2.2.3. L’apprentissage | Mémoire sur les communautés de pratique / cadre théorique

ℹ️ Contexte 
Cette note fait partie du carnet "La communauté de pratique comme stratégie de transfert de connaissances dans le champ de l’innovation sociale", un mémoire qui propose un regard critique sur le déploiement de la démarche Passerelles 1 (2018-2022) et qui vise à identifier les conditions de succès et les facteurs à considérer pour ce type particulier de communautés de pratique (CdP).
Table des matières | Résumé | Références

La plupart des auteur·trices traitant des CdP affirment que l’apprentissage constitue l’un des principaux apports de ce type de démarche, avec la collaboration et l’innovation.

Pour Wenger (2005), l’apprentissage dans un contexte de CdP doit être conçu « sous l’angle d’une participation sociale » (p. 2). L’apprentissage concerne ainsi la pratique, mais également la création de sens et le développement de l’identité. Pour l’auteur, la formation conventionnelle est généralement trop structurée alors que nous apprenons de multiples manières, par exemple à travers la pratique et l’engagement dans des communautés. Les CdP deviennent donc une formule complémentaire à d’autres formes d’apprentissage.

Pour expliquer comment il est possible d’apprendre dans une CdP, Wenger s’inspire des théories sociales de l’apprentissage, dont celles développées par Bandura, qui tiennent compte des interactions sociales. Il s’inspire surtout, avec Jean Lave en 1991, du concept d’apprentissage situé, qui postule que les connaissances sont indissociables de leur contexte social et culturel.

Dans cette approche, les processus d’apprentissage doivent prendre en considération le contexte de la pratique. Dans le même ordre d’idée, Tremblay (2006) qualifie les connaissances partagées comme étant « socialement localisées », donc liées à une pratique donnée dans un contexte précis.

Parot (2004) qualifie l’apprentissage au sein des CdP de « participatif » (p. 27). « L’apprentissage s’effectue par le biais de la participation à des pratiques communes et à travers les échanges entre les membres d’une même communauté », résument quant à eux Laferrière, Martel et Gervais (2006, p. 9). Pour le CEFRIO (2005), cet apprentissage naît de la mutualisation et la mise en perspective des connaissances : « le partage du savoir n’est ni unidirectionnel, ni simplement une transaction. C’est un engagement mutuel à l’apprentissage entre pairs » (p. 13). L’apprentissage entre individus peut être animé et il ne repose pas sur le rôle central d’un·e expert·e qui se présente comme seul·e dépositaire d’un savoir.

Par ailleurs, l’apprentissage issu des activités d’une CdP n’est pas structuré. Il est informel (Bourdat, 2017 ; Sánchez-Cardonaa, Sánchez-Lugob et VŽlez-Gonzálezc, 2012 ; Wenger, 2005), voire non intentionnel (Bourdat, 2017).

Les connaissances partagées et co-construites dans une CdP sont de nature variée. Elles concernent essentiellement le savoir-faire (Tremblay, 2006). Elles « s’alimentent de données et d’information, mais elles sont d’un autre ordre : elles traduisent le savoir-faire, le savoir-être, bref l’expérience et l’expertise », résume le CEFRIO (2005, p. 17). Enfin, les connaissances peuvent être explicites, mais également tacites.

2.2.3.1. Gestion des connaissances au sein d’une organisation

L’intérêt envers les CdP est important. Plusieurs organisations se tournent vers cette stratégie et de nombreux ouvrages traitent de la question. Dans la préface à un guide produit par le CEFRIO en 2005, Wenger se dit lui-même étonné face à la popularité du concept. Par ailleurs, Boisvert (2013) constate que le concept de CdP « a grandement évolué, tout particulièrement en ce qui a trait à son application au sein des organisations » (p. 5).

Si elles ont toujours existé de manière plus ou moins formelle, l’intérêt pour les expérimenter et les théoriser est grandissant. Ceci s’explique entre autres parce que les formes traditionnelles d’apprentissage ont montré leurs limites (Wenger, 2005) et qu’elles mettent de côté des besoins auxquels les CdP arrivent à répondre.

Pour certains auteur·trices, il s’agit d’abord de répondre de manière stratégique à un enjeu de gestion des connaissances face aux dangers que pose, par exemple la perte d’expertise des employé·es qui quittent leur poste. De multiples cas permettent de constater les limites des outils collaboratifs conventionnels et des bases de données (Ardichvili, Page et Wentling, 2003 ; Cappe, Chanal et Rommeveaux, 2007). Ces constats expliqueraient en partie l’intérêt porté envers la recherche de solutions complémentaires pour favoriser le partage et la création de connaissances.

