1.4. Résultats du déploiement de Passerelles après 3 ans | Mémoire sur les communautés de pratique / problématique

ℹ️ Contexte 
Cette note fait partie du carnet "La communauté de pratique comme stratégie de transfert de connaissances dans le champ de l’innovation sociale", un mémoire qui propose un regard critique sur le déploiement de la démarche Passerelles 1 (2018-2022) et qui vise à identifier les conditions de succès et les facteurs à considérer pour ce type particulier de communautés de pratique (CdP).
Table des matières | Résumé | Références

Nous prenons le temps de présenter ici des données relatives au déploiement de Passerelles à l’issue de la période étudiée. Ces éléments de contexte sont détaillés, mais ils nous apparaissent essentiels pour bien comprendre le terrain d’étude et éventuellement pour émettre des hypothèses quant aux effets du contexte sur les conditions de succès des CdP.

Des données générales seront d’abord présentées pour illustrer la portée de la démarche. Les résultats de l’évaluation de Passerelles permettront ensuite d’approfondir ce portrait en s’intéressant aux effets de la démarche sur les milieux ciblés. Nous présentons également les résultats d’une consultation qui portait sur l’avenir de Passerelles ainsi que les hypothèses que cette consultation a permis d’identifier. Ces derniers éléments permettent de compléter la compréhension du contexte et de préciser la perception de Passerelles par ses utilisateur·trices actif·ives ou potetiel·les. Quelques informations provenant des journaux de bord de l’accompagnement des CdP sont également partagées pour compléter ou éclairer certains constats ici présentés.

1.4.1.  Portée de la démarche

En août 2021, Passerelles comptait plus de 5000 membres, répartis dans toutes les régions du Québec. Quelques personnes utilisaient la plateforme à l’extérieur du Québec, mais ce groupe restait marginal. Pour la plupart, il s’agit de professionnel·les de l’accompagnement, de porteur·euses de projets, de chercheur·euses et de citoyen·nes qui agissaient en économie sociale, en développement territorial et en innovation sociale.

On y retrouvait aussi des personnes qui œuvraient en culture, en environnement, en santé, en éducation, en action communautaire autonome et dans le numérique. Ces personnes étaient issues de près de 900 organisations différentes.

Les objectifs initiaux quant à la portée de la plateforme, qui étaient de rassembler 2500 personnes issues de 400 organisations pour août 2023, ont donc été dépassés du double en deux années de moins que prévu.

Il est difficile de tracer des portraits types des personnes qui utilisaient Passerelles, tant les cas de figure étaient variés et étant donné qu’une même personne pouvait revenir sur la plateforme dans un contexte différent et avec un besoin différent. La liste qui suit ne se veut donc pas exhaustive et présente quelques exemples fictifs, mais inspirés de cas réels, qui permettent de mieux saisir les usages possibles.

  • Un agent de développement rural attaché à une MRC s’alimente de la veille dans les communautés thématiques et participe à une communauté de personnes qui pratiquent un métier semblable sur d’autres territoires.
  • Une organisatrice communautaire employée par un centre de santé reçoit un soutien de la part de collègues pour surmonter des défis dans sa pratique.
  • Un citoyen impliqué dans un projet de transformation d’églises vient s’inspirer de projets développés ailleurs au Québec et vient repérer des ressources et des sources de financement pour l’aider dans son projet spécifique.
  • Une nouvelle employée dans une Corporation de développement communautaire (CDC) a recours à des ressources en ligne et à un appui de ses pair·es pour faciliter son entrée en fonction.
  • Un animateur de table de concertation pour la transition socioécologique dans une MRC utilise une communauté privée sur Passerelles pour diffuser les comptes-rendus de rencontres et pour maintenir un dialogue asynchrone avec les partenaires entre deux rencontres.
  • Une élue municipale consulte l’infolettre rassemblant les principaux contenus publics partagés sur Passerelles pour dégager un portait des enjeux et des opportunités ainsi que pour s’inspirer de pratiques expérimentées ailleurs.
  • Un responsable des communications d’une organisation communautaire fait la promotion d’événements et de formations dans des communautés ciblées en fonction des thématiques abordées.
  • Une entrepreneure qui démarre un nouveau projet cherche des ressources en soutien et développe un réseau de collaboration pour faciliter la mise en place de son projet.
  • Un groupe de personnes ayant démarré une fiducie d’utilité sociale pour protéger un territoire naturel documente et partage ses apprentissages pour aider d’autres groupes à reproduire et à adapter le modèle dans d’autres milieux.
  • Une chaire de recherche ayant accumulé beaucoup de contenus sur un site web qui sera bientôt fermé, faute d’entretien et de budget, transfère ses archives sur Passerelles pour assurer leur pérennité.
  • Les pôles régionaux d’économie sociale partagent leurs veilles thématiques et régionales dans une communauté de pratique privée.
  • Des professionnel·les de la santé ayant une CdP privée sur Passerelles partagent certains contenus publiquement dans d’autres communautés sur la plateforme, ce qui leur permet de diffuser leurs apprentissages et de valoriser leurs travaux. 

Ces exemples mettent en lumière des utilisations diversifiées allant de la diffusion à des activités de veille en passant par des échanges et du réseautage. Ces besoins n’amènent pas toujours les utilisateur·trices à participer à une CdP en particulier, alors qu’ils profitent d’espaces ouverts à tous les membres. Certain·es visiteur·euses accèdent même aux contenus publics sans avoir de compte sur la plateforme, généralement en passant par l’infolettre. On peut cependant constater que les utilisations répondent presque toujours à des besoins liés aux trois dimensions principales de la définition d’une CdP, à savoir la collaboration, l’apprentissage et l’innovation.

En août 2021, il s’était créé 162 CdP visibles sur Passerelles (voir la liste complète en annexe) et une vingtaine de CdP cachées. Outre une communauté globale rassemblant l’ensemble des membres, nommée « Communauté Passerelles », les CdP sont réparties en trois catégories distinctes :

  • 35 communautés thématiques, ouvertes à tous les membres de la plateforme. Les personnes pouvaient s’y inscrire au moment de créer un compte sur la plateforme ou plus tard en visitant ces communautés. L’inscription était automatique et ne nécessitait pas l’approbation d’une personne responsable.
  • 17 communautés territoriales, correspondant aux 17 régions administratives du Québec. Ces communautés étaient également ouvertes et présentaient les mêmes modalités d’adhésion que les communautés thématiques.
  • 109 communautés privées. Pour devenir membre d’une communauté privée, une demande d’adhésion devait préalablement être approuvée par un responsable de l’animation. Notons que la création d’une CdP s’effectuait par les administrateur·trices de Passerelles à la suite d’une demande de la part d’un groupe donné ou d’une organisation. Cette mesure avait été mise en place pour s’assurer que les projets de CdP s’inscrivaient dans le mandat de la plateforme.

