Le numérique, un sujet incontournable comme l'environnement

Introduction : plus qu'une crise passagère

Je pressens que je n'en aurai jamais fini avec ces réflexions au sujet du numérique. Alors que l'actualité très récente nous donne de nombreuses raisons d'en parler (ChatGPT menace pour l'éducation, médias numériques en faillite, monnaie numérique et cryptomonnaies), il serait normal de laisser une certaine panique s'installer. En effet, les bouleversements induits par l'introduction régulière de nouvelles pratiques à divers niveaux de la vie économique, sociale, culturelle et politique en relation à la mise en service de fonctionnalités et d'applications par les compagnies œuvrant dans le domaine des «hautes technologies» (high-tech), nous poussent à être sur nos gardes et à mettre notre sens critique en éveil par rapport à ces innovations, dont on commence à penser qu'elles s'intègrent de manière trop intime, voire intrusive dans nos existences. Il serait par conséquent tentant de nous braquer et de refuser cet envahissement de la sphère privée ou nom de la préservation d'une certaine dimension qu'on pourrait qualifier de confidentielle, et nommer le «quant-à-soi». La raison de cette réaction de rejet ou de la tentation de refuser d'en entendre davantage provient en partie de ce que ce sont souvent des nouvelles qui se présentent sur le mode de la crise, comme si un danger imminent était sur le point de se manifester et qu'il faudrait se mobiliser pour y faire face.

Si ce sentiment d'urgence n'est pas sans fondement, il vaut la peine, justement pour se protéger contre les effets d'un énervement constant sur notre équilibre mental, de nous résoudre à développer une véritable perspective critique relativement à tout ce qui gravite autour du numérique et qui est en passe de devenir véritablement un monde.

Un de premiers thèmes qu'il sera intéressant de creuser est celui des paradoxes associés au fait de se doter d'une stratégie numérique.

Mais pour l'instant la première chose à faire qui semble véritablement «stratégique» est de présenter une première réflexion critique sur ce qu'est le numérique.

Le numérique n'est pas un monde séparé du nôtre

S'il est légitime d'éprouver un sentiment de dépossession par rapport à ce qui s'apparente à une colonisation de nos vies par les NTIC, cela ne veut pas dire que «le numérique» est une civilisation détachée de la réalité du monde dans lequel nous vivons, et dans laquelle il suffirait de ne pas entrer pour ne pas en subir les effets.

On pourrait croire que «le numérique» consiste uniquement en une collection de plateformes, comme les médias sociaux, Second Life et bientôt le Metaverse, dont il suffirait de se couper pour ne pas être atteint par les ondes de choc du séisme qu'a pu représenter l'irrigation de la société de l'information par internet et la mise à disposition de l'ensemble de dispositifs ouverts qui composent le web, au milieu des années 1990.

Voir la vidéo plus bas pour écouter Marc Le Glatin, auteur de Internet: un séisme dans la culture (Éditions de l'Attribut, 2007), lors de sa présentation devant le Groupe d'études médias et nouvelles technologies du Sénat français.

Je note ici certains points qui ressortent d'un extrait de l'exposé de Marc LeGlatin :

  • On voit apparaître des revendications :
    • Le droit à la flânerie;
    • Le droit à la médiation :
      • faire connaître des oeuvres qu'on aime à des personnes faisant partie de groupes ayant des affinités partagées;
      • pouvoir les réutiliser et les repartager vers des audiences plus larges.
  • Les «pirates» ne sont pas que des gens qui veulent échapper au paiement :
    • Cette revendication correspond à quelque chose de plus profond, soit le droit de participer à la production symbolique ;
    • Ils sont là pour résister à ce qui, au XXe siècle, a bloqué l'accès à la culture pour les strates populaires :
      • mercantilisation de type marketing poussé ;
      • institutions qui déterminent ce qui est de l'art.
    • Le point commun est l'imposition verticale d'une manière passive de s'élever à une culture réservée à une élite (par une contemplation passive suivant des codes bien établis).
  • Il juge problématique que nos institutions elles-mêmes ne puissent concevoir la relation aux œuvres que dans une perspective de consommation d'une «offre».

Ça vaudra la peine de revenir sur se présentation car l'analyse en est très précieuse.

