La culture numérique est essentiellement complexe

Après avoir passé en revue l'histoire de la notion de complexité, la culture étant interprétable comme un prolongement (ou un approfondissement) de cette histoire - surtout si on admet que la technique est intégrée de manière organique à la vie humaine -, on comprend que l'englobant (Karl Jaspers) dont nous faisons partie peut être ouvert tout en nous incorporant. Les différentes manières dont la complexité correspond à notre monde actuel seront indiquées comme quatre rapports sous lesquels la complexité insiste pour se rappeler à nous lorsqu'on parle de numérique, constituant autant des «causes de la complexité qui est associée au numérique» que des conséquences de ce que le monde soit numérique (au sens culturel hybridé de technique et donc complexe). Ayant fait dialoguer Feenberg et Dumont pour dépeindre la complexité comme une forme de réciprocité entre différents niveaux d'élaboration du sens, nous trouverons chez Morin les termes pour exprimer comment elle entraîne un mouvement d'oscillation (déracinement enracinement) analogue à la respiration dans le milieu qu'elle qualifie. Cette note ouvrira donc au dynamisme en mettant en scène l'action de médiation qui peut aussi prêter à confusion. Le passage par la propriété charnière de systémique nous aidera à éviter de tout confondre. La multiplicité des relations restant à définir et à découvrir sous leurs différents modes.

La principale propriété qui émerge de la prise de conscience de ce défi que représente l’adaptation à ce nouvel environnement collectif (et culturel autant que technique) qu’est le numérique est la complexité. Et c'est une des raisons qui rendent paradoxal le fait de chercher à se doter une stratégie numérique (surtout si ce faisant on tente d'éviter cette complexité, notamment en évitant de le faire dans une perspective collective).

Pour une histoire culturelle et critique de la complexité

La prise de conscience de ce que la vie est complexe ne date pas d'hier. Les philosophes de différentes civilisations anciennes se sont étonnés devant la difficulté à percer à jour ses mystères. La question de savoir si c'est en raison d'une complexité qui est dans la structure même du cosmos que la vie a pu se développer au point de donner lieu à des espèces capable de se transmettre des connaissances se constituant ainsi en cultures pouvant changer le cours de leur destinée en s'adaptant aux changements dans leur environnement ... ou si c'est parce qu'à force de petits changements incrémentaux simples l'ensemble de l'ouvrage qu'est devenue la vie consciente - à travers l'évolution - a pu prendre des formes suffisamment articulées pour qu'une réflexivité collective puisse sembler en émerger, notamment à travers les institutions visant la communication des connaissances aux générations montantes et la formation à l'esprit critique... cette question, dis-je, de savoir si c'est la culture qui a introduit la complexité dans la vie ou si la vie avait déjà la complexité en elle, même en son état embryonnaire, demeure ouverte. 

La complexité illustrée par notre rapport à la technique et à la culture

Est-il possible qu'il y ait eu des techniques avant la culture ? Ou n'était-ce que des tentatives qui fonctionnaient parfois, et non des savoir faire maîtrisés. Comment la technique peut-elle être analysée en tant que processus se développant selon certains principes? Et la culture répond-elle à une certaine logique de développement également? Quelle en est la forme?

Théorie de l'instrumentalisation d'Andrew Feenberg

Une approche critique pour penser le déploiement de la technique dans le monde 

Dans Pour une théorie critique de la technique, Andrew Feenberg explique la théorie de l'instrumentalisation qui permet de comprendre que la logique suivant laquelle se développent les techniques est une logique qui implique une rétroaction de l'outil sur la main qui le manipule d'une certaine façon.

Même s'il distingue l'instrumentalisation primaire de l'instrumentalisation secondaire, il souligne que ce n'est que par une opération mentale d'abstraction que nous pouvons les isoler. Car en réalité, l'instrumentalisation secondaire est déjà impliquée dans l'instrumentalisation primaire car c'est elle qui lui donne un sens.

Par exemple c'est pour le plaisir de pouvoir se réunir et manger autour du feu que l'on coupe du bois. Faire un feu avec les bûches est l'instrumentalisation secondaire. Mais c'est elle qui explique pourquoi on se donne la peine de couper du bois pour faire des bûches (instrumentalisation primaire). 