1.4.1.1. Envergure des communautés

Le nombre de membres variait selon le type de communauté. Les deux tiers des communautés thématiques avaient plus de 1000 membres et les plus petites étaient les plus récentes. Les communautés territoriales ont généralement un nombre de membres qui était proportionnel à leur poids démographique réel. Il y avait 20 communautés privées de plus de 50 membres et 27 communautés de moins de 10 membres, ces dernières étant pour la plupart inactives.


Tableau 1 - Envergure des communautés sur Passerelles en août 2021

1.4.1.2. Publications par communauté

Le nombre de publications variait également selon le type de communautés. Rappelons qu’il était possible de partager une publication dans plus d’une communauté. La communauté globale rassemblant l’ensemble des membres contenait 904 publications. La moitié des communautés thématiques contenait plus de 200 publications. Il y avait généralement une corrélation entre la quantité de publications disponibles dans les communautés territoriales et nombre de personnes qui en étaient membres. Le nombre moyen de publications du tiers des communautés privées les plus actives était de 95.

Tableau 2 - Publications par communautés sur Passerelles en août 2021

1.4.1.3. Fréquentation

Entre le 1er septembre 2018 et le 31 août 2021, 735 949 pages ont été consultées. En 2021, le nombre mensuel de pages consultées oscillait entre 12 280 et 30 293.

Figure 2 - Statistiques de fréquentation sur Passerelles

Les statistiques de fréquentation laissent croire que les personnes consultaient le plus souvent Passerelles dans le cadre de leur travail. En effet, le nombre de visites était plus élevé du lundi au vendredi entre 9 h et 17 h. De plus, une baisse était observable à chaque année pendant la période estivale ainsi que les congés des fêtes.

Une hausse marquée de la fréquentation du site était observable un vendredi sur deux, soit au moment de l’envoi de l’infolettre. Le sommet du nombre de visites correspondait au début de la pandémie de COVID-19, alors que de nombreux·ses professionnel·les du développement étaient à la recherche d’outils, d’informations et des ressources financières.

1.4.1.4. Constats

Ces résultats quantitatifs globaux permettent déjà de dégager certains constats. Contrairement aux attentes initiales, ce sont les communautés thématiques qui ont généré le plus d’activité. En effet, on peut constater un nombre de membres, un nombre de publications et un rythme de création de contenu supérieur aux CdP privées.

Cependant, le niveau d’engagement et l’intensité de la collaboration étaient plus variables. Il est possible que l’engagement dans la communauté ait été influencé par le climat qu’on y retrouvait. En effet, en raison du grand nombre de personnes présentes, il était difficile pour les membres de connaître la composition du groupe et on peut supposer que cela a pu exercer une influence sur leur niveau de confiance et d’aisance.

Les communautés territoriales, quant à elles, n’ont pas suscité l’engouement espéré. Lors des consultations à l’origine de la création de Passerelles, plusieurs personnes avaient pourtant mentionné l’importance de créer des espaces collaboratifs dédiés à un territoire donné, permettant aux acteur·trices de se concerter, d’effectuer de la veille pour mieux identifier les enjeux et pour créer de nouvelles occasions de collaboration. Si les communautés territoriales ont effectivement été utilisées à cette fin, la participation est restée faible. Différentes hypothèses peuvent expliquer cette situation :

  • Le besoin exprimé correspondait davantage à un souhait qu’un réel besoin ; 
  • aucun leadership par des acteur·trices du milieu n’a été assumé dans l’animation de ces communautés ;
  • la mobilisation à l’échelle régionale était difficile à effectuer et il aurait peut-être été plus pertinent de développer des réseaux plus locaux, à l’échelle des MRC ou des municipalités.

Cette question a été abordée dans le cadre de consultations, dont les résultats sont présentés plus loin.

Les communautés privées ont quant à elles eu des résultats très variables. Plusieurs CdP n’ont pas démarré ou sont rapidement devenues inactives. Nous pouvons évoquer différentes hypothèses pour expliquer cette situation :

  • il est possible qu’un certain nombre de communautés étaient à la recherche d’un outil numérique et qu’ils ont finalement opté pour une autre plateforme. Les journaux des suivis indiquent aussi que certaines communautés ont d’abord été développées sur des groupes Facebook, qu’une migration a été tentée vers Passerelles en raison d’une volonté exprimée par les animateur·trices, mais que les membres ont préféré conserver leurs habitudes dans l’environnement existant ;
  • il est également possible que les conditions de succès n’aient pas été réunies pour assurer le démarrage de la CdP, par exemple que les besoins étaient mal analysés, que le mandat était mal défini, que l’entreprise commune n’ait pas constitué un levier suffisant de mobilisation des membres, que le contexte n’était pas favorable ou que l’animation n’ait pas été suffisamment soutenue.

Cette recherche permettra d’évaluer plus en profondeur ces hypothèses.

1.4.2.  Résultats de l’évaluation

Une stratégie d’évaluation a été conçue en 2018 à l’aide de consultantes et avec l’appui d’un comité (voir annexe). Cette évaluation visait à rendre compte de la pertinence, de la qualité et des effets de la démarche. Elle s'inscrivait également dans une volonté d'adaptation continue de Passerelles. L'évaluation se voulait participative et évolutive. Sa mise en œuvre s’est amorcée en janvier 2019.

De manière générale, l’évaluation démontre que Passerelles a réussi à atteindre des effets ciblés à court et à moyen terme, dont :

  • le partage de savoirs,
  • le développement de nouvelles connaissances,
  • et la capacité à dégager une meilleure compréhension de l’écosystème.

La plateforme a mobilisé un public plus grand et plus diversifié que ciblé à l’origine. Elle a permis de répondre aux besoins de base (réseautage, accès aux connaissances…). Les effets à long terme sur l’action collective, qui exigent un plus haut niveau de collaboration entre les membres et qui exigent une plus longue période d’analyse, n’ont pas pu être démontrés et devront être évalués au cours des prochaines étapes de déploiement de la plateforme.

