La multiplicité est une condition nécessaire du dynamisme

La notion de multiplicité est évoquée ici pour éclairer le dynamisme considéré comme une des propriétés fondamentales du numérique, en tant que culture.

Elle est complétée dans ce rôle par la médiation qui lui est reliée par le fait qu'elle introduit, de par sa nature même, de la multiplicité.

C'est ce qui nous fait dire que la médiation est une condition suffisante du dynamisme alors que la multiplicité en est une condition nécessaire, mais non suffisante.

Il n'empêche qu'il est important d'établir clairement qu'une des propriétés constitutives du dynamisme est la multiplicité, ce qui fait qu'elle hérite du titre de «propriété fondamentale» du numérique.

Le lien avec le changement : un rapport évident

Nous l'avons dit en relation avec le dynamisme, on a souvent une conception de celui-ci qui est liée au mouvement et on l'attribue pour cette raison à la jeunesse. Bien que le dynamisme au sens où nous l'entendons ici - en lien avec la notion d'éditorialisation - ait davantage à voir avec la modification du milieu au sein duquel on agit en collaboration avec d'autres acteurs et facteurs (numériques et pré-numériques), qu'au fait de bouger avec entrain ou de projeter une image de  nouveauté, qui dit «modification»  dit bien changement ; et il est vrai que le changement est un genre de mouvement (qui touche l'état de la situation). Or,  pourqu'il y ait changement (et c'est encore plus vrai lorsqu'on parle de transformation, qui est un changement plus en profondeur),  il faut inévitablement que l'on puisse identifier différentes versions de l'objet, du sujet ou de la situation qui change. L'étant l'être ou l'état ainsi considéré doit donc devenir au moins double si ce n'est multiple pour qu'il y ait la possibilité de parler de changement à son propos.

Et, ce que nous soutenons est que la culture numérique se définit de manière plus spécifique comme un contexte marqué par un degré élevé de dynamisme*.  Par conséquent, le changement en fait partie intégrante. Il faut donc que la multiplicité y soit également associée de manière plus étroite.

* Nous disons ceci par rapport aux autres contextes culturels. Ceux-ci sont, eux aussi, dynamiques même si c'est à un moindre degré et même s'ils ne sont plus aussi actifs.

La multiplicité est appelée par la vie... dont le dynamisme est l'ami

La notion de dynamisme est cousine de celle de vitalité. La vie est faite de changements. La multiplicité y a donc d'autant plus sa place. 
Le numérique étant compris comme un milieu de vie et l'espace numérique étant associé à la complexification des modes d'élaboration de l'espace publique (avec une influence en retour des milieux sociaux en ligne sur les milieux sociaux hors ligne). Pour revoir la relation entre numérique et complexité, lisez la note sur cette propriété.

Le virtuel est un terme mal compris qui est souvent associé à l'idée de fausseté

La multiplicité est bel et bien liée à la notion de virtuel. Mais les deux ont trop souvent été relégués du côtés de l'inessentiel. Cela est dû à une idéologie de la présence, comme l'explique Marcello Vitali-Rosati, dans ce billet : «Médiateté de la présence et multiplicité ontologique». Il y exprime bien que la survalorisation de la présence immédiate s'accompagne d'une dépréciation de ce qui est médié et cela inclut notamment les reproductions. Or on sait qu'avec le numérique, la notion d'original perd de son sens, car la reproduction n'est pas de moins bonne qualité que la première copie. 
C'est justement ce qui favorise l'éclosion d'une culture de la réutilisation et de la libre circulation de œuvres inspirée de la culture des logiciels libres. Ainsi Git hub peut être utilisé pour produire des versions d'un récit qui peut ainsi évoluer dans différentes directions (forks) avant d'être refusionné (push).

Alors une œuvre peut foisonner car elle peut faire des petits. On y reviendra en lien avec la médiation car il y sera aussi question de culture du remix.

Devenir - évolution

Dans le même ordre d'idées, le devenir de manière général implique la reproduction et les variations.

Une famille permet la prolongation de deux lignées généalogiques, en de nouveaux brins qui vont pouvoir se combiner à d'autres. Il y aura du même qui va demeurer, mais il y aura aussi du nouveau qui va émerger, à travers le jeu des gènes dominants et récessifs et grâce aux mutations et autres erreurs dans la réplication des ADN d'origine ou du recyclage de gènes qui n'étaient pas utilisés.