Durée: 15 min. Date : 26 juillet 2012. C'était, il y a 10 ans... mais, Marc Le Glatin - qui oeuvre dans le milieu de la danse - avait articulé les enjeux de manière exemplaire.

Il est difficile de définir quels seraient les comportements correspondant à une attitude adéquate face aux enjeux que soulève la secousse sismique puissante qui continue de nous ébranler et dont on commence à peine à mesurer les répercussions. Ce qui est sûr, cependant, est que cette secousse connaît de fortes répliques en ce moment :

  • Avec l'IA, les risques qu'elle représente pour l'aggravation des fausses nouvelles, lors des prochaines élections américaines notamment,
  • La guerre en Ukraine se double d'une offensive de propagande de la Russie sur Twitter et de cyberattaques contre les cibles «stratégiques» en Occident.

Des pistes pour se situer

J'avais essayé à la même époque de proposer quelques repères afin d'aider chacun à se situer dans le débat, et en plaidant qu'il vaudrait mieux éviter les deux postures extrêmes du cyber-enthousisme et du techno-scepticismePositions», Inter-edit, 2012), pour ne pas dire de la technophobie. Je comprends qu'on oscille entre les «positions» que je qualifiais de modérée et de critique. Une contribution constructive au débat est possible dans les deux cas.

Des enjeux aussi variés que la vie en société

Les enjeux que j'évoquais sont de différents ordres. On peut y voir des questions juridiques, éthiques, esthétiques et philosophiques.

Lorsque c'est la manière dont on pense l'éducation qui doit être réévaluée et qui est remise en question on peut au moins dire que les enjeux sont culturels. 

Alors faut-il le voir comme une mise à mal de la culture par la technique ?

Il me semble que cette compréhension de l'ébranlement que nous vivons serait unilatérale.

Effectivement, une révolution culturelle est en cours. Et comme nous l'apprend l'histoire, ce n'est pas toujours pour le meilleur. Cependant, ce serait s'enfouir la tête dans le sable que de ne pas le reconnaître. Et ce serait dommage de passer à côté des opportunités que cette transfiguration de la civilisation peut apporter de remettre peut-être plus de justice et de vitalité dans les modes de constitution de la culture.

Présentons les choses dans une perspective aussi juste que possible...

La transfiguration culturelle associée au numérique est un sujet politique

Pour comprendre ce qui nous arrive avec lucidité, il vaut la peine de regarder les choses en face.

Le numérique effraie notamment parce qu'une bonne partie des technologies qui y sont associées sont invisibles et qu'une majorité de la population ne les comprend pas. C'est pourquoi une des principales mesures qui est recommandée dans les plans stratégiques des gouvernements pour préparer leurs populations à faire le virage numérique des organisations est de mettre l'accent sur la littératie numérique dans les parcours de formation. 
C'est aussi pourquoi on verra que ce qui est recommandé pour l'IA n'est pas de la bannir, mais d'apprendre aux étudiants à s'en servir de manière éthique.

Cependant nous parlons de technologies associées au numérique et du numérique comme étant associé à la mutation culturelle en cours. Mais alors qu'est-ce que le numérique ?