Un sondage a été réalisé en novembre 2020 auprès de 469 répondant·es, représentant 11,4 % des membres, issu·es de toutes les régions, dont 22,2 % en milieu urbain et 37,4 % en région. Le sondage avait été envoyé à 4100 personnes entre le 16 et le 26 novembre 2020. Le statut principal des répondant·es correspondait généralement à la répartition des membres par profession. 45,5 % sont des acteur·trices terrain, 17,7 % sont à la direction d’organisations et 15 % travaillent en recherche ou offrent des services d’expertises-conseils.


Figure 3 - Résultats du sondage : répartition des répondant·es

Ces personnes agissaient à 54 % dans le secteur communautaire ou en développement des communautés, alors que 23,4 % travaillaient en économie sociale et 14,7 % en développement territorial. Plus de la moitié avaient entre 30 et 49 ans.

1.4.2.1. Utilisation de la plateforme

La moitié des membres utilisait la plateforme de manière active ou occasionnelle (2 % chaque jour, 23,4 % chaque semaine, 25,7 % chaque mois).

La proportion de personnes n’étant jamais revenues sur la plateforme est probablement en réalité plus élevée, puisqu’on peut imaginer qu’une proportion de celles-ci n’a pas répondu au sondage. Il n’est pas possible d’identifier les raisons de cette situation, pour déterminer par exemple s’il s’agissait de personnes curieuses de découvrir Passerelles sans avoir une intention d’y participer, si elles n’ont pas vu en quoi cette plateforme pouvait leur être utile, ou si elles n’ont pas apprécié son fonctionnement ou son niveau d’activité.

Figure 4 - Résultats du sondage : utilisation de Passerelles

Les gens disaient apprécier Passerelles pour la pertinence des informations disponibles, pour sa facilité d’utilisation et pour les fonctions et les outils disponibles. Cette proportion était plus élevée chez les acteur·trices terrain.

Le développement de nouveaux contacts, la collaboration et le repérage d’informations étaient moins souvent identifiés comme des attraits de Passerelles. Ceci peut s’expliquer en partie par le faible niveau de participation dans certaines communautés et cette réalité confirme les observations qu’il était possible de faire dans les communautés thématiques. En effet, ces dernières étaient surtout utilisées à des fins de veille et de diffusion d’information.

Quant à la question du repérage des informations, il s’agissait pour certaines personnes d’un irritant. Cet enjeu a été approfondi dans les consultations, dont les résultats sont présentés plus bas.

Figure 5 - Résultats du sondage : appréciation de Passerelles

Les répondant·es estimaient que Passerelles leur était utile surtout pour partager des savoirs, pour en créer de nouveaux ou pour mieux comprendre les écosystèmes dans lesquels ils agissaient. La proportion de personnes qui identifiaient cette utilité était plus élevée hors des centres urbains.

Les éléments considérés les moins utiles, comme la collaboration entre les communautés, le développement de nouveaux outils ou l’émergence de nouveaux projets collectifs, étaient par ailleurs des retombées qui nécessitaient un niveau plus élevé et plus soutenu de relations entre les membres.

On peut supposer que ces retombées sont plus facilement observables lorsque les CdP atteignent un niveau de maturité plus élevé et que la collaboration y est davantage développée. Étant donné le jeune âge de la plateforme et de la plupart des communautés qui s’y trouvaient, il est possible d’émettre l’hypothèse que de telles retombées pourraient être observables dans une étape ultérieure de développement.

Il est intéressant de noter que des effets à long terme, tels que le changement des pratiques, le changement des modèles de développement et les changements systémiques, étaient généralement considérés par les participant·es comme des retombées possibles et souhaitées de Passerelles. Ainsi, même si ces impacts n’étaient pas immédiatement observables, les répondant·es estimaient que Passerelles pouvait ultimement y contribuer.

Figure 6 - Résultats du sondage : effets de Passerelles

La question portant sur les facteurs susceptibles de limiter l’utilisation personnelle de Passerelles est particulièrement utile pour émettre des hypothèses sur le faible engagement au sein de certaines communautés.

L’élément le plus souvent mentionné a paradoxalement été le manque d’échanges (30 %). Ceci démontre l’importance de l’atteinte d’une masse critique d’utilisateur·trices sur des plateformes collaboratives pour susciter davantage d’engagement. Plus la participation est élevée, plus il est intéressant pour les membres de venir consulter les informations, de se joindre à des CdP et d’y participer à leur tour.

L’ergonomie de la plateforme a été soulevée par le quart des répondant·es. Cet élément est crucial et sera davantage analysé plus loin. La difficulté de repérer les contenus est, ici encore, mentionnée par un·e répondant·e sur cinq. Mentionnons que le quart des répondant·es n’identifiaient aucun facteur susceptible de limiter leur utilisation de la plateforme. Parmi les « autres facteurs » mentionnés, 35 mentionnent le manque de temps, un élément souvent identifié dans la littérature portant sur les facteurs qui affectent la vitalité des communautés.

Quatorze personnes ont mentionné la difficulté d’intégrer de nouvelles habitudes numériques et la même quantité a mentionné la difficulté de composer avec un nombre élevé de plateformes numériques dans le cadre des activités de la CdP en particulier ou de leurs activités professionnelles plus généralement.

Figure 7 - Résultats du sondage : facteurs limitant l’utilisation de Passerelles

1.4.2.2. Dynamisme des communautés

Une partie du sondage, qui s’adressait spécifiquement aux responsables de l’animation (9 % des répondant·es), amène des indices éclairants pour analyser le fonctionnement même des CdP sur Passerelles. Ces questions concernaient exclusivement les communautés privées.

Choix initial de plateforme

Dans un premier temps, le sondage demandait de préciser les raisons expliquant le choix de la plateforme Passerelles. La portée ciblée des publics présents sur la plateforme a été l’élément mentionné le plus souvent. Dans les présentations qui ont été effectuées de Passerelles auprès de partenaires et de groupes potentiellement intéressés, cette valeur ajoutée a également souvent été mentionnée. Cet aspect correspond d’ailleurs à une des conditions de succès des CdP, soit « un climat de confiance propice aux échanges » (Bourhis et Tremblay, 2004 ; Lusine et Mayrhofer, 2016 ; Paré et Francoeur, 2020 ; Probst et Borzillo, 2007 ; Tremblay, 2006).