Et on sait comment c'est en relation avec l'environnement que les mutations démontrent leur pertinence au regard de la lutte pour la survie dans la perspective de Darwin, ce qui fait que des groupes renforçant des caractères qui étaient autrefois marginaux vont devenir plus aptes à s'orienter dans le nouvel environnement, ce qui fera évoluer l'espèce parfois jusqu'au point de rupture où une nouvelle espèce apparaîtra.

Avec le numérique, on  peut imaginer qu'il s'établit des relations systémiques entre ces schèmes d'évolution  de l'espèce humaine et les tendances de transformation des dispositifs et des pratiques. Car il y a des humains qui sont plus capables par leur tempérament et par leur éducation de s'adapter à de nombreux changements dans les techniques et codes de communications, alors que d'autres se sentent rapidement mésadaptés, alors qu'ils excellaient selon les codes classiques qui avaient été solidifiés dans les anciennes institutions d'enseignement.
Finalement, ces groupes qui sont plus à l'aise dans les nouveaux environnements sont aussi ceux qui sont les plus actifs pour contribuer en contenus et en propositions pour lui faire prendre de nouvelles directions...

L'importance du nombre des actions et des acteurs

La multiplicité c'est aussi l'importance du nombre des acteurs et du nombre des actions qu'ils opèrent afin de faire avancer les pratiques vers de nouveaux horizons. 

Avec le numérique, il y a plus de locuteurs que jamais dans l'espace public et ce sont plus que jamais les jeunes qui sont bien positionnés pour réguler les orientations du navire civilisationnel.

Cela peut être lié au culte du dynamisme, mais c'est à relativiser en raison du vieillissement de la population et des diverses résistances que l'on observe, y compris chez les jeunes par rapport à cette culture de l'ouverture à des approches alternatives.

Culture de liberté

On a mentionné l'influence de la culture des logiciels libres sur les cultures de partage des oeuvres, et on pourrait mentionner également par rapport à la culture du partage des connaissances, avec la culture des communs, et la défense de l'accès libre aux contenus, au moins pour la recherche financée par des fonds publics.

C'est aussi la position de Marcello Vitali-Rosati dont tous les livres sont en accès libre, et qui contribue à la mise en oeuvre de nouveaux outils pour l'édition collaborative et le partage des savoirs comme Stylo.

Et en quoi cela est-il lié à la multiplicité ?

D'abord parce que pour qu'il y ait liberté il faut qu'il soit permis de faire autre chose que ce qui existait déjà ou qui était reconnu. 
Ensuite parce que si on part du principe que toute oeuvre peut librement être réutilisée pour produire des oeuvres qui s'en inspirent, ou qui combinent des parties d'autres oeuvres, on aura évidemment de nombreuses oeuvres qui seront réalisées et qui n'auraient pas pu voir le jour sous un régime plus restrictif. 

Enfin pour être libre il faut avoir des choix nombreux. Alors la culture de la liberté suscite une demande pour davantage d'oeuvres parmi lesquelles les artistes pourront choisir pour être en mesure de s'appuyer sur des points de départ satisfaisants. Mais c'est aussi le fait que pour chaque oeuvre, de nombreux essais sont réalisés et le numérique favorise encore davantahe cette approche expérimentale de l'art par essais / erreurs et autres tatonnements.

Premièrement, comme nous l'apprenait la notion de complexité, rien n'est simple avec le numérique. Tout est de plus en plus relié de diverses façons.
Une action ne se résume pas à des données la concernant, à un récit la décrivant, ni à une modélisation capable de la reproduire. Une enveloppe de métadonnées visant à la qualifier ne suffirait pas non plus à la circonscrire. Même avec un enregistrement vidéo sous diverses facettes, l'action échaperait à une saisie par la mémoire informatique. Car elle déborde sur les autres actions en modifiant l'environnement. Ce qu'il y a de nouveau avec le numérique est que les traces informationnelles laissées par son passage ont aussi une incidence sur l'espace numérique.
Et une manière d'expliquer que tout est multiple à l'ère du numérique est de parler de nos identités numériques. Un individu est désormais éclaté en différentes versions du soi selon le réseau social, l'angle sous lequel on recherche à son sujet, les données auxquelles on a accès, les expériences qu'il ou elle a partagées avec nous.
Bien entendu, c'était déjà le cas auparavant. Mais le caractère marginal des traces que nous pouvions laisser faisait que cela pouvait paraître moins important. Aujourd'hui on ne peut en nier l'impact. Comme le montre la question de la rémanence de ces traces sur les réseaux sociaux après notre mort.

La multiplicité et la médiation sont aussi deux faces d'une même propriété qui est liée au caractère dynamique du numérique.