La culture est un écosystème qui intègre la technique

L'objet principal de cette note d'introduction est de mettre en lumière le fait que le numérique ce ne sont pas qu'un ensemble de techniques et de processus technologiques. Pour une part, la technique a toujours fait partie de la culture. Au temps où il est apparu pour la première fois, le codex était un objet hautement technique. Ancêtre du livre imprimé (il utilisait l'écriture manuscrite), il exigeait le pliage des feuillets de parchemin impliquait la reliure de l'ensemble pour qu'il se tienne... Malgré son intérêt du point de vue de la manipulation, du classement,  de la conservation et de l'annotation (sans oublier l'immense avantage de pouvoir se référer aux pages), il rencontra longtemps la résistance des élites et de la noblesse qui demeuraient attachées au volumen  (ce rouleau de papyrus). Les deux types de «livres» étaient des productions culturelles faisant appel à des techniques de haute précision (pour l'époque où ils furent inventés).
Et l'imprimerie, qui les a relégués aux archives et aux musées, est reconnue comme une des plus grandes inventions, qui a permis la propagation des idées de la Réforme et de la Renaissance, donnant lieu au développement de la pensée philosophique des Lumières. Les textes des penseurs purent rayonner plus rapidement grâce à la facilité de produire plusieurs copies du même ouvrage grâce aux linotypes et à la presse. La circulation ainsi facilitée de ces idées et de ces opinions fut un fer de lance de l'éveil démocratique en permettant la propagation des idéaux d'égalité, de liberté et de justice dont la révolution intellectuelle en cours était porteuse. Une des réalisations emblématiques de celle-ci fut bien-sûr l'Encyclopédie. ce «dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers», dont les philosophes Denis Diderot et Pierre D'Alembert furent les éditeurs. Cette collection de livres prétendant recenser l'ensemble des connaissances portait en elle le principe de ce qu'allait devenir Wikipédia. Et on pourrait dire que Praxis s'inspire aussi de ce postulat que les connaissances bénéficient du fait d'être mise en relation les unes avec les autres. C'est ainsi, grâce à une combinaison de courage politique et d'inventions techniques que la science s'est répandue. Mais une fois que l'idéal démocratique fut adopté politiquement, il s'est inscrit dans des institutions comme les bibliothèques publiques, et l'enseignement laïque. 

Les conséquences de la montée en puissance des monopoles capitalistes

Mais le régime politique qui a survécu à la Guerre froide est le Capitalisme. Et celui-ci a la fâcheuse tendance à favoriser l'instrumentalisation des connaissances scientifiques.

Cela n'est pas lié aux technologies numériques. Mais on peut dire que l'effondrement de l'Union soviétique coïncidant avec le déploiement d'internet, les idées de liberté qui pouvaient avoir le vent dans les voiles en raison de l'enthousiasme qui accompagnait sans doute la chute du mur de Berlin, ont peu à peu été récupérées à des fins de concurrence économique féroce. C'est ainsi que la compagnie Google est devenue en vingt ans un empire mondial qui a plus de pouvoir que la plupart des États. Il en va de même pour Facebook et Apple. 

On peut dire que le numérique est un amplificateur qui exacerbe des tendances qui sont déjà présentes dans la civilisation où les NTIC se développent et qui fait de celles-ci des catalyseurs qui favorisent une radicalisation de certaines tensions et en apparaître de nouvelles.

L'approche systémique peut aider à comprendre des phénomènes complexes

Ainsi défini, le numérique se conçoit davantage comme un ensemble de dynamiques s'apparentant à des processus de renforcement positifs de certaines tendances, à la manière de boucles cybernétiques. On peut aussi le voir comme un écosystème permettant le surgissement de propriétés émergentes.

Et la théorie qui permet de comprendre l'évolution de ces systèmes, qu'on appelle la systémique, permet certes d'expliquer des phénomènes d'auto-amplification d'un signal comme le fameux feedback, dont l'exemple type est le bruit strident généré lorsqu'un micro est orienté vers un haut-parleur auquel il est connecté... Mais elle est aussi appropriée pour l'analyse de phénomènes biologiques comme le processus de la naissance, de la vie et de l'atrophie des lacs, dans la nature, pour ne donner que cet exemple de cycle écologique.

S'il est naturel de se tourner vers la systémique pour comprendre les impacts du numérique sur le monde, c'est que l'ensemble du monde physique en est venu à être analysé dans une perspective systémique, notamment en relation avec la théorie de la thermodynamique. Et on peut créer des versions adaptées de ce cadre théorique général pour parler d'écosystèmes informationnels dans lesquels opèrent des ordinateurs transformant les informations qui entrent dans le système grâce à des algorithmes capables de transformer ces données pour en générer de nouvelles. C'est ce qu'on appelle alors la «cybernétique».
Les modèles météorologiques pour prévoir le temps qu'il fera et à court terme, ainsi que l'évolution du climat sont d'autres exemples de conceptualisation de perspectives sur le monde suivant une approche systémique.

Est-ce qu'on pourrait imaginer des modèles théoriques permettant d'interpréter les transformations culturelles dans l'esprit des approches systémiques ? Est-ce que si c'était possible ce serait un réductionnisme technique ? 

Il se peut que ce le soit effectivement. Et il faudrait être prudent avant de confier à des méga ordinateurs la tâche de digérer l'ensemble de ce que la civilisation est et a pu devenir afin de régurgiter des prédictions concernant ce qu'elle est susceptible de devenir.