«Il est important de garder à l'esprit que, dans la majorité des cas, on n'est en mesure de distinguer les deux instrumentalisations que sur le plan analytique. Peu importe le niveau d'abstraction des possibilités d'application identifiées au niveau primaire, elles sont dans leur approche de la matière, porteuses d'un contenu social venant d'un niveau secondaire.» 
Andrew Feenberg, Pour une théorie critique de la technique, Montréal, Lux, 2014, p. 158.

Cette façon de voir la technique me rappelle la manière dont Fernand Dumont décrit l'acquisition d'une culture seconde à partir d'une culture première dans Le lieu de l'homme.

La culture comme distance à soi selon Fernand Dumont

Le lieu de l'homme invite à penser la tension entre identité et culture

Voir un résumé commenté de l'ouvrage par Naïm Kattan et ce texte de Jean-Philippe Warren sur l'Agora.

Selon Fernand Dumont, les êtres humains commencent par acquérir une culture ancrée dans le territoire et les traditions. Cela constitue la culture première. Puis une formation intellectuelle et critique est fournie par les institutions académiques et cela constitue une culture seconde. D'après le sociologue, la culture première est en partie sacrifiée à la culture seconde, qui est prise comme visée pour des raisons d'intégration sociale, comme l'adoption d'une profession en tant que vocation en vue de laquelle on a opté pour tel parcours de formation. Ainsi, le processus d'acquisition de la culture seconde est aussi un processus d'acculturation par rapport à sa culture primaire. Fernand Dumont parle cette «stylisation de la culture» comme d'une fissure qui introduit une distance à soi. «La culture comme distance et mémoire» est d'ailleurs le sous-titre de l'ouvrage Le lieu de l'homme du sociologue québécois à qui on doit aussi Raisons communes et Dialectique de l'objet économique.

« La culture est, pour l'homme, distance de soi-même à soi-même. Elle est à la fois l’origine et l’objet de la parole. »
Fernand Dumont, Le lieu de l'homme. La culture comme distance et mémoire, Montréal, HMH, 1968.

Conclusions communes

Une «ruse de la nature» pour pousser l'homme, comme la matière, à se dépasser par des stratégies ?

Ce qui est intéressant avec ces deux approches de la complexité dans le développement des techniques comme facteurs de socialisation et dans le développement des êtres humains comme sujets de culture, c'est la prise en compte d'un processus d'interdépendance entre l'origine et la fin et la reconnaissance d'une sorte de «ruse de la nature» voulant que la culture soit une démarche impliquant une forme de stratégie pour continuer d'évoluer et de croître en poussant les individus ou la matière (dans le cas de l'évolution des techniques) à se dépasser.

Une évolution itérative qui nous rapproche déjà du caractère systémique du numérique

Et évidemment, cette évolution est itérative. Un état de culture secondaire devient un état de culture primaire pour une autre génération d'êtres culturels. Tout comme une instrumentalisation secondaire devient une instrumentalisation primaire pour un usage plus complexe de la matière. Ainsi le feu vient alimenter les pistons propulsés par une fournaise à vapeur pour permettre la locomotion (avec une la locomotive).
Cf. Andrew Feenberg, Pour une théorie critique de la technique (Op. cit., p. 157) pour une présentation du caractère itératif des interactions entre les deux aspects fonctionnel et esthétique de l'automobile et l'ingénierie mécanique qui les sous-tend.

«[L]a signification que les techniques prennent dans le monde vécu se répercute sur leur conception, au fil des étapes de leur développement.»
Cf. Andrew Feenberg (Op. cit., p. 157)

Le rapport que nous entretenons avec la culture et avec la technique dans notre développement comme individus et comme sociétés ne sont-elles pas en partie responsables de la complexité de la vie pour les animaux politiques que nous sommes?

Peut-on penser la complexité comme un processus ouvert?

Et si nous pouvions penser (ensemble) la complexité comme un processus ouvert ?

La première propriété qui émerge de la prise de conscience de ce défi que représente l’adaptation à ce nouvel environnement culturel qu’est le numérique est la complexité. Et c'est une des raisons qui rendent paradoxal le fait de chercher à se doter une stratégie numérique (surtout si ce faisant on tente d'éviter cette complexité, notamment en évitant de le faire dans une perspective collective).

Nous avons proposé de comparer le manque de connaissance du contexte comme un des paradoxes liés au fait de se doter d'une stratégie. Et pour faire comprendre pourquoi c'est un paradoxe, on a eu recours à une première analogie, celle du jeu dont on ne connaître pas les règles. À quoi bon déployer une stratégie dans ce contexte ?