Le lien avec le performatif tient à la capacité de créer le changement

On l'a mentionné dans la note sur le dynamisme, cette propriété est liée au concept d'éditorialisation. Marcello Vitali-Rosati, qui a défini l'éditorialisation et propose une théorie de cette forme de médiation spécfique au numérique, fait de la performativité une de «natures» de l'éditorialisation. C'est à dire que l'éditorialisation est performative par nature.

Dans l'extrait de l'article «Pour une théorie de l'éditorialisation» que nous avons utilisé pour définir «performatif», l'auteur de Sorienter dans le virtuel dit : « L’idée de performativité se réfère au fait qu’une action particulière produit quelque chose qui n’était pas prévu – qui n’était pas prévisible – avant ladite action. »

Il essaie de résumer ainsi l'idée clé qui précède dans la définition à savoir « l’aspect normatif de chaque action ». Le normatif est lié à l'autorité de ce qui a la capacité de créer du sens par son action. C'est une notion éthique que Marcello Vitali-Rosati juge fondamentale. Il la relie à la notion de liberté en lui opposant le concept de «détermination». 
« Toute action peut être observée ou bien à partir de son aspect déterminé (son contexte, ses contraintes, etc.) ou bien en se concentrant sur son élément d’indécision (en quelle mesure elle est inédite, en quelle mesure elle produit quelque chose qui n’était pas prédéterminé ou prévisible) ».
On voit tout de même que la détermination fait partie de la vie... et les contraintes techniques liées au numérique comme ensemble de technologies en ajoutent une couche. Mais cela tend à indiquer que le caractère performatif lié au dynamisme qui définit la culture numérique selon nous permet de confirmer que c'est une caractérisation du numérique qui justifie que l'on puisse défendre l'idée qu'il est possible d'y exercer une liberté de choix et d'action.

Et le mot «action» est très important pour comprendre la notion de performativité car c'est l'action qui fait que quelque chose survient qui n'était pas nécessairement prévu et donc qu'il y a une place pour l'indécision. D'où la marge de manoeuvre pour une réflexion qui est déjà une forme de médiation qui vient introduire un écart entre l'idée de l'acte et sa réalisation. Et c'est dans cet intervalle que la conscience critique pourra intervenir.

Performativité ne signifie donc pas action aveugle, même si elle autorise à l'adoption d'une attitude spontanée. 

C'est de l'initiative de tels engagements dans l'action, qu'ils soient mûrement réfléchis ou non, que vient une des sources principales de la multiplicité dont le numérique est le lieu.

Il y a donc une corrélation nette entre action et multiplicité.

Cependant, il existe une autre notion tout aussi importante qui résume très bien à elle seule le sens de la multiplicité et qui est conforme à la possibilité d'agir librement : c'est celle de «relations»

La multiplicité implique des relations : ça fait partie du sens de la notion

Comme pour les autres propriétés du numérique, il est important d'essayer de préciser le sens de multiplicité.

Nous avons proposé une définition dans le carnet «Lexique numérique» qui permet de proposer des définitions plus longues pour des notions plus complexes sous forme de notes générales.

Mais nous amenons les points intéressants pour notre propos dans la section qui suit.

Puis on préparera le terrain pour les remarques critiques qui servent à nous mettre en garde, dans la note sur la dimension systémique, concernant les risques d'une forme d'indifférenciation si on survalorise la multiplication des objets interconnectés sans chercher à s'assurer que cela amènera une intégration à un niveau supérieur. Cela serait néfaste si ça permettait l'émergence - au lieu d'un sens - d'une nouvelle propriété qui proviendrait du numérique mais qui appartiendrait à un monde d'IA et d'informatique quantique où le web serait intégré comme un contenu avec lequel on peut faire autre chose.

La multiplicité elle-même n'est pas une propriété émergente. Mais comme elle est comprise comme mise en relation d'objets ou de processus, d'agents ou connaissances qui enrichissent les autres réalités auxquelles ils sont associés, en plus d'incorporer leurs qualités (ce qui fait que leur multiplicité intègre bien la notion de différences), on comprend qu'elle est ce qui est élargi par les éditorialisations.

Les dynamiques sont donc directement liées à la multiplicité des relations qui sont tissées entre des situations, des qualités des êtres, et des contextes de communications (avec leurs caractéristiques techniques qui ne sont pas sans impact sur le contenu) et ce sont elles qui font qu'on peut parler d'un dynamisme particulier en regard de ce qui distingue le numérique des autres contextes ou «environnements-supports» (Louise Merzeau et Emmanuel Zacklad sont crédités par Marcello Vitali-Rosati pour avoir mis de l'avant cette notion qui rejoint celle d'espace numérique).