Pourtant, aucune science ne serait plus utile à l'homme. Mais cela ressemblerait à détenir le secret de la pierre philosophale, qui fut l'objet de la quête des alchimistes pendant des millénaires et dont le Faust de Goethe représente la plus célèbre incarnation littéraire. 

Un des risque qui accompagnerait la maîtrise d'un tel savoir serait la perversion des prophétie autoréalisatrice.

L'esprit humain fonctionne ainsi en se conditionnant lui-même de sorte qu'il finit par croire que ce qu'il pense qui pourrait arriver arrivera, et à force que sa conviction que ça arrivera se renforce, il finit par s'organiser inconsciemment pour que ça arrive.

Il y a des tentatives de nous outiller pour adopter une perspective critique sur la technique qui tient compte de cet effet d'auto-renforcement qu'elle peut avoir qui lui confère l'apparence d'une réflexivité. Voir la notion de boucle étrange en lien avec la théorie de l'instrumentalisation d'Andrew Feenberg dans Pour une théorie critique de la technique (Lux, 2014). 

Un langage conçu pour favoriser l'émergence d'une sphère sémantique

Et Pierre Lévy a proposé une grammaire des concepts qui puisse être comprise par les ordinateurs (un langage à la fois naturel et computationnel) qui permettrait d'ajouter une couche de notion autour des informations publiées et produites par les algorithmes en relation avec les phénomènes se déroulant dans ce qu'il appelle l'infosphère (ou «sphère sémantique») et qui traduiraient dans un langage universel, l'IEML, les métadonnées les plus pertinentes pour saisir l'essence des évènements et des pensées à leur propos, ce qui permettrait de favoriser une vaste conversion mondiale en «temps réel» entre les instances humaines et machiniques internationales, permettant de nombreuses applications et procurant d'infinies opportunités de perfectionnement des connaissances, allant jusqu'à l'émergence d'une intelligence collective.

Bien sûr des risques d'exploitations malveillantes de ces développement théoriques et pratiques sont à anticiper et à prévenir.

Mais il en a toujours été ainsi des progrès scientifiques et techniques.

Et, à l'heure actuelle, on sait qu'un des leitmotiv des initiatives de «transformation numérique» consiste à former les équipes et les directions en particulier à la «gestion du changement», pour surmonter notamment les résistances au changement qui, elles aussi, constituent une sorte de boucle de renforcement mais «négatif» (ayant l'effet d'une force d'inertie), dépendant de la dimension systémique de toute organisation. 

Et cela est lié au fait qu'une organisation développe des mœurs et des traditions, des habitudes qui s'apparentent à des coutumes, qui constituent donc des cultures.

On pourrait donc dire que les cultures sont déjà des systèmes cybernétiques fonctionnant de manière semblables aux écosystèmes qui répondent à des dynamique similaires à celles des échanges entre enthalpie et entropie fonctionnant à la manière de vases communicants.

Ce qui est rassurant est que les systèmes sont en théorie toujours portés à tendre vers l'équilibre. Mais les équilibres se déplacent régulièrement et parfois, il se produit des emballements plus ou moins localisés dans le système.

Mais nous ne sommes pas obligés de chercher à contrôler tous les paramètres qui déterminent ces changements de dynamiques. 

Nous devrions pouvoir débattre politiquement de l'opportunité de nous donner la connaissance théorique et pratique d'influer aussi directement sur le cours du monde, et convenir de balises encadrant la recherche et le développement d'innovations en relation avec ces champs d'expertise tout comme il est légitime de débattre de l'opportunité d'effectuer de la recherche sur les utilisations possibles des cellules souches.

Je ne doute pas que nous conviendrons qu'il est souhaitable d'autoriser la poursuite des recherches à ce sujet, mais je ne serais pas surpris que nous arrivions à nous entendre sur certaines applications que nous voudrions éviter.

Un débat semblable pourrait avoir lieu en lien avec les usages souhaitables de l'intelligence artificielle, des villes intelligentes, des métavers et j'en passe.