Nous utilisons, dans la note dédiée à l'explicitation de ces liens entre paradoxes et propriétés, une autre analogie : celle de l'importance de connaître la «nature du terrain». Cela permet de donner une image encore plus ouverte de ce que peut être le contexte (il pourrait être terrestre, ou sous-marin, voire aérien), et de faire écho au point de questionnement : est-ce que nous connaissons la nature du jeu, et même si c'est un jeu ou non.

Cela permet de donner une image encore plus ouverte de ce que peut être le contexte (il pourrait être terrestre, ou sous-marin, voire aérien), et de faire écho au point de questionnement : est-ce que nous connaissons la nature du jeu, et même si c'est un jeu ou non.

Des penseurs contemporains de la complexité

Michel Serres

Des penseurs contemporains nous aident à réfléchir à la complexité dans cette perspective plus positive. 

Michel Serres a consacré sa vie, en tant que philosophe des sciences, à nous faire apprécier la complexité à l'oeuvre dans tous les domaines. Dans Le Parasite, il nous parle d'économie d'une manière qui décloisonne radicalement les disciplines, impliquant la littérature dans l'explication de la logique de substitution qui est au fondement de l'institution de l'argent, cet «équivalent général». 

Dans le Tiers-instruit, il nous rappelait qu'en contraignant le gaucher à se servir de sa main droite contre le penchant naturel de sa physiologie (le système faisant de lui un «gaucher contrarié», on lui faisait le cadeau (inconsciemment) de devenir ambidextre, lui permettant de définir un rapport au monde plus souple et riche que celui du droitier de naissance.

Edgar Morin

Un autre penseur de la complexité bien connu et toujours actif sur Twitter, est Edgar Morin. 

La boucle de la relation à la vie (bios) et au monde physique (cosmos), vue par Morin 

Ce qui devient complexe aujourd'hui c'est notamment de penser des conséquences fondamentales de nos choix passés en tant qu'ils nous affectent aujourd'hui.

Mais nous devons aussi gérer la complexité que nous sommes, ce qui veut d'abord dire apprendre à la reconnaître, pour vivre avec.

Morin tient compte du processus d'évolution du vivant. Il nous présente comme étant des êtres liés à nos bactéries comme aux grands singes nos cousins.

« A ce titre, la vie en général et l'être vivant en particulier ne sont pas seulement perdus dans un recoin de la banlieue cosmique, entre micro et méga-physique; ils font partie d'un continuum actif où se nouent en tourbillons l'Être solaire méga-physique et un peuple micro-physique innombrable, lui-même fils du soleil. »
Edgar Morin, La complexité humaine, Flammation, p. 155.

Si homo sapiens a «dépassé» l'ordre strictement biologique en développant conjointement la culture, le langage, la pensée, la conscience, il a du même coup élargi la sphère de la vie à la culture, au langage à la pensée, à la conscience.
Ibid. p. 154

On voit qu'il développe une logique de la réciprocité.

 « Ce qu'il nous faut comprendre, ce n'est pas la culture en excluant la nature, ce n'est pas l'esprit en excluant le cerveau; à l'inverse, nous ne pouvons comprendre notre nature en en excluant notre culture, notre cerveau en en excluant notre esprit; il nous faut concevoir l'«individualité» complexe de notre être naturel-culturel, de notre cerveau-esprit, notre réalité à la fois naturelle et méta-naturelle, c'est-à-dire cosmo-physico-bio-anthropo-sociologique.»
Edgar Morin, La complexité humaine, Flammation, p. 154.

Et il enchaîne sur l'importance d'insister sur notre «double enracinement» dans les sphères physique et vivante et sur notre «double déracinement» de celles-ci.

C'est ainsi comme un mouvement d'aller-retour constant entre des perspectives complémentaires mais différentes, s'enrichissant mutuellement sans pouvoir se confondre qu'il faut envisager la méthode de découverte de la complexité que nous propose d'adopter Edgar Morin.

Cela ressemble à un dialogisme plus qu'à une dialectique.

C'est une volonté d'inclusion et d'ouverture.

Ce sont des éléments cruciaux pour comprendre la complexité.

Hubert Reeves

Mais je m'en voudrais de passer sous silence les leçons d'Hubert Reeves à la télévision canal savoir aujourd'hui Savoir. média, et dans ses livres Patience dans l'azur et Malicorne, notamment, où il nous enseignait que l'univers s'était constitué suivant une logique de croissance de la complexité.