Figure 8 - Résultats du sondage : choix de Passerelles pour des CdP

Contrairement aux plateformes commerciales qui rejoignent une large quantité de personnes, l’impression de participer à une communauté générale plus restreinte, mais ciblée autour de thématiques, secteurs d’activité et professions, semble avoir contribué à générer de la confiance. Les utilisateur·trices ont ainsi eu l’impression de pouvoir s’adresser à des pair·es qui vivaient une situation semblable, qui partageaient une même culture et un même langage professionnel, ou qui étaient confronté·es à des enjeux similaires.

Ces personnes étaient ainsi considérées comme susceptibles de partager des informations et astuces pertinentes, puisqu’issues d’un même contexte de pratique. Cela pouvait également donner l’impression d’éviter une dispersion ou une trop large variété de sujets abordés, comme certaines personnes le ressentaient alors sur les réseaux sociaux commerciaux. Cependant, les personnes actives sur Passerelles ressentaient aussi une impression dispersion et de surcharge informationnelle.

Gratuité

Un autre facteur ayant contribué au choix de Passerelles pour des CdP était la gratuité de la plateforme et du soutien offert. Il s’agissait en effet d’un avantage non négligeable, puisque la plupart des CdP déployées sur Passerelles n’avaient aucun budget de fonctionnement. Les quelques groupes qui avaient des ressources, grâce à un financement public ou à de fonds de recherche, possédaient un budget restreint et limité dans le temps.

Lors de la consultation initiale menée pendant de la phase de conception, la gratuité avait également été identifiée comme une condition incontournable pour atteindre une masse critique d’utilisateur·trices ainsi qu’un niveau minimal d’activité sur la plateforme. En raison de la gratuité des réseaux sociaux commerciaux et du fait que plusieurs outils numériques collaboratifs payants offraient également un forfait de base gratuit, la plupart des personnes s’attendaient à ce qu’un tel service soit accessible sans frais.

Éthique

Mentionnons finalement que le caractère éthique de la plateforme a été pris en considération dans l’évaluation des outils numériques disponibles. Le caractère éthique de Passerelles découlait du fait qu’il s’agissait d’une plateforme à code source ouvert, développée au Québec, qui ne revendait aucune donnée personnelle et qui était hébergé sur des serveurs québécois alimentés par l’hydroélectricité.

Un fait intéressant peut être relevé concernant les questions éthiques : les personnes consultées en 2016 ont démontré peu d’intérêt pour ce critère alors qu’il a abondamment été mentionné dans le sondage puis dans les consultations. On peut également remarquer dans les journaux de bord de l’accompagnement des CdP qu’il s’agissait d’une préoccupation grandissante.

Nous pouvons émettre l’hypothèse que la forte médiatisation de certains scandales liés à l’utilisation des données des utilisateur·trices de plateformes commerciales, ainsi que la diffusion d’articles, de livres et de documentaires sur les effets néfastes de la monétisation des données personnelles ont pu contribuer à une prise de conscience des enjeux éthiques liés à l’utilisation des outils numériques.

Vitalité générale des communautés

Une autre question posée concernait la vitalité des communautés. Aucun responsable de l’animation n’a mentionné un grand dynamisme au sein de sa communauté. Les trois quarts étaient alors peu dynamiques ou pas dynamiques du tout. Ceci correspondait aux observations de l’équipe et à ce qu’il est possible de déduire quand on s’attarde au nombre de membres et à la quantité de publications dans la liste des communautés présentée en annexe, même si ces chiffres ne tiennent pas compte des activités qui se déroulaient hors de la plateforme.

Figure 9 - Résultats du sondage : vitalité des communautés

Les journaux de bord d’accompagnement démontrent qu’un certain nombre de projets soutenus n’ont pas abouti faute d’une capacité de mobilisation des membres ou parce que le besoin n’a pas pu être validé auprès de ceux-ci. Dans d’autres cas, le besoin semblait présent, mais personne n’était en mesure d’assumer un certain leadership pour amorcer la démarche, généralement par faute de temps.

Environnement numérique

Il est difficile de prédire les effets sur les CdP si celles-ci avaient utilisé un autre environnement numérique. Les journaux de bord des suivis du soutien des communautés semblent démontrer que même si les personnes souhaitaient avoir accès à des outils numériques encore plus performants, ce sont davantage des éléments contextuels qui ont affecté le potentiel de succès. D’ailleurs, parmi les facteurs identifiés comme limitant le succès des CdP, le fait que la plateforme ne répondait pas aux besoins a été mentionné par moins de 10 % des répondant·es.

Peu de communautés ont d’ailleurs effectué une migration sur une autre plateforme à la suite d’un essai sur Passerelles. Selon les informations auxquelles l’équipe a eu accès, lorsqu’une telle migration a eu lieu, elle n’a généralement pas eu un impact positif sur le dynamisme de la communauté. Il est possible d’identifier un cas où la migration sur un groupe Facebook a donné des résultats intéressants en termes de diffusion des informations, mais pas en ce qui concerne la collaboration ou le co-apprentissage.

Un autre cas de migration vers l’application Slack semble avoir permis une plus grande intensité des échanges, mais auprès d’un groupe restreint et pour une période limitée, la CdP s’étant rapidement essoufflée. Il est donc légitime d’étudier les autres conditions de succès des CdP pour identifier d’autres facteurs susceptibles de nuire à leur déploiement, n’excluant pas pour autant les effets liés à l’environnement technologique ou à la multiplication des outils.

Nombre d’outils utilisés

La coexistence d’un trop grand nombre de plateformes était le facteur limitant le plus souvent identifié dans le sondage. Les journaux de l’équipe de Passerelles apportent certaines précisions à cet égard : le fait de devoir utiliser plus d’une plateforme pour les activités d’une CdP oblige les membres à se connecter à plus d’un compte et à naviguer d’un environnement à l’autre. Cette situation était susceptible d’alourdir les démarches et de créer de la confusion, notamment en raison de la dispersion des informations et du manque de clarté sur les processus.

Cet enjeu semblait plus important auprès des CdP qui existaient déjà avant d’utiliser Passerelles et qui avaient déjà développé des habitudes sur d’autres outils. « C’est difficile à intégrer dans mes habitudes », écrit un répondant du sondage.