Le fait qu'il puisse être difficile de nous entendre sur certains usages par rapport auxquels il sera beaucoup plus délicat de trancher est compréhensible. Mais ce n'est pas une raison pour renoncer à essayer de nous entendre au niveau international plutôt que céder au laisser-aller. Et jusqu'à preuve du contraire, le [principe de précaution] n'a pas encore été invalidé par la recherche.

Enfin, c'est clairement un domaine semblable à la recherche en écologie, à mon avis, que la recherche sur le numérique. C'est pourquoi des approches variées devraient être utilisées incluant des approches plus abstraites et des approches plus empiriques. C'est pourquoi les approches interdisciplinaires sont à encourager et il est heureux que se soit développé un mouvement parmi les chercheurs en sciences humaines qui vise à encourager l'utilisation des capacités des ordinateurs et des réseaux de communications permettant la collaboration à distance, pour favoriser la mise en commun des résultats de recherche et des idées afin d'améliorer les chances que des progrès significatifs soient effectués et que des applications soient trouvées. On appelle cela les «Digital Humanities» ou les «Humanités numériques» en français.

Cependant, il ne faut pas en déduire que les recherches universitaires sont une activité culturelle et que les outils technologiques ne sont que des moyens en vue de l'atteinte des résultats souhaités, sans que cela n'ait une influence sur la culture scientifique des chercheurs qui participent à ce mouvement.

Penser que les dispositifs techniques servant à l'accélération des progrès dans le domaine de l'histoire, de la littérature, de la linguistique ou de la sociologie seraient neutres est un leurre. 

Or c'est un lieu commun souvent véhiculé comme pour nous rassurer relativement aux différents questionnements qui émergent en lien avec l'apparition de nouvelles technologies dans l'espace public [Exemple, vers le 25 avril dans La Presse +] 

Mais de nombreux chercheurs associés au mouvement des humanités numériques ont montré qu'ils n'étaient pas naïfs concernant les implications politiques de leur adoption d'une voie alternative dépassant les barrières institutionnelles habituelles entre les départements et les limites des modalités classiques de publication.

Le numérique est sujet d'une culture et la recherche sur ses implications est donc politique

L’humanisme numérique propose une philosophie du numérique, et met de l’avant la thèse selon laquelle de nouvelles pratiques lettrées sont en train d’émerger à la faveur de la mise à disposition des nouveaux outils numériques. Et cela serait une conversion anthropologique comparable à celle qui été vécue à la renaissance.

Nous viendrons à l'examen de ce qu'est le numérique. Mais à ce stade-ci j'espère qu'il devient assez clair qu'il ne s'agit pas uniquement d'un ensemble de technologies. Par contre il est clair qu'il y a tout de même un niveau d'utlisation des technologies qui est plus élevé en contexte numérique qu'au temps des «mass media» (médias «de masse»), ou de l'imprimerie. L'informatique y est pour beaucoup et l'internet a démultiplié le potentiel d'applications par la propagation des connexions entre ces différents postes informatiques, par l'intermédiaire de points relais et de serveurs. Mais c'est l'invention du web, qui est une technologie d'invention humaine, bien entendu, et qui a été diffusée sous licence libre par Tim Berners-Lee et le CERN, qui a permis l'explosion qui répand son onde de choc jusqu'à nous. Ce ne fut pas instantané d'ailleurs, et peut-être que nous sommes en train de ressentir le front d'onde  aujourd'hui, alors qu'il est a atteint une amplitude plus importante.
Mais ce qui est certain, c'est que l'imbrication des aspects culturels et techniques n'est pas démenti par le fait que l'injection de nouveautés techniques à grand impact se soient intensifiée. Cela nous contraint cependant à développer une culture technique en accéléré. 
Il est probable que le retard du système d'éducation et des autres initiatives pour rendre les ressources de formation en littératie numérique disponibles soit important. Peut-être ne pourra-t-il pas être comblé.

Mais un niveau grandissant de culture technique, notamment sur les questions touchant la désinformation et l'importance de vérifier ses sources (ainsi que sur les risques de vol de données personnelles dans ces contextes interconnectés), fait son chemin, de sorte que la compétence informationnelle à tout le moins et une certaine culture des données en vient à faire partie de manière plus vaste que jamais, de la culture générale.

C'est dans ce contexte que s'est formée la réflexion de Milad Doueihi sur l'émergence d'un humanisme numérique.