On connaît sa fameuse pyramide de la complexité

Pyramide de la complexité, par Félix Pharand, Domaine public, via Wikimedia Commons

L’émergence des cultures prolonge la vie consciente ...

… pour la croissance de la complexité

On le voit, l'univers évolue vers la vie, la vie évolue vers la vie consciente, et l'évolution de la vie continue à travers la constitution des méta-organismes que sont les cultures (qui incluent les sciences et les techniques).

L'humanité arrive à une conversation collective à travers l'ouverture des routes commerciales, et la diplomatie pave la voie à la création d'alliances internationales nous rapprochant de la vision que Kant pouvait avoir ... ou de celle de Pierre Theilard de Chardin, un des penseurs de l'intelligence collective.

Puis les cultures se différencient en fonction de leur développement technique notamment. Ce qui ne veut pas dire que celles qui ont développé le plus rapidement les techniques les plus compliquées sont les plus sages.

Il faut distinguer complication et complexité. Dans l'idée de complexité il y a quelque chose d'intégré qui relève d'un développement organique, justement. Alors que, dans la complication, il y a quelque chose d'artificiel ou d'accidentel qui ne sert pas nécessairement une fin ni utile ni esthétique.

Andrew Feenberg le dit lui-même, l'instrumentalisation primaire implique une forme de décontextualisation, à partir de laquelle l'objet matériel peut prendre différentes direction, son parcours devenant en quelque sorte «ouvert». La réintégration dans une instrumentalisation secondaire amène une re-contextualisation qui vient limiter les orientations possibles de son cheminement dans l'être. Mais Feenberg participe cette dialectique à la logique heidegerienne du voilement, dévoilement, celui-ci correspondant à l'ouverture d'un monde.

 «Au niveau secondaire, les objets techniques sont intégrés les uns aux autres pour former la base d'un mode de vie. Au niveau primaire, on simplifie les objets pour les intégrer à un dispositif, tandis qu'au niveau secondaire on intègre les objets simplifiés à l'environnement social. Cela implique un processus qu'en termes heideggeriens je vais appeler «ouverture» ou «dévoilement» d'un monde. L'ouverture modifie la fonctionnalisation originelle en l'orientant vers les monde qu'elle contribue à créer. »
Andrew Feenberg, Op. cit., p 156)

Ce n'est peut-être pas le moindre des paradoxes que la complexité ait semblé exister de tout temps et qu'il nous faille l'adoption massive des NTIC pour paraître en prendre conscience, comme si la pression excessive que nous ressentions à la pousser plus loin nous faisait reconnaître la nécessité de nous en préoccuper activement.

Malgré tout ce que nous avons déjà exposé des malentendus entourant la signification du terme «numérique» à la faveur des notes de ce carnet portant sur les paradoxes qu'il y a à se doter d'une stratégie numérique, il est nécessaire - pour cette première note portant spécifiquement sur une des propriétés fondamentales du numérique - de continuer de tenter d’établir la signification de ce à quoi réfère cette expression («le numérique») dans une perspective appropriée.

Ce que nous venons de voir nous permet déjà de répondre que oui, on peut donc penser (avec d'autres) la complexité comme un processus ouvert. 

En quoi la complexité est-elle «propre au» numérique ?

D'abord, le numérique s'est développé comme culture, tel que nous l'avons vu dans la note sur le numérique comme environnement culturel. Le titre de cette note était important. Le fait que le numérique soit «sujet» signifie qu'il s'agit d'une culture qui agit sur le monde. Elle façonne notre environnement en relation avec les différentes actions que nous effectuons par l'intermédiaire d'internet mais aussi parce que les algorithmes tiennent compte de ces actions pour proposer des choix d'actions à d'autres personnes. 