Qu'est-ce que la multiplicité ?

La multiplicité est la qualité de ce qui est multiple.

On sait que ce qui est multiple est «nombreux». 

Définition de multiplicité

Selon la définition de base, la multiplicité renvoie à un ensemble comprenant des éléments divers. Elle renvoie aussi bien sûr au concept de nombre. Ce qui est intéressant est qu'elle suggère qu'on peut parler de multiplicité à partir du moment ou le groupe d'éléments considéré paraît dénombrable, qu'il soit dénombré ou non.

La notion mathématique de multiplicité renvoie à une sériation d'éléments considérés comme équivalents en tous points.

Mais le principe de la multiplicité d'un point de vue philosophique s'intéresse davantage à ce qui est introduit comme différences à l'intérieur de ce tout par cette multiplicité.

Une multiplicité, si on la réduit aux idées dont on a besoin pour en constituer le concept, requiert donc les notions suivantes :
- le tout (l'ensemble considéré même s'il s'agit d'un étant individuel),
- l'unité des éléments (la reconnaissance de l'égalité à soi des différentes parties de ce tout)
le relation de composition qui unit ces éléments sour la pensée de cet ensemble qu'est l'étant ou le tout considéré.
- le nombre ou la dénombrabilité dont nous parlions.

Et on a déjà peut-être plus d'éléments dont nous avons besoin pour traiter de multiplicité, d'un point de vue philosophique, par rapport à ce qui est ou qui peut exister.

Cependant, le concept le plus important auquel il est important de pouvoir rapporter la notion de «multiplicité» si on veut en traiter philosophiquement, d'un point de vue ontologique en particulier, c'est celui de «monde».

C'est du moins la conviction d'Alain Badiou, philosophe français à qui on doit un ouvrage fondamental de la philosophie contemporaine, Logiques des mondes.

« Un étant n'est pensable qu'autant qu'il appartient à un monde »
Alain Badiou, Logiques des mondes, p. 123

Ce qui rend un étant pensable

«La pensabilité d'un étant résulte, s'il n'est pas le Vide, de deux choses : un autre étant (au moins) dont l'être est assuré, et une opération (au moins) qui légitime pour la pensée qu'on passe de l'autre étant à celui dont il s'agit d'établir l'identité. Mais l'opération suppose que soit présentable son espace d'exercice, soit le multiple (implicite) à l'intérieur duquel se fait le passage opératoire. » (Idem)

On apprend de ce passage que le multiple est supposé comme arrière-plan de toute mise en relation de l'idée d'un être à la réflexion sur un autre être. Il ne peut pas y avoir de pensée sans un multiple comme milieu où elle s'exerce.

Être multiple signifie être composé et l'objet composé appartient à plus d'un monde multiple 

Dans la définition non formelle de multiplicité que nous proposons dans le carnet Lexique numérique (et qui est aussi associée au carnet Philosophie du numérique), nous disons ceci qui reflète notre compréhension de la théorie d'Alain Badiou:

Que signifie «être multiple» ?

Une première remarque s'impose : la fait d'être multiple semble renvoyer en général à tout étant.
Car, dans la mesure où on admet qu'aucun étant n'est simple (à part l'atome mais on sait aussi qu'il a des sous-particules), tout étant est donc composé et donc «multiple».

Multiplicité signifie donc «composition».

On peut le prendre au sens étymologique de «posé à côté» (juxtaposition), comme un paquet de pommes est une ensemble de parties mais dont le tout n'a pas vraiment d'existence propre, indépendamment de ses parties. Ou on peut le prendre au sens courant comme «tout relativement organisé». 

Dans ce dernier cas, on en déduit que tout objet est composé et relié à plusieurs mondes en fonction des objets dont il dépend et qui dépendent de lui en retour. 

Et dans un note du carnet Philosophie du numérique portant également sur la notion de multiplicité (à  venir) :

 [T]out être est relié, selon Alain Badiou, à plusieurs mondes. Car la pensée ne tire son sens que de l'appréciation du changement et que c'est donc à travers la mise en relation de différents mondes que l'on acquiert une notion de l'étant.

«Non seulement il y a pluralité des mondes, mais le même multiple - "même" ontologiquement - co-appartient en général à plusieurs mondes. »
Alain Badiou, Logiques des mondes, p. 124.

