Agriculture numérique et circuits courts. Quelle compatibilité ?

L’agriculture numérique ne doit pas être confondue avec l’agriculture de précision qui n’en est qu’un aspect. L’agriculture numérique met à profit les données massives, l’internet des objets, des drones, des machines intelligentes, etc. pour réorganiser et optimiser non seulement la production agricole mais aussi l’ensemble d’une filière. Ses promoteurs la présentent comme une voie prometteuse pouvant conduire à une agriculture plus durable. Les auteurs de cet article font le parallèle avec les circuits courts. Ils remarquent qu’eux aussi sont vus comme pouvant appuyer la transition vers une agriculture plus durable. Ils soulignent que plusieurs États (en Europe, en Australie, aux États-Unis) soutiennent parallèlement l’agriculture numérique et les circuits courts. Mais qu’en est-il au fond de l’application de ces technologies dans les circuits courts eux-mêmes ? Comment seraient reçus des « circuits courts intelligents » par les agriculteurs et les consommateurs ? C’est à la réponse à cette question que s’attache cet article.

Selon certaines recherches s’intéressant à la diffusion des innovations en agriculture, l’adoption d’une innovation en agriculture reposerait largement sur la perception qu’auraient les parties prenantes de la compatibilité entre l’innovation d’un côté et leurs besoins et valeurs de l’autre. Utilisant ce concept, la présente recherche, menée en Grèce auprès d’un échantillon de 98 agriculteurs et de 106 consommateurs en circuits courts, a tenté d’étudier d’abord quantitativement cette perception de la compatibilité dans la perspective d’une introduction de technologies intelligentes en circuits courts. Il a été demandé aux participants d’évaluer sur des échelles de réponse : d’abord leur perception générale vis-à-vis des technologies intelligentes; ensuite leur perception sur plusieurs impacts potentiels relevant de quatre catégories (efficience, relation producteur-consommateur, impacts économiques et environnementaux) et enfin leur disposition à adopter de telles technologies. Les auteurs ont ensuite approfondi, à travers des entretiens qualitatifs auprès d’un sous-échantillon, la nature exacte des préoccupations relatives à la compatibilité entre agriculture numérique et circuits courts.

Une compatibilité contestée

L’analyse quantitative fait ressortir deux séries de résultats sur les liens entre agriculture numérique et circuits courts alimentaires. D’une part, elle révèle que les agriculteurs et les consommateurs questionnés partagent une perception globale plutôt favorable des technologies intelligentes. Ils leur reconnaissent des impacts économiques et environnementaux positifs. D’autre part, en dépit de cette reconnaissance, leur perception de la compatibilité entre circuits courts et technologies intelligentes reste faible, de même que l’intérêt à intégrer des circuits courts « intelligents ». En d’autres termes, pour une partie des répondants, l’agriculture intelligente c’est bien, mais pas pour les circuits courts.

Comment expliquer ces résultats apparemment contradictoires ? Les auteurs font diverses analyses qui leur permettent de mettre en évidence qu’au fond, ce sont les perceptions concernant les impacts sociaux qui font la différence. Pour les agriculteurs, comme pour les consommateurs (avec de légères différences entre eux), c’est la compatibilité des nouvelles technologies avec le maintien de relations sociales de qualité dans les circuits courts qui semble déterminer le choix d’adopter ou non les technologies numériques dans les fermes en circuits courts.

L’analyse qualitative menée ensuite a permis de mieux comprendre ces résultats. Elle montre l’intérêt de distinguer entre une « compatibilité réelle » reposant sur l’utilité pratique des technologies intelligentes et une « compatibilité symbolique » faisant intervenir la cohérence avec la philosophie générale et les valeurs portées dans les circuits courts. En ce qui concerne le premier aspect, les entrevues indiquent que, sur le plan pratique, les participants envisagent difficilement l’introduction de ces technologies dans les fermes en circuits courts, compte tenu de la nature du travail et des caractéristiques des fermes engagées dans ces circuits. Ces technologies sont perçues comme plutôt adaptées à de grandes fermes, fortement mécanisées et pratiquant la monoculture. Elles ne permettraient pas d’alléger le travail plus manuel réalisé dans les petites fermes en circuits courts. Même les avantages informationnels que conféreraient l’exploitation et le partage de données massives sont relativisés car selon les participants, les circuits courts encouragent déjà le partage d’informations et la coopération dans les systèmes alimentaires. Quant à la compatibilité symbolique, elle exprime les inquiétudes des participants quant à une conventionnalisation des circuits courts et une dénaturation du métier d’agriculteur. La relation producteur-consommateur serait affaiblie et ne dicterait plus la qualité des produits. Sans être foncièrement contre l’emploi des technologies en général, les participants interrogés redoutent la réduction du métier d’agriculteur à une simple fonction d’exécutant, dès lors que les technologies intelligentes occuperaient plus de place.

Les enseignements

Cet article témoigne au fond davantage des représentations de ce que sont (et doivent être) les circuits courts que de représentions concernant les technologies intelligentes proprement dites. De nombreux travaux ont montré, et ce depuis des années, combien la modernisation et l’adoption de technologies toujours plus pointues ont façonné l’identité professionnelle des agriculteurs et la construction d’une profession moderne. Cela a pour conséquence que toute innovation qui serait perçue comme un « retour en arrière » est difficilement adoptée. C’est par exemple un des problèmes que rencontre l’adoption de pratiques plus agroécologique. Or les circuits courts se sont pour partie développés sur un discours prônant la rupture avec l’agriculture conventionnelle. Ils sont associés dans l’esprit de beaucoup à des méthodes de production plus naturelles et à plus petite échelle. Ils renvoient donc souvent, en particulier chez les consommateurs, à une vision plus traditionnelle -certains diraient même bucolique- de l’agriculture. Les résultats de cette recherche confirment ces représentations. Les technologies intelligentes, malgré leur potentiel, gardent un pouvoir de pénétration limité dans les circuits courts car elles sont perçues comme inadaptées au caractère alternatif des circuits courts. La modernité des circuits courts reste encore à défendre et expliquer.

pdf N°10, fiche n°4 - avril 2020 - mai 2020

Fiche n°4, Bulletin n°10 – avril 2020 – mai 2020
Rédaction : Stevens Azima & Patrick Mundler

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Bulletin de veille bibliographique sur l’agriculture de proximité
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Intégré par Anne-Sophie Thomas, le 25 octobre 2023 09:17
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Circuit court, Technologie, Relève, Fiche

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Publication

1 avril 2020

Modification

10 novembre 2023 11:50

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