Plus globalement, on peut considérer le numérique comme un espace architectural, au sens où il est habitable car nous y agissons. Et la culture numérique en vient à englober cet environnement qu'elle a contribuer à construire en le transformant en milieu de vie. La technique n'est pas absente de cet espace, mais elle est «métabolisée» par lui en quelque sorte. Et en retour l'environnement politique acquiert de nouvelles caractéristiques qui tiennent en partie aux techniques qui y sont intimement liées. Il est ainsi plus réactif, plus explosif, et moins prévisible. Cela s'explique par l'interactivité comme par la collaborativité qui est son pendant plus social. L'algorithmicité et l'hypertextualité en sont d'autres traits qu'elle partage avec la littérature numérique qui en est une incarnation pionnière. Car l'espace numérique est largement fait d'écritures. Comme l'explique Marcello Vitali-Rosati dans « Une éthique appliquée ? Considérations pour une éthique du numérique» (Éthique publique, 2012), il faut comprendre le contexte que la culture numérique introduit comme étant source de normativité par ce à quoi elle permet d'advenir qui est inédit. Mais la fonction auteur et la fonction éditoriale en général peuvent être remises en question dans ce contexte en raison de la multiplicité de facteurs et de conditions matérielles et symboliques qui rendent possible la publication de texte et le traitement de textes donnant lieu à d'autres versions de ces textes ou à de tout nouveaux textes qui se manifestent parfois comme images ou comme sons dans la mesure où il s'agit de codes. Et les frontières entre les logiciels et les œuvres d'art comme entre les sciences et la littérature deviennent plus que jamais poreuses, ce qui soulève toutes sortes de questions. Mais la question de savoir si ce qui est bon à faire avec ces virtualités de l'espace numérique c'est de l'encadrer suivant nos normes issues des médias électroniques de première génération ou si on devrait permettre à des normes propres au milieu numérique d'émerger devient facilement résolue, si on considère que le numérique est un espace d'action. Et c'est le cas en raison du caractère performatif de l'éditorialisation qui a aussi une nature collective, ontologique, multiple et ... processuelle ouverte... Il ne manque à ces «natures» que le terme qui finalement les résumerait toutes : complexe.

Remarquez, ces autres «natures» de l'éditorialisation ne sont pas plus exclusives à l'époque du web que ne le sont les caractéristiques de la littérature numérique (à part peut-être l'algorithmicité, mais encore, les écrivains de l'OuLiPo introduisaient des algorithmes dans leur écriture. Mais c'est leur concurrence, le fait qu'elles concourent à faire advenir un registre de création de sens inédit qui détermine la nature complète (et complexe) du numérique.

D'ailleurs, si on retourne à l'article «Qu'est-ce que l'éditorialisation ?» (Sens public, 2016), où Marcello Vitali-Rosati nous résume la genèse de ce concept qui donna lieu à une théorie devenue la métaontologie, on constate que, de la première appropriation du terme que Gérard Wormser et lui firent du terme pour lancer la revue Sens public en tant qu'espace de collaboration visant à rendre possible l'écriture collective d'une société numérique qui se comprend, il retient deux traits :

1. La reconnaissance d’une spécificité du geste éditorial numérique : les techniques conditionnent la structure de la pensée.

2. La reconnaissance d’une fragmentarité du geste éditorial dans l’espace numérique – un rapport complexe entre fragment et réagencement des fragments en unités de sens.

Marcello Vitali-Rosati, «Qu'est-ce que l'éditorialisaton ? », Sens public, 2016

Comme il l'écrit dans l'article de 2012 sur l'éthique du numérique, « L'éthique du numérique doit essayer de penser le rapport entre geste et cristallisation du geste.» (Éthique publique, p. 26).

Car le numérique est un espace qui se crée en s'écrivant. Et il s'écrit par des gestes qui sont à la fois dans le temps réel comme «écrire» et dans la mémoire des serveurs comme «écrits».

« Le numérique est un espace concret constitué par des relations entre des objets. Ces relations se tissent grâce au fait que l'on habite cet espace et que l'on y agit. Les actions qui se produisent dans l'espace numérique peuvent être interprétées comme étant de l'écriture. C'est justement pour ces raisons que la question éthique s'impose par rapport au numérique.»
 Marcello Vitali-Rosati, «Une éthique appliquée ? Considérations pour une éthique du numérique», Éthique publique, 2012, p. 18.

La lecture elle-même est un geste qui laisse des traces à la fois éphémères et... presqu'indestructibles ! La facilité de reproduction des codes les rend difficile à effacer. Et en même temps la décontextualisation peut faire en sorte qu'ils perdent toute signification. Mais ils n'en sont pas moins la matière dont le numérique est fait.

Sauf que cela nous laisse devant le problème de la production du sens à partir de fragments.