Figure 10 - Résultats du sondage : facteurs limitant la vitalité des communautés

Manque de temps

Le manque de temps a été le deuxième facteur limitant le plus souvent mentionné. Il s’agissait aussi d’un élément récurrent dans les notes prises par l’équipe de Passerelles : autant les responsables de l’animation que les membres des communautés estimaient manquer de temps pour les activités la communauté.

Malgré leur souhait de participer et de contribuer aux CdP, ces personnes peinaient à trouver un moment dans un agenda déjà surchargé. Des personnes occupant une diversité de postes dans l’ensemble des secteurs couverts disaient être déjà sous pression et avoir de la difficulté à réaliser l’ensemble des tâches prévues dans leur planification. De plus, plusieurs disaient devoir composer avec des urgences et des situations exceptionnelles qui n’étaient pas prévues et qui venaient alourdir l’agenda.

La conciliation travail – famille semblait également être un facteur ayant un impact sur le temps disponible, une situation qui a été plus difficile à gérer pour plusieurs personnes pendant les confinements liés à la pandémie de COVID-19.

En ce qui concerne le travail des responsables de l’animation, qui exige une plus grande disponibilité que les autres membres, notons que ces personnes réalisaient généralement ces tâches dans le cadre de leur travail habituel sans que ce travail soit reconnu par leur employeur·euse.

Difficultés de mobilisation

La difficulté de mobiliser les membres a été le troisième facteur mentionné par les répondant·es comme constituant un frein au dynamisme des communautés. Ici encore, il est possible que cet enjeu ait été lié au manque de temps.

D’autres raisons peuvent également expliquer cette difficulté, telles que des besoins mal identifiés, le manque de clarté du mandat de la CdP, des efforts insuffisants sur les communications et le recrutement, le manque de reconnaissance de la démarche ou un contexte organisationnel qui n’était pas favorable.

1.4.2.3. Perspectives de développement

Une dernière section du sondage concernait les développements futurs de Passerelles. Nous nous limiterons à mentionner ici quelques éléments susceptibles d’éclairer les besoins au sein des CdP, puisque ce sujet a été approfondi dans le cadre des consultations, dont les résultats sont présentés plus loin.

Concernant les développements numériques, les éléments considérés comme prioritaires étaient la simplicité d’utilisation, la possibilité de tracer des portraits des enjeux territoriaux ainsi que des outils adaptés pour la constitution d’archives communes. On peut penser que ce dernier élément fait écho aux besoins d’une meilleure organisation des contenus.

Outil de mise en commun des connaissances

De plus, plusieurs personnes ont exprimé le souhait d’accéder à un espace accessible, structuré et pérenne de mise en commun de ressources, de connaissances et d’archives, que celles-ci existent déjà ailleurs ou non. Le fait que des ressources étaient déjà disponibles sur le web ne facilitait pas leur accès, puisqu’elles étaient souvent considérées comme dispersées, mal organisées et difficiles à trouver ou encore le format était mal adapté aux besoins.

Dans d’autres contextes, les personnes déploraient la disparition d’archives pertinentes, telles que les archives publiques de Solidarité rurale du Québec ou de chaires de recherche qui ont fermé, par exemple.

Disponibilité d’un outil dédié

D’une manière générale, malgré les critiques et les éléments identifiés comme des améliorations souhaitées, le sondage a démontré un grand niveau d’appréciation de l’existence d’une plateforme numérique dédiée aux CdP dans le champ de l’innovation sociale.

Les répondant·es ont écrit plusieurs commentaires en ce sens, tels que « Continuez, c’est nécessaire », « Poursuivez l’excellent travail de soutien à l’animation », « Excellente source d’informations », « Merci d’exister, c’est précieux », « Beau potentiel pour réseauter », « Longue vie à Passerelles », « La raison d’être de Passerelles est légitime et appropriée », « Passerelles est un trésor caché », « Passerelles doit faire et prendre sa place », « Un merveilleux outil, un potentiel énorme, un bel avenir », « Cette plateforme mérite de devenir un outil incontournable en action collective québécoise ».

Il semble donc que Passerelles répondait à un réel besoin et bénéficiait d’une notoriété positive auprès d’une partie du public ciblé sans que les résultats soient toujours satisfaisants en termes de collaboration et de co-apprentissage, comme le résumait cet autre commentaire : « J’aimerais aimer Passerelles ».

Ceci rend d’autant plus importante l’analyse des conditions favorables à la vitalité des CdP dans un tel contexte. Des consultations menées à l’automne 2020, à la suite d’une première analyse des résultats du sondage, permettent d’apporter des éclairages complémentaires.

1.4.3. Résultats des consultations

Des consultations sur l’avenir de Passerelles ont eu lieu du 5 novembre au 3 décembre 2020. Menées à l’aide d’animatrices professionnelles, les consultations ont rejoint 52 personnes issues de secteurs variés. Ces personnes ont été rencontrées dans le cadre de 4 séances et de 13 entretiens ad hoc.

Si l’objectif principal de cette démarche était de contribuer à la réflexion sur le modèle de pérennisation de Passerelles, elle a également permis d’approfondir différents enjeux généraux liés à la vitalité et aux conditions de succès des CdP. Elles ont permis notamment d’identifier des enjeux liés à la culture organisationnelle, à la complexité de l’écosystème, aux habiletés et compétences, ainsi qu’au contexte.

Tous ces éléments sont susceptibles d’affecter le dynamisme des CdP. Nous allons approfondir trois dimensions qui apparaissent particulièrement pertinentes dans le cadre de cette recherche, soit les enjeux numériques, les enjeux liés à la collaboration et les enjeux liés à l’accès aux connaissances. 

Figure 11 - Consultations : enjeux identifiés

1.4.3.1. Enjeux numériques

Les personnes consultées exprimaient le souhait d’avoir accès à des outils numériques plus performants, réactifs, ergonomiques, flexibles, interconnectés à d’autres outils et accessibles autant sur un navigateur que sur des applications mobiles. Les attentes et les habitudes semblaient teintées par les usages sur les plateformes commerciales, jugées plus modernes et proposant une meilleure expérience.