Si on considère que tout étant est multiple et que pour exister il a besoin d'appartenir au moins à un monde, mais qu'il n'y a pas de raison de présumer qu'il appartient de manière privilégiée à un monde plutôt qu'aux autres, et si on combine cela au fait que tout étant apparatient aussi à plusieurs mondes, on comprend qu'il y a une multiplicité de mondes reliés par des étants tout aussi multiples.

Le monde est donc une multiplicité de multiplicités.

Le numérique pourrait-il être une interface entre différents mondes multiples ?

Ce à quoi je voulais venir est que si on peut considérer que le numérique est un monde, non seulement on peut dire qu'il est multiple, mais on peut aussi considérer qu'il est à l'interface de différents mondes.

C'est d'ailleurs de le cas de tout monde, comme  nous venons de le voir, selon Alain Badiou.

Alors, la question est de savoir :

  • est-ce vrai à un degré plus élevé dans le cas du numérique ?
  • par ailleurs, en quoi la multiplicité convient particulièrent bien à qualifier le numérique ?

Car, même si nous souhaitons affirmer que la multiplicité est une condition nécessaire du numérique, cela ne semble pas être quelque chose d'exceptionnel du point de vue de la logique des mondes d'Alain Badiou. En effet, tout être, pour exister, doit être multiple selon ce qu'on comprend de ses écrits.

Enfin, un autre point sur lequel je voulais attirer votre attention, c'est la corrélation étroite entre la notion de dérivation et celle de reconnaissance de l'identité d'un être.

Mais comme cela requiert un peu de temps, je traite de cette question dans la note sur la notion de multiplicité (à venir) dans le carnet Philosophie du numérique : rendez-vous à l'intertitre «La notion d'objet découle de la pensée d'une dérivation à partir d'un autre être ». Vous pourrez y lire ceci :

«On atteint la connaissance d'un étant qu'à travers la reconnaissance de ce qu'il est dérivé d'autres étants auxquels il vient ajouter une dimension d'existence par le fait qu'il en est issu.»

Pour prendre connaissance de la définition de multiplicité, rendez-vous dans le carnet «Lexique numérique».

Une note sur la définition de base de multiplicité sera aussi bientôt ajoutée au Lexique de Praxis.

Est-il vrai que le monde numérique est - plus que les autres mondes - à l'interface de différents mondes ?

Premièrement, on se rappelle que chaque «nouveau monde» n'efface pas les mondes anciens mais vient modifier un monde qui lui préexistait et le recouvre tout en intégrant de nombreux éléments dont certains émergent avec son apparition et d'autres proviennent des nouvelles conditions au sein desquelles il apparaît. Plusieurs des nouvelles propriétés émergentes viennent d'ailleurs de l'hybridation de propriétés du monde pré-existant avec les nouvelles conditions dans lesquelles il s'inscrit et qui proviennent elles-mêmes de mondes pré-existants différents.

Ainsi, la culture moderne n'efface pas la culture médiévale, mais se l'incorpore en intégrant des regards nouveaux sur la vie qui lui proviennent de l'exemple d'autres cultures auxquelles ses démarches de colonisation l'ont confrontée. La notion de Progrès est dérivé de celle de Providence.
Puis l'industrialisation qui va de paire avec une mondialisation de la mécanisation de la culture du travail avec un insistance sans cesse croissante sur l'efficacité de la production, vient uniformiser les rapports économiques, sociaux et affectifs en les réduisant à des rapports de consommation. Ce qui ne se traduit pas malheureusement par davantage d'égalité. La source pouvoir devient l'argent, l'équivalent général. Puis on réitère que le sens a de l'importance mais on le traduit en capital symbolique, parachevant la financiarisation de l'économie, où la valeur d'échange l'emporte sur la valeur d'usage. 

Finalement c'est la tokenisation des apparitions dans l'espace publique sous forme de vues et de clics qu'on vient monnayer par des algorithmes de placement publicitaire intelligents qui consacrent la réduction du sens à une valeur d'apparence. Mais les couches des cultures précédentes ont beau avoir été phagocytées par la culture actuelle, elles n'en demeurent pas moins déposées sous forme de strates. Pour ce qui est de la possibilité de faire des liens avec les mondes à venir, c'est un peu de cela que dépendra le caractère particulièrement multiple ou non du numérique. Or cela dépendra de la question de savoir si on considère comme des mondes les différents environnements numériques qui pourront être dérivés du web et de l'internet actuel. 

Quoi qu'il en soit, nous ne répondons que partiellement à la question, car même si le dernier environnement en date est toujours le plis multiplement connecté car il hérite de tous les précédents, plus de lui-même... la question est de savoir en quoi il est en lui-même multiple ?