«On est donc devant un renversement: l'objectif d'une éthique du numérique n'est pas d'appliquer au domaine des technologies de l'information et de la communication des principes éthiques généraux. La tâche, beaucoup plus difficile, d'une éthique du numérique est de comprendre ce que devient l'action à l'époque du numérique, ce que sont ses présupposés et ses bases.»
Ibid., p. 24.

Outre les quatre rapports sous lesquels la complexité insiste pour se rappeler à nous que nous venons d'énoncer, il ne faut pas oublier les leçons de Feenberg et Dumont sur l'existence de deux niveaux de culture et de technique, ce qui permet l'établissement de rapports entre ces dimensions, d'où émerge une certaine complexité.

D'ailleurs, il faut tenir compte du fait que les relations entre les techniques et les cultures sont aussi des sources de complexité supplémentaires.

Et le fait qu'avec le numérique le degré d'intensité d'utilisation de techniques augmente (couplé au fait que ces techniques elles-mêmes soient plus sophistiquées que ce que l'humanité avait connu jusqu'ici) explique donc en partie pourquoi nous faisons de la complexité une propriété fondamentale du numérique. Mais ce n'est pas la seule raison.

Des causes de la complexité qui est associée au numérique

La complexité fait partie de la vie... et le numérique aussi

L'ensemble des paradoxes mis en évidence dans ce carnet renvoient à une forme ou une autre de complexité, tendant à indiquer qu'il s'agit bel et bien d'une propriété fondamentale du numérique.
Mais c'est en examinant les causes pouvant expliquer la résistance à embrasser la dimension collective de la stratégie (qui devrait pourtant s'imposer si on analyse bien les transformations que le numérique entraîne au plan des interconnexions notamment) que la complexité de cet environnement nous est apparue avec le plus d'évidence. Les réticences que les organisations et individus peuvent éprouver à saisir cette opportunité d'élargir l'optique dans laquelle inscrire leur stratégie peuvent s'expliquer par le fait que nous ne souhaitons pas mettre les efforts nécessaire pour tenir compte de ce que le collectif est intrinsèquement lié au contexte numérique, comme si c'était un aspect accessoire, justement pour ne pas avoir à faire face à cette complexité. Mais c'est une erreur de lecture. Il vaut mieux en prendre acte que de l'ignorer. Car le lien avec la communauté demeure la relation vitale au sens même si cette communauté peut être élargie.

Même si l'individu pouvait exister en hermite, la complexité n'en ferait pas moins partie de l'existence humaine. Car même seul, on se crée une culture. Et ce n'est pas simple.

Même si la complexité est inhérente à l’existence, il y a des aspects de la complexité qui sont causés par le numérique :

1. Premièrement, l'attention que requiert le maintien d'une juste perspective sur les enjeux multiples et délicats soulevés par la modification des manières d'être aux plans des pratiques professionnelles, des relations sociales, de la fréquentation des œuvres d'art et des évènements culturels ou de la relation à l'information sous ses diverses formes dans le contexte de ce qu'on appelle parfois la «société du savoir» ou de l'information et de la «culture des données», parfois la «société en réseaux», parfois la société des «communications hypermédiatiques» est extrêmement importante tant au plan quantitatif (heures consacrées à la veille, nombre de dossiers à suivre et à mettre à jour, étapes de vérification des faits et détails à valider) qu'au plan qualitatif (concentration requise, articulation des enjeux entre eux, mise en perspective justement afin de bénéficier d'un recul historique et critique suffisant, sans perdre de vue les aspects dynamiques qui déterminent une bonne partie du sens de ce que nous vivons et pour lesquels il est nécessaire d'être engagé dans l'action afin d'en sentir l'effet). 

Un tel niveau d'attention peut difficilement être maintenu par un individu seul ce qui plaide encore une fois pour l'encouragement des initiatives visant à sortir de la vision individualiste, selon laquelle une stratégie numérique (pour nous en tenir à ce sujet) devrait être conçue en pensant systématiquement comment on pourra dépasser les acteurs qui nous ressemblent ce qui impliquerait que les bonnes idées devraient être quelque chose que l'on conserve par devers soi, afin de pouvoir être en tirer un avantage concurrentiel.