Il a publié deux livres importants : La grande conversion numérique et Pour un humanisme numérique, qui rendent compte de cette réflexion de manière riche et nuancée. 

Je vous invite à lire mon mémoire où je mets ses positions sur le numérique en dialogue avec celles de Marshall McLuhan sur les médias électroniques de première génération, dans l'espoir de voir où ces réflexions nous conduisent.

Mais pour l'instant citons l'analyse qu'en propose Marcello Vitali-Rosati dans un article de 2011 : «Une philosphie du numérique» publié dans la revue Sens public.

«Ce que nous propose Milad Doueihi dans son dernier livre Pour un humanisme numérique n’est pas une simple analyse des changements apportés par les nouvelles technologies. C’est une philosophie à part entière, dont les implications théoriques ne sont pas circonscrites au seul domaine des technologies de l’information, mais engendrent une véritable vision du monde.»

« Il ne s’agit pas de reproduire un ancien humanisme pour l’époque du numérique qui est la nôtre, ni de régler le monde des nouvelles technologies avec les valeurs de l’humanisme. L’humanisme numérique est plutôt une situation de fait : il est « le résultat d’une convergence entre notre héritage culturel complexe et une technique devenue un lieu de sociabilité sans précédent » »

« Milad Doueihi veut éviter de penser la technique comme quelque chose qui s’oppose à l’humain, allant au-delà du cliché d’un conflit entre l’homme et la machine, pour penser au contraire une convergence entre technique et culture. Une convergence qui est donc un fait : le numérique est d’ores et déjà une culture, une civilisation. »

D’autres perspectives théoriques et philosophiques peuvent être utilisées pour essayer de comprendre comment l’être humain lui-même est transformé par l’évolution des pratiques en lien avec les NTIC. Mais le numérique ne se réduit pas à des outils qui seraient neutres. Les dynamiques en partie façonnées par les processus techniques sont un facteur déterminant dans la définition du nouveau paradigme culture dans lequel nous sommes en train d’entrer. Et le fait que ce paradigme culturel vienne avec une logique modifiée par rapport au précédent, même s’il n’est qu’une propriété émergente de principes qui existaient auparavant, fait que le numérique comme civilisation est forcément un sujet politique.

Parce que c'est important que nous soyons mobilisés pour définir dans quel sens évolue la culture. Et parce que même si nous ne faisons rien pour changer les choses, les mesures des actions posées par les outils numériques communiqueront des données dans le contexte de l'internet des objets, et des données  massives seront produites qui alimenteront des algorithmes (incluant des intelligences artificielles dressées pour croiser des données de manière «stratégique»), et les produits et services dans lesquels les compagnies investiront en seront modifiées et on trouvera une manière de nous faire acheter des futilités, parce que c'est sur du vent que l'économie capitaliste roule rondement.

Conclusion : le lien avec l'environnement

Pourquoi avons-nous osé comparer l'importance de se préoccuper du numérique avec l'urgence de nous préparer à nous adapter aux impacts des changements climatiques tout en redoublant d'ardeur pour en atténuer les impacts ? 

D'abord, parce que si l'interconnexion et les discours qui sont produits comme les changements dans notre environnement qui sont générés par les mécanismes conditionnés par des éditorialisations visant à une prévisibilité de nos comportements réduisent notre marge de liberté (en contournant notre sens critique grâce à l'analyse de nos points faibles au nom du contrôle de nos micro-sensations, dans le contexte de l'économie de l'attention), pour nous pousser à consommer toujours davantage, en négligeant notre responsabilité de réduire au contraire notre consommation et d'orienter les ressources vers les choix les plus écologiques, le fait de ne pas nous être préoccupés du numérique pour nous concentrer uniquement sur l'environnement aura fait que nos efforts auront été vains, car nous aurons eu beau tout miser là-dessus notre faiblesse aura été percée à jour et les grands bonzes du capitalisme auront réussi à nous faire retomber dans le consumérisme. 