Le monde numérique est-il particulièrement multiple ?

En quoi la notion de multiplicité colle-t-elle au numérique ?

Le nom «numérique» le dit 

Valeurs numériques

Discrétisation

Une dualité qui réduit la multiplicité mais donne accès à la calculabilité par l'intermédiaire de l'informatique
C'est la multiplication des indexations qui fait l'explosion du numérique

Le nom «digital» le dit aussi

Relation entre nombre et toucher selon Marshall McLuhan.

Qui dit doigts dit deux....

Les objets et les êtres le sont car ils sont numérisés en tout ou en partie

L'existence numérique ajoute une dimension d'être supplémentaire

Pour exister en contexte numérique, une partie de l'information qui sert à identifier les êtres doit être numérisée. Des identifiants numériques leur sont accordés. 
Des métadonnées leur sont associées. Une URL est une métadonnée.
Des adresses pour communiquer avec elles sont créées. 
Ces identifiants et adresses s'ajoutent aux documents imprimés attestant aussi de leur identité. 

La part numérique de l'être tend à croître alors que la part non-numérique recule

L'importance de la part numérique de l'identité (et du contenu qui sert à connaître ce qu'est l'objet ou l'être dont on parle) tend à croître par rapport à la part non-numérique. Les publications sont essentiellement réductibles à leur code.
La connaissance concernant qui est quelqu'un est une des choses les plus importantes à son propos, et cette connaissance qui se trouve dans les textes que la personne a écrits pour communiquer ses pensées, ou dans les documents témoignant de ses réalisations, ou dans ces réalisations elles-mêmes existeront rarement uniquement en un format non numérisable. Car presque tout doit avoir une existence numérique pour avoir une existence sur la place publique de nos jours. 

Le fait d'être en mode numérique suppose une diversité d'encodages

Pour être en mode numérique il faut être intégré à un code 

La numérisation un processus qui implique une discrétisation
Cela occasionne une perte d'information, même si celle-ci tend à s'atténuer avec le perfectionnement des techniques, comme l'amélioration de la résolution.

Une fois la discrétisation effectuée, il devient possible de reproduire facilement les documents autant de fois qu'on le souhaite, sans dégradation du contenu.

Et il est aussi possible de repiquer des fichiers vers d'autres supports, pour faire des copies de sauvegardes et de les faire migrer vers d'autres formats pour permettre une réutilisation dans d'autres contextes, par d'autres personnes ou à d'autres fins. Par exemple quand on ré-enregistrer un fichier Word au format ODT pour permettre à une personne qui n'a pas la suite Office de travailler dessus avec Open Office ou Libre Office. Ou lorsqu'on exporte un fichier vers le format PDF pour faciliter l'envoi par courriel avec possibilité de consulter le contenu dans le navigateur.

Cela permet aussi de le conserver dans un format plus interopérable pour être en mesure de le réutiliser même si le prochain ordinateur qu'on achète utilise un autre système d'exploitation, comme Linux ou Mac (basé sur Unix).

En un mot, le fait d'être en mode numérique suppose une diversité de lieux et d'écritures numériques.

Dans certains cas l'encodage est directement en caractères de texte, comme pour les fichiers .txt. Dans d'autres cas il y a des caractères qui ne correspondent pas au contenu dans la mémoire sur le support physique, et ils doivent être traduits en un contenu présenté correctement grâce au logiciel approprié. Mais dans tous les cas, sous les caractères et les symboles constituant le code, il y a des valeurs discrètes (numériques) encodées en 8 bits ou 16 bits ou 32 bits ou 64 bits. Et un bit est la mémoire requise pour enregistrer un caractère ASCII. un bit représente une valeur binaire, soit '0' ou '1'.

Ce sont des faits connus, mais cela permet de comprendre qu'il faut énormément de bits pour encoder une vidéo par exemple. Une image vectorielle en requiert moins car elle consiste en une série de coordonnées et d'instructions qui permettent de reconstituer l'objet. C'est pourquoi la qualité de l'image n'est pas perdue lorsqu'on la présente dans un très grand format. Mais si l'image est complexe, avec beaucoup de touches aux bordures floues, cela devient beaucoup plus lourd de sauvegarder toute cette information que les conventions pour les formats compressés.

Un autre avantage du numérique est de permettre que l'on crée des fonctions au moyen de programmes pour opérer des transformations sur les objets numérique à partir de leurs éléments de contenu en tenant compte du fait qu'ils sont individuellement encodés.

On peut aussi définir différents paramètres pour autoriser le partage ou la réutilisation dans certaines conditions.

