Du débat autour des caractéristiques du « local » L’exemple de l’Alberta Flavour Learning Lab

L’Alberta est une province dont la production agricole est orientée vers le commerce extérieur. En dépit de la faible proportion (5,1% en Alberta contre une moyenne de 12% dans l’ensemble du Canada) de fermes albertaines engagées dans les circuits courts, les produits locaux semblent avoir le vent en poupe. Au niveau géographique, la province semble être l’échelle officielle de référence pour définir ce qui est local ou non. Cependant, les rhétoriques identitaires autour du boeuf albertain, produit industriel surtout exporté avant d’être consommé localement, font éclater les contours du local en croisant espace, terroir et élevage industriel, échelles locales et échelles globales. A travers cet exemple, c’est bien le caractère dynamique et socialement construit, voire imaginé, du « local » qui se révèle. Ce cadre d’analyse justifie pour les auteurs un réexamen de ce qu’on peut faire signifier au local et montre les enjeux, voire les dangers, d’une conception flexible ou même poreuse de ce qu’est une alimentation locale.

Les auteurs, eux-mêmes impliqués dans l’initiative, et donc adoptant une démarche d’auto-ethnographie, mobilisent le cas de l’Alberta Flavour Learning Lab. Cette organisation, créée en 2014 se compose d’un réseau très diversifié d’acteurs (des acheteurs institutionnels, des représentants de divers maillons des filières, des scientifiques et des acteurs gouvernementaux). L’initiative vise à promouvoir en Alberta l’achat alimentaire local par les institutions (hôtels, restaurants, etc.). L’analyse de ce cas permet aux auteurs de conclure qu’au-delà de la cassure alternatif/conventionnel ou local/global et des positions plus radicales, une transformation progressive du système alimentaire dominant est aussi envisageable en misant sur les ressources et les opportunités offertes par ce dernier.

Alberta Flavour : une relocalisation par le haut ?

Avec 32% de son territoire de 66 millions d’hectares consacrés à l’agriculture (surtout orientée vers l’élevage industriel et les grandes cultures à des fins d’exportation), l’Alberta est une province qui connait une demande croissante pour les produits alimentaires locaux. Si la proportion de fermes en circuits courts est faible par rapport à la référence canadienne, les observateurs signalent un intérêt croissant pour les produits locaux. Selon les données qu’ils mobilisent, leur consommation aurait été multipliée par quatre en 12 ans pour atteindre 1,6 milliards de dollars en 2016. La viande de boeuf, un produit industriel d’exportation, est un produit emblématique de l’Alberta (Calgary lui doit même son surnom de Cowtown, la « ville des vaches ») et joue un rôle identitaire fort. Les mises en scène publicitaires axées sur la notion de terroir et encourageant la consommation locale du boeuf albertain représentent bien ces espaces où se chevauchent et se redéfinissent les échelles locales et globales. L’initiative Alberta Flavour fournit une autre illustration de cette hybridation.

En 2014, Alberta Flavour a proposé une liste de trois critères à prendre en compte pour définir un aliment local : 1) les ingrédients sont produits en Alberta 2) le produit est transformé en Alberta et 3) l’entreprise est d’Alberta. Il suffisait qu’au moins deux de ces critères soient satisfaits pour que le produit puisse être qualifié de local. Cette vision est jugée trop poreuse par certains détracteurs, parce qu’elle laisse la place à de gros joueurs pouvant offrir d’importants volumes dans un contexte où la demande croissante de produits locaux semble déjà surpasser l’offre. Ce faisant, certains observateurs se demandent si Alberta Flavour ne fait pas perdre sa charge politique et subversive au mouvement de promotion des produits. De fait, la définition adoptée autorise jusqu’à la reconnaissance et la promotion du caractère local des chips d’une filiale de la multinationale Pepsi, juste parce que la transformation se fait en Alberta par une entreprise albertaine.

Ces préoccupations renvoient à la crainte d’une possible récupération du mouvement par des entreprises inscrites dans un modèle qui semble éloigné des valeurs socio-environnementales et économiques du projet de transition associé à la notion de place-based food. Pourtant, les auteurs refusent de voir en cette hybridation les germes d’un échec à transformer durablement le système alimentaire dominant, contrairement à un pan de la littérature et à certains discours militants particulièrement critiques de ces interférences. Les auteurs s’appuient sur les communications publiques d’Alberta Flavour, notamment le logo de l’initiative qui rappelle celui utilisé pour la promotion du boeuf d’Alberta (« I love alberta beef ») ainsi que les publications d’Alberta Flavour sur Twitter. Ils estiment que cela rentre plutôt dans le cadre d’une stratégie de marketing tout à fait consciente ayant pour objectif de rejoindre différents acteurs et d’établir un dialogue autrement difficile. Les auteurs reconnaissent toutefois que la cohérence interne de cette stratégie reste à travailler, car elle conduit parfois, notamment sur les médias sociaux, à des messages contradictoires mettant en avant tantôt une agriculture productiviste tantôt les vertus de l’agriculture urbaine ou alternative.

Les enseignements

Cet article revient, à travers l’exemple albertain, sur la question de l’hybridation entre systèmes alimentaires alternatifs et conventionnel. À l’image de quelques autres travaux, il montre que cette hybridation entretient à la fois un certain flou sur les caractéristiques des produits locaux, mais qu’elle est toutefois susceptible de favoriser la transition du système alimentaire conventionnel. Certes, la question de savoir si cette hybridation profite à l’extension du projet porté par les mouvements alternatifs ou si elle le dénature divise les participants. Et les auteurs ne tranchent pas complètement sur ce point. Ils rappellent comment les multinationales, comme McDonald ou Walmart, s’invitent dans les discours sur les produits locaux en adaptant leur offre et leurs stratégies de marketing aux préoccupations locales. Mais ils montrent aussi comment le localisme stratégique adopté par Alberta Flavour est susceptible de faire doucement bouger les frontières du système.

pdf N°9, fiche n°1 - février 2020 - mars 2020

Fiche n°1, Bulletin n°9 – février 2020 – mars 2020
Rédaction : Stevens Azima & Patrick Mundler

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Intégré par Anne-Sophie Thomas, le 26 octobre 2023 15:31
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1 février 2020

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13 novembre 2023 13:20

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