Un peu comme dans Farmville : une start-up autrichienne veut réinventer le rapport des consommateurs à l'agriculture

Grâce à l’agriculture numérique, ou « smart farming » en anglais, parfois présentée comme la prochaine révolution agricole, des changements profonds dans le métier d’agriculteur pourraient s’opérer. Malgré des réserves quant à savoir si cette agriculture sera plus verte ou reproduira les mêmes travers que l’agriculture intensive conventionnelle, des circuits courts intelligents sont déjà envisagés et mis en œuvre. Dans les bulletins précédents, nous avons plusieurs fois discuté de l’évolution du rôle des consommateurs, passant de simples acheteurs à des prosommateurs actifs jusque dans le processus de production. Avec l’agriculture numérique, la figure traditionnelle de l’agriculteur mais aussi le rôle et les représentations des consommateurs pourraient être profondément transformés. En introduisant un intermédiaire non humain dans la chaîne, entre les acteurs mais aussi entre les acteurs et la nature, l’agriculture numérique pourrait redéfinir les interactions dans l’ensemble de la chaine alimentaire.

Une start-up autrichienne, myAcker, lancée en 2017 offre justement le terrain pour étudier ces transformations potentielles. Cette entreprise permet déjà à plus de 3000 consommateurs dans toute l’Autriche de s’offrir en ligne un véritable jardin puis de s’enoccuper à distance en prenant des décisions dans une liste prédéterminée (par exemple, demander d’arroser les plantes) et basées sur les données techniques recueillies sur la parcelle, analysées puis transmises presqu’en temps réel, de façon conviviale (caméra à l’appui), grâce aux possibilités offertes par l’agriculture numérique (senseurs, algorithmes d’analyse, etc.). Très concrètement, les utilisateurs prennent eux-mêmes toutes les décisions relatives à leur jardin et un employé sur le terrain les met en œuvre jusqu’à la récolte et assure l’envoi au client de ses propres légumes par la poste. À partir d’une enquête auprès de 203 de ces jardiniers virtuels et d’une entrevue sur les lieux de la « ferme » conduite en 2019 auprès d’un fondateur de l’entreprise, les auteurs de cet article discutent des implications de cette façon singulière de pratiquer l’agriculture.

myAcker : naviguer sur les contradictions entre différents systèmes alimentaires

Alors qu’on craint que l’agriculture numérique ne favorise que les grands joueurs au détriment de l’agriculture familiale (notamment en raison des investissements requis), l’entreprise myAcker affirme se situer sur un tout autre registre. Pour elle, il s’agit de proposer à toute personne une nouvelle façon de cultiver ses propres légumes, à distance et par délégation : « Vous cultivez vos propres légumes (…), vous décidez et nous nous salissons les mains ». Le recours fréquent à des termes comme « jardin », « jardinier », rappelle le caractère non industriel des activités de l’entreprise. Ses informaticiens ont programmé leurs propres algorithmes pour analyser les données et jouissent donc d’une certaine indépendance par rapport aux grands fournisseurs de technologies et de logiciels de communication et d’information. Ils se félicitent aussi d’avoir accès à ces compétences, en plus de leurs compétences en agriculture. 

La philosophie affichée par l’entreprise rappelle la logique des systèmes alimentaires alternatifs. Grâce à un marketing adapté, elle arrive à créer une illusion de proximité entre son client (le jardinier virtuel) et son jardin, malgré le fait que les opérations se font en ligne. Elle alimente aussi un discours – partagé par ses clients - axé sur le caractère local, régional des produits, malgré la distance. Le consommateur développe le sentiment de vraiment posséder « son » jardin (même si la seule preuve matérielle qu’il en aura sera à la réception chez lui des produits récoltés). Ce sentiment est rendu possible par le fait que l’entreprise arrive à opérationnaliser chaque étape et chaque décision, de la mise en culture à la récolte, afin de donner à ses clients le sentiment qu’ils pilotent leur jardin. Les auteurs remarquent que le « métier » même d’agriculteur se trouve réifié et commercialisé, après avoir été réduit à un ensemble de choix à faire en appuyant sur un bouton, comme dans un jeu vidéo. Même si les choix possibles sont épurés et prédéterminés par la machine, le client a la possibilité de prendre des décisions importantes et parfois même décisives (l’entreprise laissera les plantes mourir si son client échoue par exemple à prendre une décision urgente qu’on l’a invité à prendre). 

Mais le plus frappant, c’est sans doute l’accent que l’entreprise met non seulement sur la connexion entre le consommateur et son fournisseur (encore que ce soit par algorithme interposé), mais aussi sur une reconnexion nostalgique avec la nature et les méthodes traditionnelles de « grand-mère ». On ne peut que remarquer l’apparent paradoxe entre ce retour revendiqué à une production saisonnière et naturelle et le caractère hyper technologique d’une telle entreprise. Mais convaincus du caractère « naturel » du processus, les clients-consommateurs-jardiniers sont fiers de participer à un système qu’ils estiment durable et susceptible même de contribuer à la lutte contre les changements climatiques.

Les enseignements

MyAcker veut étendre son modèle au reste du pays et même au reste du monde, voyant dans la démocratisation du métier d’agriculteur par le numérique l’avenir de l’agriculture. Comme le soulignent les auteurs, la démarche rappelle l’agriculture verticale par sa haute précision et sa dimension technologique, mais emprunte par son discours plusieurs des logiques retrouvées dans les systèmes alimentaires alternatifs (proximité, reconnexion, durabilité). Si l’entreprise offre un exemple intéressant de la possibilité d’une agriculture numérique « alternative », il faut reconnaitre aussi son caractère hybride et le fait qu’elle compose (plutôt que de chercher à s’en échapper) avec plusieurs contradictions. Le fait qu’une telle démarche ait facilement trouvé sa clientèle, témoigne du souhait des consommateurs de se reconnecter avec l’agriculture, même à distance. Cela rend envisageable le succès de modèles similaires dans d’autres contextes où les systèmes alimentaires alternatifs se déploient. En revanche, une partie du succès repose aussi sur une stratégie de marketing qui fait la part belle aux discours nostalgiques et à l’exaltation d’un passé idéalisé afin de gommer la distance et faire oublier le caractère très technicisé de cette agriculture. 

pdf N°17, fiche n°3 - juin 2021 - juillet 2021

Fiche n°3, Bulletin n°17 – juin 2021 – juillet 2021
Rédaction : Stevens Azima & Patrick Mundler

Ce bulletin vous est offert avec le soutien du Partenariat canadien pour l’agriculture.

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Bulletin de veille bibliographique sur l’agriculture de proximité
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Intégré par Anne-Sophie Thomas, le 13 octobre 2023 12:03
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Circuit court, Technologie, Fiche

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Publication

1 juin 2021

Modification

10 novembre 2023 09:05

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