L'éditorialisation fait que les objets existent en différentes versions

Nous nous demandons : «en quoi le numérique est-il multiple comme monde ?»

Bien entendu, disions-nous, les objets numériques sont multiples.

Et ce non seulement parce qu'ils sont composés de nombreuses parties, ni même parce qu'ils participent à plusieurs mondes. Mais déjà parce qu'il y a de fortes probabilités qu'ils existent en plusieurs versions.

C'était aussi possible dans le paradigme des documents imprimés, ou des médias électroniques de première génération (analogique), mais c'était moins probable.

Les environnements étant divers, les comportements peuvent varier

Il y a un internet, mais il y a des pensées dispositives différentes qui s'y déploient.

Les objets numériques ne se développeront donc pas de la même façon selon qu'ils sont intégrés à telle culture numérique ou à telle autre. Certaines sont alimentées par des réseaux décentralisés et d'autres par des réseaux locaux. Toutes sortes de configurations sont possibles. Lesquelles sont dominantes ? Cela aussi peut évoluer, grâce aux rapports de force politique. Mais une domination claire d'une modalité ne peut être exclue. C'est ce qui est en train de se produire avec l'économie de l'attention.

La culture du remix et les arts de la recomposition

Pourtant les choses avaient plutôt bien commencé, la culture numérique s'inspirant de pratiques d'ouverture qui l'avaient précédée. Comme l'art du VJ, inspiré des rappers, qui jouaient avec des échantillons de musique sur des tables tournantes (analogiques), et qui se manifeste depuis des décennies sous différentes formes avec les arts s'apparentant au bricolage, ou à la courte pointe, que ce soit avec des images, des extraits sonores ou musicaux ou encore avec des textes, toute cette culture de la réutilisation, qui est en phase avec les valeurs écologiques et de contestation du capitalisme, ressurgit avec le DIY et la culture du remix.

La modalité numérique d'être est marquée par la complexité

En somme, les existences des objets comme des vivants deviennent complexes car les dimensions technique et culturelle viennent s'entremêler.
Premièrement, comme nous l'apprenait la notion de complexité, rien n'est simple avec le numérique. Tout est de plus en plus relié de diverses façons.
Une action ne se résume pas à des données la concernant, à un récit la décrivant, ni à une modélisation capable de la reproduire. Une enveloppe de métadonnées visant à la qualifier ne suffirait pas non plus à la circonscrire. Même avec un enregistrement vidéo sous diverses facettes, l'action échapperait à une saisie par la mémoire informatique. Car elle déborde sur les autres actions en modifiant l'environnement. Ce qu'il y a de nouveau avec le numérique est que les traces informationnelles laissées par son passage ont aussi une incidence sur l'espace numérique.

Les identités deviennent encore plus multiples

Et une manière d'expliquer que tout est multiple à l'ère du numérique est de parler de nos identités numériques. 

Les identités numériques sont éclatées et protéiformes

Un individu est désormais éclaté en différentes versions du soi selon le réseau social, l'angle sous lequel on recherche à son sujet, les données auxquelles on a accès, les expériences qu'il ou elle a partagées avec nous.
Bien entendu, c'était déjà le cas auparavant. Mais le caractère marginal des traces que nous pouvions laisser faisait que cela pouvait paraître moins important. Aujourd'hui on ne peut en nier l'impact. Comme le montre la question de la rémanence de ces traces sur les réseaux sociaux après notre mort.

Et si nous revenons à la raison pour laquelle nous parlons de médiation ici, en rapport avec l'effort pour caractériser une propriété du numérique comme culture et comme monde au sein duquel nous essayons de nous orienter, rappelons-nous que notre postulat, hérité de la théorie de l'éditorialisation de Marcello Vitali-Rosati - et qui est au cœur de la philosophie de la métaontologie qu'il est à élaborer avec son équipe sur cette base - c'est que « la multiplicité et la médiation sont aussi deux faces d'une même propriété qui est liée au caractère dynamique du numérique».

Arguments qui penchent dans le sens de moins de multiplicité

Centralisation

Internet est le principal ou presque le seul réseau qui permet des échanges internationalisés bi-directionnels

Réduction

Le numérique réduit tout à des séries de '0' et de '1'.

Uniformisation

Influence des tendances massives

Concentration

Tendances monopolistiques des géants du web

Éditeurs GAFAM

VOD : Netflix, Disney, HBO, Apple TV, Amazon Prime

La complexité du numérique est aussi accrue par cette tension

Une ambiguïté fondamentale se fait jour à travers cette question qui pouvait avoir l'air simple : le numérique est-il multiple ? Oui, bien sûr pouvions nous-croire : c'est inscrit dans son nom même.