Parmi les limites des systèmes de stockage de données, Cappe, Chanal et Rommeveaux (2007) mentionnent entre autres l’absence de contexte permettant de saisir le sens des informations disponibles : « (les informations) se révèlent trop synthétiques ou parcellaires et sont donc difficilement utilisables en l’état par d’autres que ceux qui les ont mises en ligne » (2007, p. 7). Selon McDermott (2007), pour optimiser la circulation des connaissances, il faut donc miser sur les dynamiques relationnelles, ce qui est possible à travers les échanges au sein d’une CdP.

Comme mentionné plus tôt, l’enjeu de la gestion des connaissances a surtout été étudié dans un contexte d’entreprise. Les CdP y seraient d’ailleurs maintenant plus la norme que l’exception, selon Dubé et Bourhis (2006). « Dans le contexte de l’économie du savoir, l’intérêt pour les formes d’organisation du travail qui favorisent le développement des connaissances s’est accru », résume Tremblay (2005, p. 694).

Pour Sánchez-Cardonaa et col. (2012), les CdP augmentent la performance des organisations, notamment en facilitant la dissémination des connaissances et l’innovation. Citant Lesser et Storck, ils mentionnent les effets bénéfiques sur la courbe d’apprentissage, sur la capacité à répondre plus rapidement aux besoins des client·es et la facilité à générer de nouvelles idées en évitant de constamment réinventer la roue (p. 1822).

Le CEFRIO (2005) présente également la CdP comme un outil susceptible d’accroître la productivité, l’innovation et les compétences des employé·es. L’organisme y voit par exemple des bénéfices en termes d’économie de temps, de goût du risque accru, de soutien moral, de stimulation de l’énergie intellectuelle, de créativité ainsi que de diminution coûts de production (p. 27). L’économie s’effectue également sur les frais de formation, selon Sánchez-Cardonaa et col. (2012), alors que les employé·es apprennent en partie de manière autonome.

Les entreprises s’intéressent de plus en plus « à l’apprentissage que l’on considère comme source indirecte de gains de productivité », selon Bourhis et Tremblay (2004, p. 11). L’apprentissage est alors vu comme un facteur de motivation, de loyauté, de transmission de valeurs et de constitution d’une culture organisationnelle (CEFRIO, 2005).

Paré et Francoeur (2020) présentent la préservation des talents et des connaissances comme la clé d’un positionnement réussi des entreprises sur les marchés compétitifs. Pour se démarquer et prospérer, écrivent-ils, les entreprises doivent « développer des mécanismes afin de retenir, développer et diffuser (les) connaissances au sein même de l’organisation » (p. 2). Comme la connaissance est dynamique, poursuivent Paré et Francoeur, il importe de développer des mécanismes souples favorisant l’interaction formelle et informelle entre les employé·es.

Si le contexte économique exige des changements dans les méthodes de gestion des connaissances, il induit également des transformations organisationnelles (Parot, 2004). Par exemple, les changements technologiques et l’accélération des cycles d’innovation réduisent les contraintes de temps et d’espace, tout en favorisant le développement d’une « organisation en réseau », plus souple et capable d’adaptation rapide. « Grâce à l’interconnexion de leurs membres, les réseaux sont créatifs, sachant particulièrement bien créer, innover et apprendre » (Parot, 2004, p. 14).

La CdP s’avère alors une bonne stratégie pour y parvenir, croit l’auteur, puisqu’elle permet de fédérer des acteur·trices clés, de faciliter la détection d’idées neuves, de mobiliser les compétences pertinentes et de mutualiser les ressources rares.

En somme, la CdP est principalement étudiée dans le contexte d’une organisation donnée pour répondre à des enjeux internes de gestion des connaissances. Peu de recherches abordent la CdP comme une stratégie de TC dans un contexte impliquant une multitude d’acteur·trices issus d’une variété d’organisations, mais on peut supposer que certains avantages ici mentionnés en termes de gestion des connaissances peuvent également s’appliquer à des écosystèmes composés de multiples acteur·trices.  

2.2.3.2. Connaissances explicites et tacites

Une particularité intéressante concernant les processus d’apprentissage au sein des CdP est la possibilité de partager des connaissances tacites (Demers et Tremblay, 2020 ; Gravel, 2010 ; Hartner, 2012 ; Paré et Francoeur, 2020 ; Sánchez-Cardonaa, Sánchez-Lugob et VŽlez-Gonzálezc, 2012 ; Tremblay, 2006 ; Wenger, 2005). 