Et ce constat que, malgré le fait qu'il n'ait jamais été aussi facile d'avoir accès à de l'information de première main et à jour sur tous les sujets qui peuvent nous intéresser, la «simple» conservation (à portée de connaissance) de ce qui est en train de se tramer dans les replis du monde - qui est interconnecté par la «toile» (le web) - soit devenu si compliqué... tend déjà à démontrer que la tournure que prennent les transformations politiques et civilisationnelles engendrées par la généralisation de ces usages qui touchent toutes les sphères de l'activité humaine, économique, intellectuelle, créative et criminelle... peut adéquatement être décrite comme une poussée de croissance de la complexité. Et cela est lié au numérique également en raison du faut que la plupart de ces sujets d’intérêt ont un rapport avec ce contexte exigeant de nouvelles compétences : parmi les enjeux les plus préoccupants, il y en a plusieurs qui touchent les impacts culturels, psychologiques et sociaux de l'utilisation des nouvelles technologies. 

2. Deuxièmement, la fabrique même du tissu dont est fait le numérique comme construction technique et culturelle est justement un entremêlement de fonctions technologiques et de discours d'experts ou d'analystes, de pratiques de créatifs et d'usages d'intermédiaires et cela comprend la rencontre étonnante de dispositifs médiatiques permettant l'expression d'un imaginaire qui peut paraître illimité avec des technologies qui se raffinent constamment mais qui demeurent fondées sur le principe de base de l'informatique qui est la réduction de toute information à une série de '0' et de '1'. C'est dire que le mélange des genres entre simplicité radicale et sophistication sans précédent, construction de récits inédits et gestion rigoureuse de processus technique hyper répétitifs, constitue une présence du sens même de complexe (complexus : «ce qui est tissé ensemble», disait Morin) soit le maillage ou l'intermédiation de divers courants, parfois opposés le plus souvent en voie d'hybridation, ce qui permet de qualifier cette époque de «métissage hypermédiatique». Nous pourrions entrer dans certains détails de ce qui est ici évoqué afin de démontrer que ce n'est pas qu'une métaphore.

3. Troisièmement, les dynamiques qui se mettent en branle soit pour accélérer ces transformations soit pour y résister ou en tempérer les impacts dont la portée pourrait être considérable mais qu'on tend probablement à exagérer parfois, ouvrant la voie à la manifestation de phénomènes proches de la magie comme les prophéties auto-réalisatrices, ces mouvements parfois structurés politiquement et commandités par des groupes d'intérêt dépassant parfois les cadres étatiques, alors que d'autres s'auto-financent par les dons d'individus qui y croient afin de faire advenir une société plus juste et moins «artificielle», ces pressions qui s'accumulent faisant pencher la balance de l'humeur individuelle et collective, selon les camps, parfois vers le cyber-enthousiasme parfois vers le techno-scepticisme, rendent extrêmement difficile de trouver un terrain mitoyen propice à la conversation sereine pour évaluer différentes avenues qui pourraient faire l'objet d'une entente durable afin de faire face aux défis d'envergure que les considérations précédentes, ajoutées à celle-ci, signalent à notre attention, déjà sur-sollicitée et de moins en moins capable de concentration soutenue, comme nous le disions au premier aspect de cet exposé des causes de la complexité qui est associée au numérique. 

4. Pour revenir à ce dernier aspect, quatrièmement, le bariolage des convictions spirituelles, morales, religieuses et idéologiques en tous genres, est tel que l'on peut difficilement savoir quel langage utiliser ni par quel côté aborder les problèmes. On dirait donc qu'une nouvelle capacité de diplomatie devrait être apprise par tout le monde à l'école simplement pour pouvoir construire des ponts avec des personnes qui ne pensent pas comme nous ou qui ne partagent pas notre point de vue sur des questions assez chargées ou tout simplement de principe.

On le conçoit, pour continuer à vivre en paix à l'ère du numérique, il va falloir être capables de faire preuve d'un bon sens du compromis, ou plutôt, de la diplomatie.

Par contre, pour bien utiliser ce sens de la diplomatie, il demeure indispensable de continuer de s'interroger pour être en mesure de mieux comprendre comment le monde à l'ère du numérique.

Relations avec les prochaines propriétés : systémique et dynamisme

C'est pourquoi il va être utile et sans doute bienvenue d'examiner deux autres propriétés fondamentales du numérique qui aideront à se donner une idée plus approfondie de ce que signifie cette complexité dont nous avons essayé d'esquisser certains motifs de croire qu'elle est bien fondée dans la matérialité même de ce monde où les connexions se recréer continuellement en tous sens, à travers de simples échanges d'information comme à travers le renforcement d'alliances et de partenariats, qui se défont parfois, nous mettant au défi de trouver dans ce grand champ d'influences trans-réciproques, des repères pour une forme de prévisibilité.