La deuxième raison est que nous ne pouvons pas non plus laisser les mécanismes de surveillance et de contrôle des comportements se déployer sans balises, et les abus de la connectivité consommant à outrance pour simuler la présence dans des environnements immersifs qui épuisent notre sensibilité et éliment notre jugement, alors que nous aurions pu être beaucoup plus efficaces pour lutter contre les changements climatiques, si les capacités de calcul des ordinateurs avaient été consacrées à évaluer les meilleurs modèles de répartition du temps de connexion afin que nous puissions avoir confiance que si nous adoptons des rythmes de vie plus distendus nous prolongeront la durée de vie de nos existences et d'un climat tolérable. 
Troisièmement, parce que comme vous le constatez, les deux sont intimement liés pour la bonne raison que le numérique étant lié à tout, il a un impact sur tout, et devient comme la peau de l'environnement. Or tout le monde sait que pour qu'un organisme soit en santé, il faut qu'il prenne soin de sa peau. Elle joue un rôle de régulation, elle respire, elle protège et permet les échanges de chaleur.
Et c'est ce dont l'environnement biologique a besoin : d'une environnement informationnel qui est à son écoute et qui lui permet de se réparer au fur et à mesure qu'il est affaibli, top usé par endroits, en proie à des agressions en d'autres lieux. Plutôt que de nous laisser scruter à la loupe jusqu'à dans nos moindres désirs par des algorithmes auxquels on n'échappe pas, on devrait pratiquer la déconnexion sanitaire, et monitorer attentivement l'état de nos parcs, carrés d'arbre et autres espaces verts. 

Enfin, il ne faut pas négliger non plus l'importance que les infrastructures numériques exercent une auto-surveillance et une auto-régulation qui soit sous notre supervision politique pour que l'on ne permette pas qu'une externalisation des coûts de notre hyper-activité informationnelle soit adoptée comme solution pour régler le problème de la démesure où nous tendrions à déménager nos mauvais réflexes du temps du capitalisme industriel, qui n'a toujours pas réussi à véritablement se dompter.  Nous ne pouvons pas nous permettre de doubler le défi environnemental du défi informationnel. 
Une gestion raisonnable des flux de données devrait être décrétée immédiatement. On ne peut courir le risque d'une bulle de data.

Si le numérique est un «sujet incontournable», c'est parce que c'est un sujet d'abord, comme nous venons de le montrer au point précédant cette conclusion, et s'il est incontournable, c'est que c'est notre environnement culturel. Alors, on ne peut pas «contourner» ce qui est notre milieu de vie collectif. Mais il ne faudrait pas qu'il «dépasse les bornes»... de ce que l'environnement biologique peut supporter.

Un clin d'œil au premier point pour conclure cette note d'introduction : si la crise n'est pas passagère, nous devons développer notre esprit critique afin de ne pas demeurer de simples passagers dans un train courant vers le précipice. 

Alors commençons dès maintenant, en examinant quelques paradoxes associés au fait de chercher à se doter d'une stratégie numérique.

Si nous avançons bien sur cette voie, nous serons peut-être assez chanceux pour mettre au jour des propriétés du numérique. Et en tant qu'il est notre monde culturel, ou notre monde tout court, puisqu'il y a fort à parier que les frontières entre nature et culture tendent à devenir de plus en plus floues, suite à ce que nous a permis de comprendre Marshall McLuhan avec sa perspective sur l'écologie des médias et suite à la prise de conscience à laquelle nous invite Yves Citton avec l'écologie de l'attention, nous aurons alors cheminé sur la voie d'une meilleure connaissance de l'être ... dans toute sa complexité.

^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^

Revenir à Quelques mots sur moi et sur la démarche...

Revenir au menu de navigation

Aller aux paradoxes de se doter d'une stratégie numérique

________________________

[1] Milad Doueihi, La grande conversion numérique, Seuil, Paris 2008.

[2] Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Seuil, Paris, 2011.

note Note(s) liée(s)

bookmark Terme(s) relié(s)

padding Carnet(s) relié(s)

file_copy 29 notes
Des paradoxes d’une stratégie numérique aux propriétés du numérique (en tant...
file_copy 29 notes
person
Intégré par Fabrice Marcoux, le 17 mai 2023 15:25
category
politique, processus, liens entre différents sujets, numérique, stratégie, paradoxe, propriété, interaction entre paradoxe et propriété

Communauté liée

Culture numérique en questions

Communauté Passerelles

Profil En commun

forumDiscuter de la note

Publication

17 mai 2023

Modification

1 juillet 2023 16:54

Historique des modifications

Visibilité

lock_open public