La pratique se compose de certains aspects explicites (procédures, règles, documents, bases de données, outils, langage, etc.) et d’autres qui sont implicites, ou tacites, et moins structurés (réflexes intégrés aux routines, indices subtils, règles non dites, représentations du monde, préconceptions, relations, conventions, hypothèses, intuitions, etc.).

Les connaissances explicites sont plus facilement codifiables et transmissibles directement ou indirectement au travers des artéfacts. La socialisation est cependant essentielle pour la transmission des connaissances tacites, ce qui serait favorisé dans les CdP. Paré et Francoeur (2020) croient que c’est le caractère flexible de la structure des CdP qui permet cette circulation de connaissances tacites, ainsi que la diversité des modes de partage qui y sont présents (récits anecdotiques, les conversations de corridor, coaching, etc.).

Le concept des connaissances tacites vient de Michael Polanyi, qui les définissait en 1967 comme étant ce que nous connaissons sans arriver à l’exprimer facilement de manière verbale (Hildreth et Kimble, 2002). Nonaka suggérait en 1991 que les connaissances tacites sont plus personnelles et qu’elles sont enracinées dans un contexte spécifique (Hildreth et Kimble, 2002). Comme ces connaissances sont « inaccessibles à la conscience », pour reprendre l’expression de Polany, elles passent souvent inaperçues par celles et ceux qui les possèdent. « Les individus sont dépositaires d’un capital de savoirs dont ils ne soupçonnent que partiellement l’ampleur et la complexité », résume Gravel (2010), ajoutant que cela représente un énorme défi dans les stratégies de gestion des connaissances.

2.2.3.3. Apprentissage individuel

Pour la plupart des auteur·trices, l’apprentissage survient à travers les activités de la CdP et il est dépendant de la santé de la communauté. Wenger (2005) identifie trois mécanismes qui stimulent l’apprentissage au sein d’une CdP : l’engagement, l’imagination et l’alignement. Il définit l’engagement non seulement comme le niveau de participation aux activités, mais aussi comme un processus « de construction de la communauté, de créativité, d’énergie sociale et de connaissances émergentes » (p. 258).

L’engagement s’alimente selon lui de mutualité (interactions, tâches communes), des compétences (mise en pratique d’habiletés, invention de solutions) ainsi que de continuité (la mémoire, les récits, les rencontres entre les ancien·nes et nouveau·elles).

L’imagination concerne l’orientation (dans le temps et dans l’espace, à travers les sens donnés), la réflexion (représentations, comparaisons avec d’autres pratiques) et l’exploration (essais, prototypes, simulation).

L’alignement, qui est nécessaire selon Wenger pour relever certains défis, se définit quant à lui par la convergence (vision, concertation, compréhension partagée), la coordination (normes, méthodes, procédures, frontières) et les dynamiques de pouvoir (politiques, médiation).

Ces différents mécanismes peuvent être interpelés dans toutes les dimensions de la vie de la CdP. Ils sont plus efficaces pour stimuler l’apprentissage s’ils sont combinés, croit Wenger.

2.2.3.4. Apprentissage organisationnel

Les CdP peuvent favoriser l’apprentissage des individus, mais aussi de l’organisation elle-même (Gravel, 2010 ; Tremblay, 2003). Gravel (2010) définit l’apprentissage organisationnel engendré entre autres par les CdP comme un processus qui « plonge ses racines dans celui des acteurs de l’organisation ; il s’actualise et se modifie en dépassant les limites de l’individu afin de se diffuser et d’influencer les pratiques systémiques communes à l’ensemble des acteurs » (p. 71).

C’est la socialisation des savoirs et des apprentissages à travers la collaboration qui favorise l’apprentissage de l’organisation, explique-t-elle. Ceci est également vrai pour l’apprentissage dit de double boucle, qui amène une organisation à revoir « son système cognitif de fonctionnement, tant en termes de normes que de valeurs » (idem).

McDermott (2007) constate par ailleurs que les CdP permettent d’améliorer les dynamiques relationnelles au sein des organisations. Elles permettraient le développement de compétences liées aux sujets abordés par les membres, mais également de compétences relationnelles et en lien avec l’organisation du travail. Il émet par ailleurs l’hypothèse que les CdP peuvent favoriser la création d’espaces de travail autogérés. Sánchez-Cardonaa, Sánchez-Lugob et VŽlez-Gonzálezc (2012) remarquent également que la collaboration au sein des CdP se poursuit à l’extérieur de la CdP et peuvent amener à la création de projets communs et des apprentissages bénéfiques pour l’ensemble de l’organisation.

Suite : 2.2.4. Limites et enjeux des CdP | Mémoire sur les communautés de pratique / cadre théorique

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Intégré par Joël Nadeau, le 5 décembre 2023 16:55
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5 décembre 2023

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