Les personnes consultées se disaient prêtes à certains compromis concernant la performance et les fonctionnalités disponibles, présentés comme étant « le prix à payer pour encourager des outils plus éthiques ». Elles se disaient compréhensives face à des différences majeures de budget disponible pour les développements numériques entre une plateforme « artisanale » et une plateforme commerciale. Elles s’attendaient néanmoins à certains standards de qualité.

Habitudes

Plusieurs personnes ont confirmé l’enjeu de la multiplication des plateformes et estimaient qu’il est difficile d’intégrer de nouveaux outils dans leurs habitudes. La facilité d’accès à certains outils, par exemple parce qu’ils étaient déjà intégrés aux habitudes des organisations ou des individus, a parfois été un critère important dans les choix initial.

Quelques personnes ont expliqué que le choix des groupes Facebook s’appuyait sur le fait que les membres ciblés utilisaient déjà cette plateforme dans leur vie personnelle : « ils ont déjà un compte, ils ont l’habitude d’y aller et ils comprennent le fonctionnement ». Ces mêmes personnes se montraient conscientes des réticences d’autres membres qui constataient des frontières floues entre leur vie personnelle et professionnelle ou qui déploraient le manque d’organisation des archives de la communauté.

Éthique et santé

Les préoccupations liées aux enjeux éthiques, sécuritaires, de surveillance et de liberté d’expression ont également été confirmées. La critique du modèle numérique dominant (économie de l’attention, monétisation des données personnelles…) et de leurs conséquences, dont les chambres d’écho et la polarisation des débats, a été nommée.

Les gens semblaient souhaiter utiliser « des outils qui sont cohérents avec nos valeurs » et sur lesquels ils avaient un plus grand contrôle. Des préoccupations ont également été exprimées en lien avec l’inclusion sociale (littératie numérique), la santé mentale (surcharge mentale, anxiété…) et l’impact écologique (dépense énergétique du traitement des données).

D’une manière générale, on peut percevoir dans les synthèses des discussions une « fatigue numérique », accentuée pendant la pandémie, et un désir de relations « plus humaines ». Le numérique peut certes soutenir les rapprochements et la communication sur un territoire élargi, mais plusieurs étaient à la recherche d’un « équilibre entre le présentiel et le virtuel » et à la recherche d’outils capables d’introduire des dynamiques plus conviviales, informelles et chaleureuses. 

Il s’en est dégagé un intérêt réel et grandissant pour une infrastructure numérique éthique, accessible, conviviale, modulable, décentralisée, sobre et gérée démocratiquement. Il existait néanmoins une réelle tension entre cet intérêt et les freins exprimés plus haut. Pour plusieurs personnes, le caractère éthique ne constituait pas un levier suffisant pour transformer les habitudes si l’outil ne présentait pas un niveau minimal de performance.

Si de plus en plus de personnes tentaient de démarrer une CdP sur Passerelles en alternative aux plateformes commerciales et étaient prêtes à accepter des limites sur les fonctionnalités, il était jugé plus important de bonifier l’offre numérique avec des outils plus conviviaux et plus faciles à intégrer aux habitudes numériques existantes.

Certaines personnes croyaient que l’habitude pourrait plus facilement se développer « si tout le monde est présent », « si la peur de manquer quelque chose est présente » ou si la plateforme pouvait s’interconnecter avec d’autres outils utilisés dans le cadre des activités professionnelles.

1.4.3.2. Enjeux liés à la collaboration

Comme évoqué plus tôt, plusieurs projets de communautés ne se concrétisaient pas ou n’atteignaient pas le niveau souhaité de collaboration. Selon une participante, le fait d’identifier des besoins de collaboration et de choisir un outil “n’est pas magique”, puisque d’autres conditions essentielles doivent être rassemblées.  

Manque de temps

Les consultations ont permis d’approfondir la compréhension d’un enjeu mentionné dans le sondage, soit le manque de temps.

Le financement de l’action collective est généralement lié à la mission ou aux projets spécifiques. Chaque organisation doit rendre des comptes sur les projets financés et la majorité aurait besoin d’un financement plus important pour atteindre leurs objectifs. Des bilans démontrant l’état d’avancement des projets doivent ponctuellement être présentés au conseil d’administration, aux partenaires et aux bailleurs de fonds. Les évaluations mises en place sont souvent axées sur la démonstration concrète des effets observables et, de plus en plus, sur l’impact social des activités de l’organisation.

Ce contexte génère souvent une pression sur les équipes qui doivent optimiser leurs temps pour contribuer à l’avancement des projets : « tout le monde est débordé et a des urgences. » Plusieurs des organisations remarquent par ailleurs une dégradation des conditions socioéconomiques des communautés qu’elles servent, une aggravation des problèmes présents et un sentiment d’urgence d’y répondre, sans que les budgets permettent d’accroître les capacités d’action. Certaines personnes ont mentionné que dans ce contexte, la formation, la veille et la participation à des colloques étaient moins valorisées qu’elles l’ont déjà été, puisque considérées comme ne contribuant pas de manière directe à l’atteinte des objectifs organisationnels à court terme. 

Dans un contexte où chaque minute compte, la collaboration au sein de CdP et l’apprentissage par les pair·es n’étaient pas considérés comme des priorités. Les acteur·trices consulté·es reconnaissaient la pertinence d’avoir accès à un réseau de soutien et de développer des liens de confiance permettant le partage de connaissances et de ressources stratégiques. Elles et ils reconnaissaient aussi que ceci pouvait contribuer au développement des compétences et pouvait ultimement accroître l’impact de leur action. Cependant, les efforts pour structurer de tels réseaux ou y participer étaient souvent considérés comme trop exigeants pour les ressources disponibles.

Reconnaissance

Les CdP n’étaient généralement pas non plus valorisées par les organisations, puisque les équipes de direction et les conseils d’administration ne semblaient pas toujours percevoir de valeur ajoutée et immédiate pour l’atteinte des objectifs de l’organisation. « C’est difficile de faire valoir l’intérêt collectif, en personne ou en ligne », explique un participant. 

Contexte

Un autre élément semblait constituer un frein à la collaboration et a été largement abordé dans les consultations, soit l’environnement et le contexte organisationnel.