Quelle époque a vu plus de diversité de contenus, de genres, de formes et de modalités d'expressions ?

C'est vrai. C'est une explosion.

Mais il s'ensuit une forme de récupération, qui tend à vicier ce vivier.

Ceci dit l'ambiguïté du numérique est inscrite dans son organisation physique. Ce sont des fermes de serveur. C'est une concentration de l'information en certains lieux qui vient contrecarrer en partie la dissémination bien réelle des lieux de culture de l'information. Et l'information demeure décentralisée plus que jamais auparavant. Mais matériellement, elle est liée à des canaux qui appartiennent à des compagnies privées.

La dualité du numérique est aussi une faille dans son affirmation de la multiplicité : il offre une mise en relation généralisée. Mais la matrice qui se déploie tend à manquer de reliefs. 

Conclusion : la multiplicité du numérique est-elle assez claire ?

La culture numérique doit convertir l'économie de l'attention en écologie de l'attention

Pour que la complexité de la multiplicité numérique convienne à la médiation et parachève son dynamisme dans un sens d'ouverture et non de repli sur soi

La multiplicité est déjà une propriété ontologique du point de vue de la métaontologie. Nous en parlerons abondamment dans le carnet Philosophie du numérique.

Jusqu'à un certain point, elle est une condition de possibilité de notre liberté. C'est pourquoi elle ne peut pas être lue comme une conséquence de la médiation uniquement. Elle a quelque chose d'inexplicable. Par contre, elle est accrue par la médiation dans la mesure où celle-ci apparaît à tous les niveaux et génère une réalité qui est toujours au moins duelle et systémiquement relationnelle. Toute réalité a plusieurs visages et chacun de ces visages contribue à la multiplicité en plus d'impliquer - en tant qu'inscription médiatique - la rencontre entre deux «plans de réflexion».

Car le monde est par définition ce qui réunit de nombreux êtres. Et on verra que le dynamisme de ce monde s'explique en bonne partie par le fait que l'être s'y révèle sous son vrai jour qui est d'être multiple. Mais la multiplicité n'est pas plus un absolu que l'unité et elle ne vient pas seule.

C'est pourquoi on ne peut comprendre le dynamisme ni la liberté (que la multiplicité qui le sous-tend rend possible) sans la médiation qui en est le corrélat nécessaire.

Car l'être advient comme multiple par la médiation qui lui permet de revêtir divers visage, d'adopter plusieurs postures, de se manifester de différentes façons. Il en va avec l'être un peu de la même façon que les plis d'une robe qui se distendent et se reforment selon les mouvements de la marche dont elle témoigne. Et c'est ce qui explique en vérité, au fond, que la complexité se révèle être une propriété constante du numérique. «

Complexus: ce qui est tissé ensemble» énonce le quatrième de couverture du livre d'Edgar Morin, La complexité humaine

À la manière de l'origami on pourrait aussi dire qu'il s'agit de ce qui est «plié avec»...

Un versant d'une montagne laisse en deviner un autre. Un val évoque deux cols. 

Afin de ne pas présumer qu'aucun monde n'est possible sans plusieurs êtres, nous faisons abstraction de la condition humaine qui est indissociable de la communauté, et nous présentons la complexité comme étant la caractéristique plus neutre qui en dit assez long pour que nous comprenions à quoi nous devons nous en tenir si nous souhaitons élaborer une stratégie numérique qui prendra véritablement acte de la réalité numérique dans laquelle nous sommes bien pris. Impossible d'en sortir.

La complexité a toujours été dans la fabrique de l'être comme sa trame même. Se doter d'une stratégie numérique ne saurait être simple.

C'est ce qui nous a permis de nous rendre compte de ce que le monde numérique est complexe par nature et pas uniquement parce que nous faisons face à des paradoxes..., comme si cette complexité allait pouvoir se résorber une fois que nous aurons éclairci ces paradoxes !

On pourrait dire, après coup, que la liberté est à ce prix : pas de liberté si on réduit l'Être à l'Un, comme le faisait Parménide.

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Des paradoxes d’une stratégie numérique aux propriétés du numérique (en tant...
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Intégré par Fabrice Marcoux, le 7 juin 2023 04:06
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enjeux philosophiques, politique, théorique, dynamiques, valeurs, fondements, liens entre différents sujets, numérique, propriété

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7 juin 2023

Modification

8 août 2023 11:48

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