autres forces à l’oeuvre dans ces marchés fermiers.

Des discussions animées

La pratique la plus discutée par les consommateurs, concerne l’utilisation de pesticides sur la ferme. Pour les agriculteurs rencontrés, la question fréquente qui leur est posée : « êtes-vous bio? » traduit le fait que les consommateurs veulent avant tout connaitre quelles sont les méthodes de lutte contre les ravageurs. Au-delà de leur intérêt pour une production sans pesticide chimique, les questions posées par les consommateurs aux producteurs sont surtout une invitation faite à l’agriculteur d’en dire plus sur sa ferme et de rassurer le consommateur. Les producteurs, même ceux qui ne sont pas certifiés, en profitent pour présenter leur ferme, expliquer leur façon d’utiliser les pesticides et la pertinence de leurs choix. Pour ce faire, les producteurs s’appuient sur divers arguments de proximité (« je m’en occupe personnellement », « nous sommes une ferme familiale », etc.) pour gagner la confiance du consommateur et montrer qu’ils se soucient de lui. Ces échanges directs conduisent généralement à une fidélisation du client (ce qui en retour installe la confiance du côté du producteur également). Mais ces échanges directs avec le consommateur, confortent en fin de compte les agriculteurs dans leurs pratiques, puisque celles-ci sont validées par le consommateur. Ils contribueraient donc à maintenir le statu quo et à décourager des changements de pratiques. Le fait que malgré leur ancienneté sur le marché fermier, peu d’agriculteurs aient rapporté avoir changé leurs pratiques au fil des années appuie cette interprétation.

Mais d’autres forces sont conjointement à l’oeuvre et peuvent expliquer que malgré tout, quelques changements de pratique sont rapportés. Le fait d’être en contact direct et répété avec le consommateur, peut pousser certains agriculteurs à adopter des pratiques de traitement moins agressives : « les consommateurs le méritent ». Il s’agit là d’une influence des relations sociales qui s’exerce de manière implicite sur le comportement des agriculteurs en lien avec l’environnement. De plus, même si typiquement l’intérêt des consommateurs pour la non-utilisation de pesticides exprime plus un besoin d’assurance ou de réassurance qu’un besoin réel d’ajustements techniques de la part du producteur, il demeure que cet intérêt peut parfois être interprété par certains agriculteurs comme un signal de marché et une opportunité de gagner plus s’ils s’adaptent, transforment leurs pratiques ou obtiennent la certification bio. Dans le même temps, ces changements de pratique peuvent aussi être l’expression d’un projet personnel de développer les affaires et de rendre l’entreprise viable.

Quant à la gestion de la fertilité des sols, elle reçoit peu ou moins d’attention lors des échanges avec le consommateur. Les facteurs qui expliquent les choix des agriculteurs en matière de gestion de la fertilité de leurs sols sont la formation initiale reçue (dont l’orientation tend à être conservée au fil des années), le coût financier de certaines approches plus durables (parfois jugées prohibitives) et l’accès de ces agriculteurs aux ressources (par exemple, suffisamment de matériaux pour alimenter un compost), lui-même fonction de la qualité du réseau de contacts de l’agriculteur. Les signaux de marché et le projet professionnel de l’agriculteur jouent donc un rôle clé sur cet aspect des pratiques environnementales des fermes de l’enquête. Cependant, la fréquentation du marché fermier peut aussi amener à une prise de conscience de l’intérêt d’une approche plus durable et plus « soucieuse » de la fertilité des sols (comme le recours au compostage). Il y a donc une forme d’encastrement socio-écologique implicite qui continue de jouer au niveau de cette pratique environnementale.

Les enseignements

Cet article complète une autre contribution qui suggérait que les circuits courts peuvent encourager une moindre utilisation de pesticides. Ce sont les échanges directs, mais plus encore le fait d’être en contact répété avec le consommateur, qui favoriseraient explicitement ou non une réflexion sur la durabilité environnementale de certaines pratiques agricoles chez les agriculteurs. Le lien n’est toutefois pas immédiat. À court terme, c’est plutôt le statu quo qui est encouragé, favorisé par la confiance mutuelle qui s’établit. Mais d’autres forces (comme le marché ou des motivations personnelles) influencent aussi les décisions des agriculteurs. Les résultats de cette recherche invitent à la prudence quant aux bénéfices environnementaux souvent associés à l’encastrement social des marchés fermiers.

pdf N°10, fiche n°3 - avril 2020 - mai 2020

Fiche n°3, Bulletin n°10 – avril 2020 – mai 2020
Rédaction : Stevens Azima & Patrick Mundler

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Intégré par Anne-Sophie Thomas, le 25 octobre 2023 09:06
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Circuit court, Environnement, Fiche

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Publication

1 avril 2020

Modification

10 novembre 2023 11:47

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