Il semblait exister des facteurs liés à l’état de l’écosystème qui semblaient peu favorables au déploiement de CdP regroupant des membres issus de plusieurs organisations. Parmi eux, mentionnons l’existence de silos ou de tensions dans les réseaux, un esprit de compétition, une culture organisationnelle qui n’était pas propice, des langages différents, etc. On constatait que la documentation des bonnes pratiques, le partage de connaissances avec d’autres organisations, l’intercoopération, la collaboration entre les organisations ou entre les secteurs et le co-apprentissage ne constituaient pas des réflexes naturels, valorisés et soutenus.

Certaines personnes estimaient qu’il est difficile de générer de la confiance et de créer des réseaux de solidarité entre les organisations. Il existait certainement des collaborations étroites entre les organisations dans certains secteurs ou sur certains territoires, mais plusieurs personnes consultées estimaient que la collaboration était limitée pour des raisons « culturelles », de « chasse-gardées », soit des organisations qui défendent leur rôle face à une thématique donnée, ou le « corporatisme », soit des organisations qui travaillent d’abord à assurer leur propre existence ou la reconnaissance de leur secteur avant de travailler sur des enjeux communs plus larges.

Plusieurs mentionnaient que la compétition pour le financement venait exacerber ce contexte. Ces tensions confirment les observations évoquées plus haut et effectuées par Folco (2020) qui définit le champ de l’innovation sociale comme un « champ de bataille ».

Compétences

Enfin, les participant·es ont été nombreux·ses à mentionner le peu de compétences liées à l’animation et au transfert des connaissances dans les organisations.

Les personnes identifiées comme responsables de l’animation d’une CdP le devenaient souvent « par défaut » parce qu’elles étaient à l’origine de l’initiative. Si elles avaient généralement des qualités de leadership et en communication, elles estimaient ne pas avoir les compétences requises en animation.  

Ces personnes maîtrisaient la thématique centrale de la CdP, mais n’avaient pas nécessairement de compétences liées aux processus ou du moins n’avaient pas confiance en leurs compétences.

Le soutien offert par l’équipe de Passerelles était estimé comme essentiel, mais insuffisant pour répondre à cet enjeu. En effet, un soutien plus soutenu aurait été utile dans la phase de conception et de mobilisation, mais aussi pour le démarrage des activités, l’animation et l’évaluation de la CdP. Des besoins ont également été mentionnés pour mieux identifier les besoins initiaux et pour analyser le contexte d’implantation. D’autres ont aussi mentionné l’absence de compétences liées à la collaboration et à la documentation des pratiques de la part des membres des CdP.

1.4.3.3. Enjeux liés à l’accès aux connaissances

Plusieurs personnes considèrent Passerelles comme une « vaste bibliothèque commune de l’action collective du Québec », renfermant de nombreuses ressources pertinentes mises à la disposition du plus grand nombre.

Répertoire commun

Il ne s’agissait pas nécessairement d’un objectif identifié initialement de la part du TIESS ni d’un besoin exprimé lors des consultations portant sur la conception de la démarche, mais il s’agissait d’une retombée collatérale positive qui s’est construite au fil du temps.

Le partage de ressources et de connaissances, la mise en commun plus large de certains artéfacts ainsi que la production de contenus issus des communautés thématiques et territoriales ont constitué ce que nous pourrions nommer un répertoire partagé transversal, constitué au-delà des répertoires alimentés au sein des CdP privées.

C’est en diffusant des éléments de veille, en partageant des ressources, en proposant un outil à une personne qui en a besoin et en construisant à travers la collaboration de nouveaux savoirs que se sont bâtis des répertoires privés au sein de CdP ainsi qu’une bibliothèque commune dans les espaces partagés et dans les intersections entre les CdP.

Rappelons que 45 % des membres de Passerelles étaient des acteur·trices terrain et étaient à la recherche de solutions précises et faciles à obtenir pour répondre à des besoins spécifiques. La présence d’un tel répertoire a pu répondre à un réel besoin et a pu constituer un levier de mobilisation dans certaines communautés.

Surabondance d’informations

Si ce commentaire récurrent était présenté comme une force de Passerelles, plusieurs y voyaient cependant le revers de la médaille et estimaient qu’il y avait « trop de contenus », qu’il était « facile de s’y perdre » et d’y « perdre son temps tellement il y a de choses à découvrir ». D’autres mentionnaient même avoir un sentiment « d’infobésité » ou de « surcharge mentale ».

Comme abordé plus tôt, certaines personnes déploraient la difficulté de trouver la bonne ressource au bon moment en fonction du besoin immédiat. On peut se demander si une telle attente est réaliste et s’il est possible de répondre à ce besoin, mais ces commentaires exprimaient certainement une déception, voire une frustration devant l’impression qu’une ressource est à portée de main et qu’elle est difficile d’accès alors que les acteur·trices sont dans l’urgence et qu’ils manquent de temps.

Cette frustration a également pu générer un effet démobilisateur pour des membres qui concluaient que la CdP ne répondait pas à leurs besoins. Une participante responsable d’une CdP en démarrage a exprimé la difficulté de mobiliser des participant·es pour constituer collectivement et progressivement une base de connaissances alors que ces personnes souhaitaient qu’un tel répertoire existe déjà pour justifier leur engagement dans la communauté.

Découvrabilité

Les consultations ont été une occasion pour tenter de creuser cette impression qu’il y avait trop de contenus. « Il n’y a pas trop de contenus, en fait : c’est un labyrinthe. Il faudrait créer des chemins, » a précisé une participante, des propos qui ont été corroborés par plusieurs autres personnes. Cet éclairage permet de réaliser qu’il n’est pas suffisant d’avoir accès à un répertoire partagé, mais qu’il faut penser à son organisation pour faciliter l’accès aux connaissances stratégiques.

Cette création de « chemins » et de mécanismes assurant la découvrabilité des contenus sont également importants pour permettre de conserver ces contenus vivants, c’est-à-dire de permettre leur transformation et leur actualisation en fonction de la transformation du contexte et de l’évolution de la pratique. Pour y parvenir, encore faut-il que cette connaissance soit accessible, repérable et actualisable facilement et que ces considérations aient inspiré le design des CdP.

Curation

L’enjeu de la surcharge informationnelle est omniprésent sur le web et Passerelles ne fait pas exception. Face à la surabondance de contenus, il importe de penser à une organisation stratégique des connaissances, ce qui implique de bien penser au design des outils numériques. Des efforts de curation peuvent également répondre à ce type d’enjeu.