C'est en effet possible et légitime de comprendre la dimension systémique de la culture numérique comme une définition plus précise de ce qui permet de dire que le monde numérique est complexe par nature.

L'autre propriété, qui confirme que la culture numérique est essentiellement complexe c'est le dynamisme qu'il faut éviter d'interpréter dans un sens trop naïf, mais qui a une signification très profonde et des impacts très concrets. On pourrait dire que la dimension systémique du milieu de vie constitué par le numérique comme organisation à la fois culturelle et technique complexe est ce qui créer les conditions de possibilité pour l'émergence d'un tel dynamisme et que réciproquement, c'est parce que les relations qui structurent l'espace numérique sont capables de se réagencer de manière dynamique à travers les dispositifs complexes qui les conditionnent et qui sont façonnés par elles en retour, qu'une dimension systémique peut se constituer qui démultiplie - en les instaurant comme forces définissant une culture (et peut-être même un monde) - les dynamiques en question.

Mais avant d'aller examiner ces propriétés pour elles-mêmes, et - si possible - dans leurs relations avec la complexité inhérente au monde actuel dit «numérique», illustrons encore (par quelques réflexions) comment la complexité est devenue inévitable dans le contexte d'une prise de position ou d'une prise de parole, ou simplement d'une intervention en relation avec les utilisations possibles ou effectives des NTIC et des conventions formant les codes de la culture numérique le tout ne pouvant être dissocié de son squelette: les institutions, l'internet et les protocoles qui s'incarnent en processus avec l'apport des énergies et ressources nécessaires, malgré leur caractère limité.

Lien vers note sur les impacts du numérique sur notre capacité à penser la complexité liée aux changements climatiques (à venir)
Voir note sur l’ambiguïté du numérique : vous y trouverez la présentation d’un quasi-paradoxe : la complexité est à la fois accrue par la technique et justifiée par le supplément d'adaptation qu'elle apporte (à venir)

Conclusion

Retour sur le paradoxe de ne pas tenir compte de l'aspect collectif …

… sous prétexte que c'est complexe 

L'un des paradoxes les plus importants en lien avec la démarche de se doter d'une stratégie numérique est donc qu'il est contre-productif de s'engager dans les efforts que cela requiert sans faire l'effort supplémentaire d'élever notre point de vue au plan collectif, qui serait celui qui pourrait nous apporter les plus grands bénéfices. Autrement dit, une stratégie numérique qui ne mise pas sur le potentiel du numérique de rapprocher les acteurs d'un même secteur ou d'une même région, voire de secteurs et de régions voisins qui pourraient s'apporter des connaissances complémentaires, serait comme un radeau qui prend l'eau. Ce serait passer à côté de l'essentiel. Une stratégie numérique devrait donc être une démarche impliquant de la concertation, de la collaboration et de l'entraide, et favorisant l'intensification de telles pratiques. Mais ce n'est pas le réflexe qu'on a lorsqu'on se dote d'une stratégie numérique parce qu'on envisage toujours les choses dans une perspective de progrès individuel, et de compétition économique, comme nous le prescrit la société capitaliste valorisant la concurrence plutôt que la coopération. 

La principale propriété qui émerge de la prise de conscience de ce défi que représente l’adaptation à ce nouvel environnement collectif (et culturel autant que technique) qu’est le numérique est la complexité.

Citations intéressantes en lien avec la complexité

La notion de mythe qui devrait aider à définir le numérique : 

«Le mythe, en effet, est le mode de la conscience simultanée d'un ensemble complexe de causes et d'effets.» (Marshall McLuhan, La Galaxie Gutenberg, HMH, 1967, p. 321) [1964].

Cette propriété est annoncée par le troisième paradoxe : la perspective collective est négligée

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Des paradoxes d’une stratégie numérique aux propriétés du numérique (en tant...
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Intégré par Fabrice Marcoux, le 18 mai 2023 10:21
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paradoxe, propriété, interaction entre paradoxe et propriété, implications pratiques, enjeux philosophiques, relations entre implications et enjeux, culturelle, technique, politique, dynamiques, fondements, liens entre différents sujets, numérique, stratégie

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Publication

18 mai 2023

Modification

1 juillet 2023 16:51

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