Un travail de curation peut impliquer des activités de modération, de valorisation, de classement, de sélection éditoriale et d’organisation des contenus. Des actions peuvent aussi être posées pour synthétiser, éditer, contextualiser et parfois assurer une traduction de sens, voire des analyses.

Certain·es vont plus loin et mentionnent aussi l’importance d’assurer l’accessibilité et la qualité des connaissances partagées, de valoriser les différents types de savoirs, d’assurer la diversité des perspectives puis de reconnaître et de rendre visibles les biais culturels possibles. Une personne a également mentionné les difficultés d’accès aux connaissances en fonction des formats, mentionnant par exemple la rigidité des documents pdf, leur aspect linéaire et leur difficile indexation dans des moteurs de recherche.  

Ce travail d’organisation et de curation peut être collectif. On peut néanmoins supposer qu’il s’agit là d’un travail qui doit être piloté et soutenu, un peu comme le rôle d’animation d’une CdP. S’il s’agit d’une des fonctions souvent liées à l’animation, il s’agit peut-être dans certains cas d’un travail distinct qui exige des efforts et des compétences particulières. De plus, une curation d’ensemble doit également être effectuée au sein des répertoires partagés transversaux, ce qui peut représenter un autre rôle.

D’ailleurs, le TIESS a joué un rôle de plus en plus important à cet égard sur Passerelles au fil du temps. Au début, cette fonction n’était pourtant pas prévue. L’équipe de Passerelles a contribué à la gestion des contenus, à la rédaction de synthèses et à la création de liens entre des contenus connexes.

L’Édito quinzo a également été produit toutes les deux semaines, se présentant comme un outil d’animation et un bulletin de curation. Ce rôle s’est avéré très apprécié et il a éventuellement été considéré comme essentiel au bon fonctionnement de Passerelles. On peut supposer qu’un tel rôle pourrait également soutenir le dynamisme de divers types de CdP.

Certain·es participant·es aux consultations ont estimé que le travail transversal d’édition de savoir devrait être une nouvelle fonction à officialiser et à pérenniser pour l’ensemble du champ de l’innovation sociale. Un tel service pourrait par exemple offrir un service personnalisé de référencement vers les expertises, ressources et connaissances appropriées en fonction des besoins exprimés ainsi qu’un soutien à la captation et la diffusion d’apprentissages.

1.4.4.  Le futur de Passerelles 

De manière générale, les personnes consultées estimaient que Passerelles était une démarche utile, pertinente et qui devait être maintenue. L’évaluation et les consultations ont également mis en lumière plusieurs aspects à améliorer pour assurer la pertinence de Passerelles et pour accroître son impact, ainsi que des enjeux liés aux compétences et au contexte.

Autant le TIESS, les membres de la plateforme, les communautés actives que les partenaires de Passerelles reconnaissaient la pertinence de se doter d’un outil commun et de ressources mutualisées pour stimuler la collaboration et pour faciliter l’accès aux contenus. Il était donc souhaité que les outils numériques soient améliorés et que soit consolidée l’équipe de professionnel·les disponibles pour animer, soutenir les CdP et contribuer à la curation. Il était également souhaité que la portée de Passerelles soit élargie pour rejoindre des réseaux actifs dans le champ de l’innovation sociale et des champs connexes, mais qui ne sont pas ou qui sont peu présents sur Passerelles.

Des besoins ont été identifiés dans des réseaux connexes, par exemple la santé et l’éducation. L’atteinte d’une masse critique d’utilisateur·trices et un plus haut niveau d’interactions étaient d’ailleurs considérés comme des conditions essentielles au succès de Passerelles.

Un comité promoteur du futur Passerelles a été mis en place et des consultant·es ont été engagé·es pour aider à définir les principes fondamentaux à intégrer dans un éventuel modèle de pérennisation. Ces principes ont été adoptés par le conseil d’administration du TIESS en janvier 2021 et une équipe s’est constituée pour concevoir le modèle et planifier son déploiement.

Le modèle prévoyait que Passerelles soit éventuellement portée par une entité juridique externe au TIESS. D’une part, l’élargissement de la portée de Passerelles et les efforts considérables à consacrer aux développements numériques dépassaient le mandat du TIESS. D’autre part, la mise en place d’une gouvernance collective impliquant autant les membres, les organisations que les partenaires mobilisés dans l’offre de services, inspirée par le coopérativisme de plateforme, était considérée comme une condition importante pour l’appropriation de Passerelles et pour développer un sentiment d’appartenance.

Notons également que le modèle prévoyait une offre de services s’articulant autour de trois volets complémentaires : l’accès aux outils numériques collaboratifs, l’animation et le soutien à l’animation, ainsi que le travail pour faciliter l’accès aux ressources et aux connaissances.

L’offre de produits et de services dans ces trois axes devait être développée en partenariats avec les organisations déjà actives dans l’écosystème. Un modèle d’affaires devait être élaboré pour assurer un certain autofinancement. Une participation de bailleurs de fonds publics et philanthropiques était souhaitée pour conserver la gratuité de l’accès aux outils collaboratifs communs et pour faciliter l’accès aux services.

Une refonte complète des outils numériques était considérée comme essentielle pour assurer la mise en place de ce modèle. L’intention était de répondre de manière plus adéquate aux besoins exprimés et aux enjeux identifiés par l’évaluation et les consultations. Une telle refonte allait nécessiter des investissements majeurs ainsi qu’un important travail de conception (fonctions à mettre en place, architecture de l’information, design, ergonomie, infrastructures d’hébergement, stratégie de déploiement, monitorage, etc.).

Pour bien orienter les développements à effectuer et les actions à déployer dans le futur, il était également souhaité qu’une analyse plus approfondie soit effectuée pour mieux comprendre les conditions de succès des CdP dans le champ de l’innovation sociale. Un travail visant à affiner la compréhension de la dynamique de ces démarches collaboratives et de leurs besoins semblait nécessaire pour concevoir une offre de soutien encore plus appropriée et pour identifier les leviers sur lesquels agir pour créer un contexte favorable à l’épanouissement des CdP. C’est là un des objectifs de cette recherche, sur la base des observations réalisées dans le contexte de Passerelles.

Suite : 1.5. L’expérience de Passerelles comme terrain de recherche | Mémoire sur les communautés de pratique / problématique

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Intégré par Joël Nadeau, le 5 décembre 2023 12:11
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5 décembre 2023

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6 décembre 2023 17:44

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